Au lecteur

Publié le par Julien Métais

En tant qu’écrivain, vous vous imaginez sans doute que la table sur laquelle j’écris se situe dans une pièce isolée, à l’abri des nuisances sonores qu’engendre inévitablement une vie de famille, tout en haut sous les toits, que mon bureau à travers le vasistas laisse apercevoir les branches d’un magnifique tilleul, que, quand je n’écris pas, j’arpente cette pièce où je suis confiné et où doit sortir coûte que coûte l’œuvre qui me justifiera, que pour me concentrer j’ai en face de moi une statue de Bouddha dont je caresse machinalement le crâne lisse comme un œuf, que, sur le bureau, gît une feuille qu’il s’agit d’animer, ce à quoi je m’emploie au moyen de mon stylo plume offert par mon épouse, au retour d’un voyage en Egypte, que, avant de me pencher sur la page et de plonger mon bistouri dans ses entrailles fumantes, je me pénètre de l’atmosphère particulière qui règne lorsqu’on est sur le point de risquer sa vie dans un rectangle blanc, en soi indifférent, que pour ne pas être importuné par le chien qui gratte à la porte, j’ai pris la précaution de le faire entrer avec moi et de m’assurer qu’il repose, tranquille, sur son couffin, que, prêt à en découdre avec les idées qui fusent en tous sens, j’attrape la première au passage, que je lui règle son compte, puis pareillement avec la deuxième, la troisième, jusqu’à ce que l’inspiration se tarisse et que je retombe lourdement au milieu de nulle part, que la pensée se résume à un jeu de hasard mais qu’il suffit de tirer d’un coup sec sur la première idée pour que le fil reliant entre elles toutes les idées les découvre dans leur plus simple appareil, pressées de s’aligner sur la page avec leur voisine, que la pensée est un pari sur le possible et que le possible est encore ce qu’il y a de plus haut en l’homme, que la page, dans sa pâleur de cendre, réserve à l’homme bien des surprises, ainsi ce dromadaire qui a perdu une bosse et qui cherche sa tendre moitié, ou cet éléphant qui, à force marcher sur ses oreilles, a fini par en user comme d’un paillasson où il s’essuie les pieds en sortant de son bain de boue, ou ce singe qui ricane en regardant l’homme plié sur sa page sans parvenir à en faire jaillir la plus chétive étincelle, ou ce guépard que je pistais depuis longtemps et dont il semblerait que j’ai perdu la trace – mais non, il est là, juste derrière moi, je prends ma plume et je fais un cent mètres, le temps d’épuiser ce maudit félin dont la vitesse, je le sais, n’égale pas son endurance, il est déjà à la traine, ce guépard à la gueule artistement peinte de longs traits noirs majestueux – que la vie de l’écrivain consiste à enfourcher une autruche, en serrant bien fort son cou convulsif sans tomber à terre, ou encore à faire l’ascension d’une girafe piquée de taches, en train d’arracher d’un vieil arbre desséché les dernières feuilles encore comestibles, puis à se laisser descendre et à saisir, avant la chute inévitable, les serres de l’aigle royal ébloui de soleil, à remonter vers les hauteurs, atterrir dans un nid où la couvée vorace s’apprête à me déchirer – dur métier en vérité que celui d’écrivain, métier ô combien périlleux où le moindre faux pas peut être fatal, où le moindre faux pas expose à tomber hors de la page – or que peut-on bien faire d’un écrivain arraché brusquement à son milieu, que peut-il faire de lui-même sinon traîner dans les marges, le cœur serré, pleurant amèrement, n’ayant plus de goût à rien, fantôme parmi la horde des chiens errants, ombre mutilée par la perte de son soleil – je risque ici une parenthèse mais depuis le temps que j’alerte les autorités publiques sur la nécessité de règlementer l’usage des plumes, tout le monde n’est pas capable de s’élever dans les airs avec grâce et majesté et alors gare à la chute ! – ils sont vraiment voraces, ces oisillons de rien du tout, mais j’ai assez bourlingué pour savoir que le meilleur moyen de sauver sa peau – je parle de ma peau mais, à y bien réfléchir, il s’agit tout aussi bien de la peau de la littérature – est de tracer un trait noir sur ces mots malheureux, et voilà que, libéré