Rendez-vous

Publié le par Julien Métais

1. Je suis arrivé en avance. Je voulais comprendre ce qui se passait. Le vieil homme m’avait dit que quand j’arriverai sur place, je comprendrai. Pourtant, le mystère qui entoure ce lieu n’a pas été dissipé. Au contraire, je suis dubitatif. Le vieil homme m’aurait-il induit en erreur ? Mais quel intérêt aurait-il eu à me fourvoyer ? Dans le square voisin, des enfants jouent dans le sable avec des pelles et des sceaux. Mais moi, je n’ai plus l’âge de jouer. Qu’est-ce qui m’a pris d’écouter ce vieillard ? Après tout, il n’est pour moi qu’un étranger. Je ne le connais pas, cet homme, et pourtant je lui ai accordé ma confiance. De toute façon, il est trop tard. Ce qui complique les choses, c’est que le vieillard qui m’a certifié que j’avais rendez-vous, ne m’a pas précisé avec qui, de sorte que j’en viens à échafauder des hypothèses aussi improbables les unes que les autres. Je me rends bien compte du caractère gratuit et absurde de ces hypothèses mais c’est la façon que j’ai trouvée de boucher les vides du temps. Je meuble le temps avec des hypothèses, remarquez je dis le temps mais je pourrais aussi bien dire l’espace. Espace et temps, tout cela pour moi c’est pareil. Cependant je vais faire un effort de clarté afin que mon lecteur ne se sente pas perdu comme je le suis. Il n’y a rien à attendre puisque mon rendez-vous est déjà arrivé, il était là avant moi, à peine me mettais-je en route vers lui, sur les recommandations instantes du vieillard, qu’il était là, qu’il m’attendait. Il me précède de toute éternité. Il devrait me suffire d’ouvrir les yeux pour l’apercevoir. Mais non, rien. J’ai beau sonder, d’un regard pénétrant, le fond du visible, je ne vois rien. Si mon rendez-vous est déjà là, qu’il se montre, bon sang ! Je n’ai pas que ça à faire, je suis un homme très occupé, je ne peux me permettre de prendre racine, j’ai des jambes et je compte bien m’en servir, je ne suis pas comme tous ces gens affairés à ne rien faire, je ne suis pas de la race des déracinés, du reste, je ne suis d’aucune race, je suis un homme qui a rendez-vous, simplement. Or, ce rendez-vous, je compte bien l’honorer, je l’honore, ma présence en ce lieu incertain ne prouve-t-elle pas que je suis un homme de parole ? Pourtant, toujours je me heurte à la même sempiternelle question : avec qui ai-je rendez-vous ? La seule chose absolument certaine, c’est que je n’attends pas Godot. Celui-là, il ne risque pas de me faire perdre mon temps. J’ai passé l’âge des illusions. Je ne suis plus un enfant. Il faudra quand même, quelque jour, que mon ami irlandais se le tienne pour dit. Mais a-t-on jamais réussi à convaincre un Irlandais de quoi que ce soit ? Vous avez beau y mettre toute votre volonté et votre énergie, toute votre patience et votre savoir-faire, c’est peine perdue, il ne bouge pas d’un pouce, il reste campé sur sa position. Je ne sais point d’être si opiniâtre et têtu. Donc je n’attends ni Godot ni Beckett, j’attends l’absence. C’est du moins ce que je me suis dit tout à l’heure. Mais si j’attends l’absence et si l’absence est là, à quoi peut bien ressembler cette absence qui fait présence ? Encore une fois, je ne distingue rien de perceptible, au fond, je suis livré à moi-même, à ce qui en moi toujours se dérobe. Comme le moi est fluent et glissant ! Ne dirait-on pas une bulle de savon pénétrée de soleil qui s’élève bien haut, légère et gracieuse, avant de redescendre soudain, portée par un vent capricieux, et de crever contre le clocher d’une église branlante. Les philosophes nous ont trompés, l’homme n’est pas une réalité solide, je veux dire qu’il n’y a aucune instance matérielle, cerveau compris, susceptible de le définir dans sa vérité profonde. L’homme déborde sur lui-même, il est ailleurs. Cela explique, au demeurant, ces interrogations incessantes dont je suis l’objet. L’homme est un flux protéiforme qui feint parfois de s’arrêter et de revenir sur lui-même mais qui, au même moment, ne cesse de s’écouler. La pensée n’est qu’un flux indéfini – flux d’idées, de fragments mémoriels, de sensations composites, de sentiments bigarrés, de désirs insatisfaits. En arrivant, je me suis fait la réflexion que l’homme était une promesse, mais à quoi tient cette promesse sinon précisément à tout ce monde intérieur qui n’en finit pas de fluer, chaque fois sous des configurations différentes ? Loin de toute crispation identitaire – l’identité, fiction suprême au cœur de l’être – l’homme dessine dans le grand tableau mouvant de la vie un point de fuite éperdu.

