Les abattoirs de Versailles

Publié le par Julien Métais

1. Depuis que j’ai appris que l’immeuble dans lequel j’habite se dresse sur l’emplacement des anciens abattoirs de la ville de Versailles, je me réveille la nuit avec un goût de sang dans la bouche, je traîne ma carcasse toute la sainte journée, en proie à de violentes nausées, ne sachant que faire de moi-même, délaissant les rues de mon quartier et cachant mon malaise au fond du parc du château. Même là, à vrai dire, l’odeur du sang ne me quitte pas d’une semelle, comme si j’étais recouvert du sang de ces pauvres bêtes, abattues sans égard, et suspendues la tête en bas à d’affreux crochets. Je le vois déferler, ce sang poisseux, il m’habille d’un vêtement dont je ne veux pas, il me hante, il me persécute. Qu’ai-je donc fait pour mériter pareille peine ? Un profond sentiment de culpabilité m’envahit. Peut-être dois-je déménager au plus vite, peut-être dois-je fuir cette ville tortueuse ? Mais alors, ne serait-ce pas s’avouer vaincu par une histoire qui n’existe plus ? J’ai bien essayé de me raisonner mais la raison paraît impuissante devant les plaies encore vives du passé. Je savais qu’en emménageant à Versailles, je m’installais dans une ville où une foule de têtes épiques avait roulée aux pieds du château, je savais que le sang avait coulé d’abondance, laissant son empreinte indélébile sur les murs et les façades des constructions aux abords du château, je savais que l’air était infesté de sang. Cependant, malgré mes nombreuses réticences, j’avais consenti à m’y établir pour des raisons professionnelles. Si je m’étais douté de la présence de ces abattoirs, croyez-moi, mon choix aurait porté sur une autre ville. Mais, maintenant, je comprends qu’il est trop tard pour faire marche arrière, je suis enfoncé dans le sang jusqu’au cou. Combien de fois n’ai-je pas eu la sensation angoissante d’étouffer ? Combien de fois n’ai-je pas été pris de violentes quintes de toux qui me faisaient cracher du sang ? Était-ce mon sang que je crachais ou celui de mes ancêtres ou celui des animaux ivres de coups ? Tout se mêle jusqu’au vertige dans mon esprit tourmenté. Je rentre chez moi le cœur lourd. Les fondations de mon immeuble sont ensanglantées, j’en ai tout à coup l’intime conviction. Les habitants ne se doutent de rien, ils vont et viennent, ils vaquent à leurs occupations, et la vie pour eux n’est pas un problème. Pourtant, ce n’est pas faute de les avoir prévenus, de leur avoir montré la carte indiquant l’emplacement exact des abattoirs, ils ne sont pas ébranlés par cette nouvelle, tout au plus amusés. L’autre nuit, j’ai fait un horrible cauchemar. Sous sa belle apparence, mon corps abritait un abattoir, et je voyais des bêtes gémissantes, au courant du sort qui les attendait, terrifiées, assénant de violents coups de têtes à l’enclos où on les avait parquées, et qui, si elles avaient pu, se seraient faites plus petites qu’une souris pour prendre la clé des champs. Mais, comme leurs jambes tremblaient affreusement, elles peinaient à se tenir debout, glissant dans leur urine et leur excrément, se relevant et glissant encore. Je me réveillai en sursaut, sentant peser sur ma poitrine un poids énorme. N’était-ce pas toutes ces bêtes qui, du fond de leur détresse, pressaient l’invisible de venir les secourir ? Avec le temps, ce cauchemar devint récurrent au point de m’ôter tout sommeil. J’arpentais mon appartement en tous sens, l’idée même de m’asseoir m’était insupportable. Marcher était un moyen d’évacuer la tension nerveuse engendrée par cette situation scandaleuse. Non ! je ne partirai pas d’ici avant d’avoir fait un grand nettoyage ! Quand j’en parlais autour de moi, on m’opposait une mine circonspecte, on me regardait comme une bête curieuse, on haussait les épaules, on se riait de moi. De fait, les rues qui partaient de la résidence étaient propres, pas une tache de sang, pas la moindre petite particule de saleté, ce qui ne m’empêchait pas de voir partout des traces de sang. Par moment, je croyais