de tout danger, je prends mon envol et je plane sans souci dans le majuscule azur – que la patience fait partie des qualités indispensables à celui qui se mêle d’écrire tout comme la persévérance – soit dit en passant, il n’est pas une page dont je n’ai fini par triompher grâce à la persévérance – qu’écrire n’a rien à voir avec la pensée mais consiste plutôt dans le déploiement vertigineux des ressources de l’imagination – mais sans la rigueur de la pensée l’imagination ne va pas loin, elle fait songer à un fil qui se dénoue, incapable de cerner la figure à la composition de laquelle il a œuvré – il est vrai néanmoins que l’imagination a ici toute sa part, elle permet par association d’images de dynamiser la pensée en lui découvrant des mondes inconnus, que le temps doit paraître bien long devant une feuille blanche n’ayant aucun secret à livrer hormis celui que l’esprit y investit et qui, à la façon d’un miroir, renvoie à l’écrivain l’image de son néant simple et tranquille, image d’autant plus absurde qu’il languit de mettre en mots la démangeaison suprême qui le persécute – image redoublée de son néant qui se rit de lui, de ce rire comme une ride derrière la tête, de ce rire qui éclate derrière les mots et n’en finit pas de retentir à travers les générations humaines – qu’il faut avoir l’esprit singulièrement contrefait pour imaginer que d’une surface blanche et rectangulaire, de dimension extraordinairement réduite, puisse surgir tout un monde, un monde fait de lignes verticales et horizontales, un monde profus d’une complexité inouïe, un monde inépuisable édifié au centre de cette même surface, un monde qui déborde et envahit le visible, un monde où le visible et l’invisible se rejoignent dans une sorte d’apothéose épique, un monde qu’on ne pénètre qu’en laissant derrière soi ses préjugés et ses opinions tranchées, un monde dans lequel on entre par la bande et qu’on ne se lasse pas d’explorer tant il est manifeste qu’il contient infiniment plus qu’on serait d’abord tenté d’y trouver, un monde qui nous dépouille et nous rend à notre nudité essentielle, un monde où il faut séjourner longtemps avant d’en recueillir les bienfaits, un monde qui nous devance et nous précède de toute éternité – que rien n’est plus triste que de voir un écrivain se morfondre devant sa page blanche, que la lassitude et le désespoir doivent tôt ou tard le gagner parce que les périodes d’inspiration sont suivies de périodes arides où l’écrivain, seul au désert, traîne sa carcasse ivre de sable, alors que tournoient dans les célestes hauteurs les charognards à l’œil vitreux et liquide, et pourtant, il ne cesse pas de lutter, cet homme vaillant, il lutte et il rencontre au cœur de l’adversité, le principe lumineux qu’il désire, le ciel et les étoiles, le croissant de lune, les oasis et les sources d’eau vive, les chameaux au pas pesant, les caravanes et les bédouins, les serpents et les scorpions, tout ce qu’il perçoit par ses sens, est déjà présent au fond de son âme, il suffit de fermer les yeux pour être au désert, mais ce désert n’a rien d’hostile ni de menaçant, il n’est même pas un lieu géographique, il est la condition humaine passée dans le sang de la terre, et l’écrivain, homme aux aguets, homme des lointains, le sait mieux que personne, il vit dans le désert, la foi au cœur, sans se retourner, s’enfonçant dans les profondeurs de la page avec une joie contagieuse – n’est-il pas le plus heureux des êtres celui qui a compris qu’il est en dette vis-à-vis de la création et de son Créateur, dette qu’il rembourse en écrivant – comment pourrait-il faire autrement ? – dette d’amour qui ranime son ardent désir de prendre dans ses bras toutes les créatures que ses pas mettent sur sa route, n’est-il pas le plus heureux des êtres celui qui a en charge les souffrances humaines, puisque, plongée dans le chaudron de la souffrance, l’âme se purifie et acquiert une transparence immaculée, une transparence radieuse à travers laquelle elle voit son propre néant et, à travers lui, le néant de Dieu, et, à travers ces néants enchâssés, ô miracle, elle sent monter en elle la plénitude