2. Peut-être suis-je celui que j’attends. Mais alors comment concevoir que je sois à la fois ici et là-bas ? Quel est ce moi que j’attends du fond de ma présence écrasante ? Et, s’il est vrai que je suis déjà arrivé, comment se fait-il que je ne me reconnaisse pas ? Pour le dire net, je me sens étranger, je suis un étranger pour moi-même. Dans ces conditions, nul rendez-vous n’est possible. Le vieillard, sans doute, m’aura fait une vilaine blague. Il se sera joué de ma naïveté avec un art consommé. Ce ne sera pas le premier à avoir abuser de ma bonne foi. Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que je ne suis pas là par hasard. Ce lieu, aussi indéterminé soit-il, me parle, il me fait signe. Dès lors, dois-je considérer que l’objet de mon rendez-vous est le lieu où je me trouve ? Mais que signifie avoir rendez-vous avec un lieu ? Toutes ces questions me laissent songeur. Comme j’aimerais connaître les raisons pour lesquelles le vieil homme m’a envoyé ici. J’y verrai plus clair. Non que mes muscles oculaires dysfonctionnent mais je ne vois pas ce qui se tient là, devant moi, avec un grand calme et une profonde paix. Je puis seulement en inférer qu’il ne s’agit pas d’une image, autrement je la percevrais clairement, je pourrais même y exercer mes talents de conteur, insensiblement, l’air de rien, je la déformerais pour en faire toute autre chose, et vous, lecteurs, n’y verriez que du feu. Mais le feu, voilà ce qui me manque pour bien voir ! Il y a une présence, tel est ce que je puis positivement affirmer mais au-delà les mots manquent. J’en tire une seconde inférence, ce que j’ai sous les yeux et qui m’attend de toute éternité n’est pas un être de langage, ce n’est pas une notion abstraite ou un concept. Jamais nul philosophe ne pourra se targuer de le fixer dans ses longues chaînes de raison. La connaissance de ce point n’est pas négligeable, elle m’assure que la réalité avec laquelle j’ai rendez-vous est plus haute que le langage et qu’elle excède toute visibilité. Cette réalité, plus intime à moi-même que moi-même, je ne saurais la définir sans la trahir. En même temps, le lieu où je me trouve est bien le lieu du rendez-vous. Mais maintenant que j’y suis, tout se dérobe, comme si mon intériorité était venue se fracasser contre les arêtes d’un lieu hostile. Soudain, je me mets à grelotter des pieds à la tête, mes dents claquent, je suis parcouru de frissons, j’ai la fièvre, la tête me tourne. La froideur de ce lieu pénètre jusqu’à la racine de mes nerfs. Je chancelle et je dois me cramponner à mes jambes pour ne pas tomber. Imaginez que le trottoir où vous vous promenez, tout d’un coup, se redresse et monte vers le ciel, avec en plus une sensation de froid invincible, voilà à peu de chose près ce que j’endure. Était-ce donc avec cette expérience douloureuse que j’avais rendez-vous ? Pourquoi ce froid, pourquoi ce néant par en-dessous ? A quoi bon endurer cela ? Dans quel dessein secret ? Car je ne puis croire que cette épreuve soit gratuite. Il doit y avoir un sens derrière tout cela. Mais peut-être que je m’égare, peut-être que la quête obstinée du sens est une impasse, peut-être que la vraie vie commence quand, renonçant à toute quête, on accueille ce qui survient sans se soucier d’évaluer dans quelle mesure cela est bon ou nocif pour soi. Car n’est-il pas vrai que le sens toujours se dérobe, n’est-il pas vrai que les constructions spéculatives de nos philosophes ne sont que poussière, n’est-il pas vrai que la quête affame celui qu’elle nourrit, de sorte que mieux vaut s’arrêter en chemin, jeter son bâton de marche, s’assoir dans le fossé et contempler l’invisible ? En tout cas, je vais m’efforcer de vivre cette épreuve sans la juger, je vais me laisser traverser par elle sans rien en attendre que ce qu’elle me donne à vivre au moment où je le vis. Je ne vais pas me projeter vers un avenir incertain, ni me retourner vers un passé d’où remonte une vague clameur. Le rendez-vous, c’est peut-être cela. Ne sentez-vous pas, lecteurs, le vide qui s’ouvre en vous ? Comment pourrez-vous encore marcher droitement avec la croissance vertigineuse de ce vide ? Ne sentez-vous pas que votre être de chair et de sang ne ressemble plus à rien ? Ne percevez-vous pas que vous êtes le vide qui vous dévore les entrailles, de telle manière que vous n’existez plus pour vous-mêmes ? Puis, on perçoit un bruit sourd. Vous avez été expulsés de ce vide dont vous espériez in fine tirer avantage, vous n’êtes plus rien qu’une lointaine rumeur. Je me penche sur ce vide mais il est trop tard. Comment se fait-il que mes lecteurs m’aient si légèrement abandonné ? Pourrai-je encore vivre sans lecteur ? Je soupçonne que le vieillard, en m’indiquant le lieu du rendez-vous, avait en tête un rendez-vous littéraire. Mais désormais je suis seul au fond de la page, sans œil à divertir, instruire, édifier. Que vais-je devenir ? Une telle question a-t-elle seulement un sens ?