percevoir des meuglements, des coups de corne ou de sabot, des chutes et des effondrements, mais il faut croire que l’on ne perçoit pas les choses de la même manière ou que l’intensité de cette perception diffère d’un individu à l’autre. Toujours est-il que je ne pouvais me résoudre à rester là sans rien faire. Ce qui précipita les événements fut le jour où je trouvai dans le local poubelles un sac en plastique contenant une tête de veau fraîchement coupée. Je poussai un cri horrifié. Je remontai chez moi, effaré par cette vision proprement hallucinante. Je pris, sous l’évier de la cuisine, un sceau et une serpillère et j’entrepris d’éliminer les traces de sang que je décelais partout dans mon couloir et sur les murs. Dans mon élan, je ne prêtais pas attention au fait, pourtant curieux, que le mobilier était indemne de toute souillure, comme si deux univers étaient juxtaposés sans aucun réel point de contact. Une fois ma tâche achevée, je marquai une pause, puis, sans plus attendre, je redescendis dans le local poubelles pour emporter la tête de veau. Cela constituerait un élément de preuve irréfutable. Or, quand j’arrivai, le sac avait disparu. Plus de tête de veau. Je déplaçai vigoureusement les poubelles, les fouillai de fond en comble, les renversai mais sans succès. C’était à n’y rien comprendre. Car je n’avais pas rêvé, elle était bien là ! Pour tromper ma déception, je me mis à frotter et à récurer le local poubelles, car, même si la tête avait disparue, les traces de sang étaient nettement visibles. Une odeur forte et âcre en émanait. Puis, je lavai le grand couloir qui mène au parking. Peu après, je croisai le gardien de la résidence qui me tapa sur l’épaule, sans manifester la moindre surprise, en me souhaitant bon courage ! Or, du cœur, j’en avais à revendre ! Sitôt terminé, je débouchai dans la rue, muni d’un grand chiffon. J’avais remarqué la veille des inscriptions sur un mur voisin d’un rouge douteux. Je m’approchai, aucun doute n’était permis, il s’agissait de sang ! Quel plaisir, quelle satisfaction de voir le sang disparaître ! Je m’étonnais tout de même que personne (hormis le gardien, peut-être ?) n’ait eu l’air scandalisé par ce qui se tramait. Car cela crevait les yeux, le passé, d’une façon ou d’une autre, refaisait surface dans le présent. Le sang dont je découvrais partout la présence obscène était du sang animal, signe d’une époque où les abattoirs fonctionnaient à plein régime. Et cette odeur écœurante, visqueuse, poisseuse, cette odeur de mort témoignait elle-même suffisamment de la véracité de mes pensées. Quand je revins à la résidence, avant de monter chez moi, je jetai un œil dans le local vélos. Stupeur ! Rage ! Ignominie ! Le local, sombre et étroit, était rempli de crochets auxquels étaient suspendus les vélos. On avait, mine de rien, substitués aux pauvres bêtes agonisantes des vélos de toute taille et de toute forme. Mais moi, dont la lucidité était criminelle, je savais que ces vélos étaient une couverture, une façon commode de se donner bonne conscience. Au moment d’ouvrir la porte de mon appartement, la voisine d’en face descendait faire ses courses. Je surpris sur sa bouche un rouge à lèvre qui ne trompait pas, non plus du reste que le vernis à ongle copieusement étalé au bout de ses doigts boudinés. Le sang prenait vraiment les physionomies les plus diverses ! Il s’étalait complaisamment sur la face des gens ! En entrant dans mon salon, je remarquai avec stupéfaction que les traces de sang étaient réapparues, à l’endroit précis où je m’étais ingénié à les effacer. Je me laissais tomber sur mon canapé, les larmes aux yeux. Comment laver la ville des traînées de sang qui noircissent ses avenues et ses immeubles ? La réponse à cette question s’imposait d’elle-même, un grand nettoyage était nécessaire. Oubliant mon appartement qui ressemblait à présent à une cerise, je me couchai, déterminé à sauver Versailles du péril qui la guettait. Car le risque était grand de voir ce sang s’animer et engloutir toute la population.