de vie à quoi elle aspire de toutes ses forces, elle n’est pas seule l’âme qui s’avance jusque-là, dans l’étourdissement qui la saisit elle perçoit qu’un monde est encore possible, un monde qui n’en finit pas de naître au plus secret d’elle-même, un monde dont la douce lumière enveloppante déculpe sa puissance d’aimer au point qu’il n’y a plus ni dehors ni dedans, seule subsiste, par-delà la nuit du doute, une gerbe d’amour qui grandit et s’épanouit et forme le milieu revivifiant hors duquel il n’est plus de vie possible – vous imaginez bien que, dans ces conditions, l’écrivain n’a rien de mieux à faire qu’à noter en lettres de feu sur le petit rectangle blanc qui l’observe en silence cet événement bouleversant auquel il assiste, non pas passivement puisque tout se passe en lui, si bien qu’il serait plus exact de dire qu’il est le sanctuaire d’une vie nouvelle, et voici que la page blanche s’enflamme et voici qu’il n’est plus possible de lire ce qui s’écrit à moins de rejoindre l’écrivain et de participer à sa suite à cet embrasement de toute la création, vous imaginez peut-être qu’écrire ne peut pas être cela et que, en tant que lecteurs, vous refusez énergiquement de prendre part à cette mascarade, à cette farce grotesque, à cette absurde expérience, mais alors ne vous plaignez pas de rester à l’extérieur du processus de vie qui féconde l’écriture, vous n’avez d’autre choix que de rayer de vos pas la surface gelée sur quoi vous avez pris position, une couche de neige durcie vous interdit de pénétrer de l’autre côté de la glace – comment voulez-vous comprendre ce qui s’écrit alors que vous n’y avez pas accès ? – mais, après tout, il se peut que cela vous convienne, la présence de votre fidèle reflet partout où vous allez vous comble et vous ravit, qu’est-il besoin de s'aventurer plus loin, les figures dérisoires que vous exécutez sur vos patins à la lame acérée, ne suffisent-elles pas à vous gagner l’estime et l’admiration des autres, à quoi bon se mettre en peine de puiser dans les profondeurs ce qui est si gracieusement donné et qui charme vos sens, tout effort intellectuel soutenu, toute exploration méthodique de ce qu’il y a de meilleur en soi ne sont-ils pas d’ailleurs compromis par les images hallucinées qui naissent sans fin dans vos têtes dociles, images que vous recevez comme un flux nourricier tandis que votre vie intérieure s’appauvrit dans des proportions inquiétantes – ne dirait-on pas une peau de chagrin tout juste bonne à faire rêver les lecteurs de Balzac – en tout cas, l’écrivain ne peut se départir de l’idée selon laquelle il écrit pour ceux qui ne le liront pas, c’est peut-être cela la blessure secrète qui le ronge – tous ces yeux qu’il croise dans la rue jamais ils ne verront ce qu’il a vu, pour cela, il faudrait qu’ils se retournent en dedans et se convertissent à l’invisible – l’invisible ne s’oppose pas au visible, il en est le centre intime, raison pourquoi l’invisible partout affleure dans le visible, mais encore faut-il pour le percevoir consentir à opérer cette conversion du regard qui engage tout l’être dans sa relation avec ce qui est plus grand et plus haut et plus beau que ce qu’il peut concevoir – peut-être même que tout cela vous paraît inutile et grotesque, peut-être estimez-vous que le travail de l’écrivain se borne à divertir les populations ensommeillées, populations exténuées par l’incurable ennui qu’elles se font un devoir de nier, tant la mauvaise foi est devenue chez elles une seconde nature, peut-être que la vie humaine n’est qu’un effort pour persévérer dans l’être, encore que cet effort soit une tendance naturelle, non propre à l’homme, de plus, cette tendance est indépendante de la volonté, elle est constitutive de l’être comme puissance d’affirmation spécifique, c’est pourquoi l’écrivain – qui est écrit plus qu’il n’écrit – s’assigne un but plus noble, à savoir persévérer dans son possible, tel est précisément ce dont il fait l’expérience chaque fois qu’il s’assoie à sa table de travail et qu’il scrute la page blanche qui lui fait face, il s’éprouve lui-même comme force de possibilisation infinie – dès