3. Je jurerais avoir vu bouger à travers ce feuillage une ombre rampante. Car j’y vois plus clair à présent, je peux même risquer une description de cette ombre sans craindre de me tromper. Allongée, avec un cou puissant et une tête aiguë, pourvue d’une longue queue qui efface les traces de ses pas, cette ombre ressemble à un gros lézard, à un varan pour être tout à fait exact. Ses petits yeux fendillés vous pénètrent jusqu’au fond de l’âme. Oui, c’est bien certain, cette ombre remuante, c’est encore l’irlandais qui m’épie ! Que me veut-il donc ce cher ami ? N’est-il pas étrange qu’il me suive ? N’a-t-il pas mieux à faire ? Son œuvre n’est-elle pas en cours de formation ? Pourquoi perdre son temps à me filer ? Je sais que, depuis qu’il a abandonné la station debout pour se mettre à plat ventre, il a connu des moments délicieux d’extase pure. Pour autant, il m’est difficile de concevoir qu’il puisse connaître de tels états singuliers en perdant son temps à me suivre. Je me suis demandé s’il ne s’assurait pas que j’avais suivi à la lettre la recommandation du vieillard en me rendant là où je suis. Or, si tel est le cas, je ne comprends pas pourquoi il reste là, tapi dans les hautes herbes. Qu’il vive sa vie comme j’essaie de vivre la mienne et tout sera pour le mieux. Soudain, une idée me traverse l’esprit. Le vieillard n’est-il pas caché dans ce varan ? Mon ami l’irlandais, si soucieux de mon sort, n’est-il pas ce vieillard ? Car, de même qu’il se présente à moi sous la forme d’un varan, il se pourrait qu’il ait pris l’aspect de ce vieillard. Mais alors se pose la question de savoir dans quelle intention. Pourquoi Beckett a-t-il tout fait pour que je me rende au lieu convenu ? Ce rendez-vous n’est-il pas le prétexte commode qu’a trouvé l’écrivain pour me faire écrire, pour me faire parler de lui ? Ce rendez-vous, après tout, n’était peut-être qu’un leurre, un piège destiné à me précipiter dans la fièvre d’un moment créateur dont Beckett serait le sujet exclusif. Comme s’il ne pouvait pas se passer de mes services, comme si son œuvre ne témoignait pas par elle-même de la grandeur de l’irlandais. En le cherchant dans les hautes herbes, j’ai aperçu sa langue fourchue et j’ai eu le sentiment désagréable que l’irlandais s’était servi de moi. Moi qui le tenais pour un ami d’exception, moi qui lui portais mon estime et ma sympathie, moi qui admirais ses œuvres, comme les vestiges refroidis d’une éruption volcanique, j’ai été trompé. Bien sûr, je ne puis rien affirmer de façon catégorique mais si ce varan n’abrite pas Beckett et si Beckett n’est pas le vieillard, je renonce à écrire. A quoi bon prendre la plume quand je nage déjà en pleine fiction ? La fiction, ce n’est pas mon genre. Nul besoin de puiser dans ce vivier fétide pour exprimer ce que j’ai à dire. Il me suffit de tracer une ligne droite et les caractères se rangent les uns derrière les autres, formant dans leur enchaînement précipité une exquise mosaïque. Un écrivain digne de ce nom s’épargnera la honte de la fiction, il livrera comme Beckett lui-même des fragments de réalité brutes. Il est passé le temps des complaisances où l’écrivain se mentait pour faire œuvre d’art. Le mensonge est ce qui rend possible la fiction, la fiction ce qui ensevelit le mensonge dans ses profondeurs moirées. Le réel de la fiction est un mensonge halluciné. La vérité est le partage de ceux qui n’ont rien à prouver, de ceux qui écrivent pour témoigner du feu intérieur qui les consume. Tout bien considéré, ce rendez-vous avec la littérature n’aura pas été vain, il m’aura permis de comprendre que l’écrivain n’est pas enchaîné au fond de sa page, ainsi que je l’ai longtemps cru, l’écrivain est un ange à la respiration coupée qui bat de l’aile pour reprendre son souffle. Chaque mot qu’il jette sur la page est l’expression ardente de sa grande bonté d’âme. Et quand il ouvre les ailes pour accueillir ce qui vient, c’est la beauté en personne qui le bénit et lui insuffle la force de renaître à la lumière d’en haut.

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