2. Après une nuit étrangement paisible, je me réveillai prêt à en découdre avec ce sang qui coulait dans la mémoire des hommes, mais à une profondeur telle que personne ne soupçonnait sa présence. Je me postai en haut du boulevard du roi. Le rouge avait pris d'assaut le boulevard. Il figurait en lettres capitales sur la façade des vieux immeubles décrépits. Surtout les traînées de sang sur la chaussée débordaient sur les trottoirs. Je nettoyais devant moi progressant doucement vers le boulevard de la reine. On me regardait, intrigué, on se demandait ce que je faisais, pourquoi je m’évertuais à lustrer, avec tant d’énergie, un trottoir impeccable. Certains riaient dans mon dos, si inconséquents ces passants malveillants qu’ils ne voyaient pas le sang qu’ils avaient sur les mains. Tout à ma tâche, j'ignorais l’attroupement qui se faisait derrière moi. J’avais une mission que je devais accomplir, non en vertu de quelque sacro-saint devoir, mais parce que la vie m’était devenue insupportable. Parfois, je croyais voir des têtes ensanglantées me passer sous le nez. Les abattoirs ne se situaient pas seulement là où j’habitais, la ville de Versailles tout entière ressemblait à un immense abattoir dont les habitants formaient autant de rouages inconscients. Seul lucide parmi tous, je me promettais de laver la ville des souillures qui la flétrissaient et lui conféraient un air indécent. Arrivé au boulevard de la reine, qui coupe perpendiculairement le boulevard du roi, un camion bourré de moutons, en provenance du Théâtre de Montansier, s’engagea dans la montée du boulevard du roi. Je voyais les pauvres bêtes qui bêlaient à tout va, terrorisées sans doute par l’odeur âcre du sang dont elles allaient bientôt être les victimes innocentes. Sur le point de m’engager dans le boulevard de la reine, je me ravisai en songeant que le meilleur moyen de mettre fin à cette épouvantable mascarade, était encore d’aller voir le roi directement. Fort de son amour pour ses sujets, il m’écouterait et répondrait favorablement à ma demande de faire fermer et de raser les abattoirs. Je dois admettre que le roi s’est montré fort aimable, il m’a écouté longuement lui expliquer que la ville de Versailles risquait à plus ou moins brève échéance d’être inondée par le sang qui affluait de toutes parts, le château lui-même et le parc seraient noyé dans ce fleuve impétueux que rien ni personne ne pourrait endiguer. Il fallait agir séance tenante ! A cet instant, le roi se leva, le visage grave et sombre. Il semblait alarmé par ce que je venais de lui confier, peut-être réfléchissait-il aux moyens les plus expédients pour que jamais plus le sang ne coule dans les rues de Versailles. Il me reconduisit jusqu’aux grilles, ce dont je fus très honoré, puis, sans un mot, me fit un signe de la main. Je le quittais le cœur content, le roi m’avait fait bon accueil, il m’avait reçu dignement, congédié non moins dignement, et je ne doutais pas qu’il intervînt pour mettre fin à cette situation scandaleuse. En bas du boulevard du roi, je fus emporté par une vague gigantesque. J’avais du sang plein la bouche et les oreilles et les yeux. Il me fallut quelques instants pour reprendre pied mais le niveau du sang était si élevé que je dus poursuivre à la nage. Commet décrire la scène d’horreur à laquelle j’assistais ? Des cadavres d’animaux flottaient ici et là dans leur propre sang, un cadavre humain sur le ventre fonça sur moi, la personne avait de longs cheveux épars, je l’empoignai au passage, j’avais besoin, je ne sais pourquoi, de voir son visage, or, en retournant le cadavre et en nettoyant son visage d’une extrême pâleur, je tressaillis quand je reconnus la voisine de mon palier, celle qui se faisait un plaisir de vernir ses ongles et de peinturlurer ses lèvres. Finalement, je lâchai le cadavre qui m’entraînait. Il est déjà trop tard, me dis-je, tandis qu’une ribambelle de moutons, affolés, essayaient piteusement de surnager. Je m’écartais pour les laisser passer. Du Mémorial, place de la loi, il ne restait plus rien, seul dépassait au loin le clocher de l’église Saint-Antoine. Comme il n’était plus question de rentrer chez moi – je n’avais plus de chez moi, je nageais dans le sang de la patrie reconnaissante – je me fixais comme terme de mon odyssée ledit clocher. Arrivé à sa hauteur, je l’agrippai fermement et, de là-haut, je contemplai la plaine rase, plongé dans une sombre réflexion. Le chant perçant du coq faillit me faire lâcher prise, heureusement, j’eus le réflexe d’attraper son cou, ce qui eut pour effet de diminuer de façon appréciable l’intensité sonore du fier gallinacé. Promenant tristement mon regard sur l’horizon vermeil, je ne pouvais m’empêcher de penser que la terre saignait. Douloureux spectacle que cette image vivante d’un monde à l’agonie ! C’est alors que le coq, essayant de s’échapper, me décoche un méchant coup de bec à la main. Je vois le sang couler le long de mon bras et se mêler à la mer de sang qui m’entoure. Il se produit à cet instant un phénomène à peine croyable : la vue de mon propre sang me fascine tant que j’oublie tout le reste, comme si je prenais soudain conscience que moi aussi j’étais fait de chair et de sang. J’observe avec la plus grande attention le sang qui s’écoule de ma plaie. Cette observation ne débouche sur aucune réflexion positive, mais le vif sentiment de l’extrême fragilité du vivant me bouleverse. Quand je sors de cet effet de sidération, la mer de sang s’est retirée, subsiste uniquement le mince écoulement de mon bras qui forme en contre-bas quelques taches sur les pavés inégaux du parvis. Je descends aussitôt de mon clocher, je rejoins le boulevard du roi, bifurque à droite jusqu’à ma résidence. Toute trace de sang a disparu. La ville est nette et propre, d’une pureté cristalline. Je pousse la porte de mon appartement. Les traînées de sang ont elles aussi disparu. Tout est en ordre. Je pousse un soupir de soulagement. Je me laisse tomber dans mon canapé. Qu’il fait bon vivre à Versailles !

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