lors il n’est pas étonnant qu’il convoque à la pointe de sa plume toute la création et qu’il s’en sente responsable, n’est-il pas solidaire de tout ce qui lui arrive et l’affecte et l’abîme, comme il se soucie peu alors de sa petite personne, il est tout entier requis par l’impétueux désir de faire advenir et de répandre la lumière sur la création – la page n’est plus une surface plane indifférenciée, elle est le haut lieu de rassemblement de la création, elle est l’asile, le refuge, le sanctuaire où les êtres innombrables qui peuplent la création accèdent à un état de paix et d’unité intérieure – chacun, aussi petit soit-il, aussi laid et misérable, aussi difforme et monstrueux, renaît à la lumière d’en haut et se sent comme justifié dans son existence – vous imaginez bien que la tâche qui incombe à l’écrivain est trop grave et trop sérieuse pour se réduire à un pur divertissement, ni non plus d’ailleurs à une entreprise d’interprétation ou de déchiffrement, vous imaginez bien qu’il s’agit de quelque chose de plus haut que tout ce qui est estampillé œuvre littéraire, c’est le sort même de la création qui dépend de l’écrivain, et à cette tâche il se soumet d’autant plus volontiers qu’il est au service de la création et, en elle, au service de ce souffle de l’Esprit venu des lointains et qui agit au plus intime, la vie est un service divin, et celui qui a reçu en partage le don de l’écriture ne peut faire autrement que de se livrer corps et âme, il puise dans ce service une énergie surnaturelle qui lui permet d’aller au-delà de lui-même, à travers l’offrande perpétuelle de son existence – au fond, si la page le fascine tant, c’est parce qu’elle est l’image ardente de la terre promise, où l’espace d’un instant tout s’élève et se simplifie – ne levez pas les yeux au ciel, ne riez pas, ne vous moquez pas, c’est aussi de vous qu’il y va dans cette douce étreinte par le principe de vie qui régénère toutes choses, soyez donc une fois dans votre vie un peu imaginatifs, soyez créateurs, surprenez-vous vous-mêmes et gardez-vous de toute illusion, de tout mensonge, immergez-vous dans le lac gelé du possible et endurez la brûlante proximité des confins, éclatez dans votre œuvre comme Dieu éclate dans sa création, soyez fiers de vivre sous l’inspiration de l’amour qui déjà vous ouvre de nouvelles voies, engagez-vous dans ces voies, perdez-vous y, le cœur gonflé de joie, et vous verrez fondre sur vous l’éclair transfigurateur de la beauté, alors la beauté n’aura plus de secret pour vous puisqu’elle vous nourrira, comme une mère infiniment aimante et dévouée, et vous monterez sur ses genoux et vous vivrez dans l’hallucination simple des confins, et vous comprendrez que, du point de vue de l’écrivain, il n’y a pas de différence notable entre la plume et le cœur, qu’on peut aimer en écrivant aussi bien qu’en dansant ou en chantant, que l’écriture trace dans les profondeurs de la page une ligne très pure, une ligne incandescente, qu’à présent vous n’existez pour vous-mêmes qu’en tant que pures émanations de cette incandescence qui sonde les cœurs et les reins et, ce faisant, vous délivre du poids énorme qui, sans que vous en ayez clairement conscience, vous poussait à mal agir quand vous ne le vouliez pas et à vous éloigner de votre ligne de conduite, vous comprendrez que, contrairement à ce que racontent les historiens, les philosophes et les romanciers, la page n’est pas un champ de bataille où s’affrontent et se déchirent des forces antagonistes, mais l’espace de conciliation de tous les possibles d’ores-et-déjà réalisés dans l’Esprit, lequel pousse l’écrivain vers des territoires inconnus, vous comprendrez que l’écriture est un acte d’amour continué qui imprime aux vivants toute sa plénitude et sa disponibilité – oui, au fond, on n’écrit jamais que pour restaurer les conditions de paix qui régnaient avant que l’homme, se détournant de Dieu, entre à grands fracas dans l’histoire où, depuis lors, il traîne piteusement sa grande ombre solitaire.                                                                     

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