Lettre aux médecins

Publié le par Julien Métais

1. Epargnez-vous, épargnez-vous, épargnez-vous ! Ils n’ont que ce mot-là à la bouche tous ces grands professeurs pontifiants de la Sorbonne. Il y a bien longtemps qu’ils ne parlent plus le latin, mais ils vous assènent des injonctions avec un calme et une assurance qui ont de quoi décontenancer leur patient. Ne savez-vous pas, illustres docteurs, que si je m’épargne, je ne fais plus rien. Or, j’ai tant de choses à faire que l’idée même de ne rien faire me répugne. Vraiment, il n’y a que les médecins pour vous prescrire un repos complet quand vous êtes engagé dans une aventure spirituelle éminente. Ignorez-vous donc que la vie est courte et qu’il faut jouer sa partie tant qu’il en est encore temps. Sachez que, quelle que soit ma condition physique, je ne laisserai pas de sonder le cœur humain, moi, en quête de la haute lumière régénératrice. Assurément, cette lumière n’est pas celle, froide et aseptisée, qui inonde vos salles d’opération, c’est une lumière d’une autre nature, plus douce et plus caressante, plus désirable et plus aimable. Cette lumière est l’expression triomphante de l’amour qui monte des profondeurs. Comme elle est belle et bonne cette lumière, comme elle est gracieuse et dispendieuse, comme elle est pourvoyeuse de célestes floraisons, comme elle est nourricière et pénétrante, comme elle est savoureuse cette lumière qui bénit et sanctifie ! Tandis que je suis sur la table d’opération et que le chirurgien, de ses mains expertes, coupe, retranche, réunit, raccommode, je baigne dans la lumière. Tout ce sang et ces organes amoncelés, la blancheur opiniâtre des os, tout ce monde palpitant sous les néons est étranger à la lumière. Vous-mêmes n’avez aucune idée de ce qu’elle est. Vous aurez beau inspecter les moindres recoins de mes tissus organiques, vous aurez beau pincer la corde de mes nerfs, dérouler l’intestin grêle, prélever le cœur dans le but d’en faire une analyse chimique, fouiller au scalpel mon cerveau, vous ne trouverez aucune trace de cette sainte lumière. Le corps n’est-il pas qu’un complexe matériel dénué de tout principe spirituel ? Et pourtant, j’affirme que la lumière est là, à la fois enveloppée et enveloppante, elle est le feu central de l’âme qui résiste à toute décomposition. Moi, je veux m’ébattre dans ce feu qui brûle sans détruire, qui dilate l’âme et le cœur, qui apaise et unifie. Nous sommes tous des enfants de la lumière. Ô comme ils sont nombreux les pauvres morts à être passés entre vos mains sans que vous ne vous doutiez de rien ! Cependant, cette lumière que vous cherchez obscurément dans les profondeurs du corps, elle vous habite aussi. Vous voudriez bien tenir entre vos mains, au bout d’une pince, cet élément spirituel indestructible, comme une preuve infaillible qui vous guérirait de votre ignorance. Mais, comme toujours, cet élément vous échappe, vous prétendez avec cette morgue qui vous nourrit et fait votre renommée, que l’homme décidément n’est qu’un morceau de matière. Le patient que vous allez bientôt opérer, vous ignorez tout de son histoire. Mais qu’importe son histoire puisqu’il est appelé par nature à disparaître. Il faut agir vite, puis passer au patient suivant. Que l’un des deux ne se relève pas, après tout, l’esprit humain n’est point omniscient et il est dans la nature des choses que des opérations échouent. L’homme n’est pas fait pour durer. Mais, bon sang, l’homme qui agonise n’est-il pas aussi précieux, dans sa réalité singulière, que le chirurgien qui déclare, résigné, ne pouvoir rien faire pour lui ? L’homme aux portes de la mort n’est-il pas aussi respectable et aimable que celui, dans la fleur de l’âge, qui soupçonne à peine leur existence ? Tout est sacré dans l’homme, la mort aussi.

2. Epargnez-vous, épargnez-vous, épargnez-vous ! Je ne fais pas dans l’épargne, moi. Je n’ai pas le temps d’épargner, je suis emporté par le puissant fleuve du temps, je divague, je dérive, je chavire, je me noie. Je n’ai pour seul bien que ce cœur qui bat au fond de ma poitrine, tout le reste n’est que froide illusion. Et encore, je m’exprime inexactement, car ce bien qui me fait vivre, il m’a été donné, en sorte que je dois en retour rendre grâce de ce don immérité. Ecrire est la façon que j’ai trouvé de rendre grâce. Mais il y a plus que cela. Ecrire, c’est embrasser la nudité du monde jusqu’à trouver en elle le feu central de l'âme. Or, on ne peut rejoindre la nudité du monde qu’à la condition expresse de devenir pour soi-même un pur néant. Comme il s’élève alors haut dans le ciel pur, ce feu clair et inaltérable ! Comment voudriez-vous donc que j’épargne quoi que ce soit ? Les biens matériels me passent à travers le corps, ils ne séjournent pas en moi. Rien ne subsiste en moi que ce battement sourd et profond, qui porte en lui le germe éclatant de la singularité. Ce cœur que j’ai reçu est, pourtant, le mien, au sens où il a permis le développement de ma sensibilité et de ma pensée. Il est mien indéfectiblement puisqu’il a rendu possible la formation d’une histoire particulière qui n’est pas celle de mon voisin. Quand on songe à tout ce qui influe sur la croissance de l’être vivant, il y a de quoi perdre la tête ! Chaque homme est la résultante d’un ensemble de forces plus ou moins aveugles, à partir desquelles il se construit. Dans ce contexte, devenir un pur néant pour soi-même signifie, non pas ne plus être, mais se déposséder de tout ce qui fait obstacle à l’expression de sa singularité. Ainsi, quand j’écris, je ne suis rien pour moi-même que ce pur éclat qui m’écrit en long, en marge et en travers. Je chemine dans la page parce que je ne connais pas d’autre moyen de laisser s’exprimer la lumière d’en haut qui me consume. Et ce que j’écris et la façon dont je l’écris, à travers les pages qui s’enchaînent, traduit justement, dans sa force de frappe spécifique, cette inaliénable singularité qui fait l’unicité de l’homme. Oui, croyez-moi, je ne m’épargne guère, je noircis les feuilles qui volent dans ma tête, et ces feuilles sont les ailes de l’ange par qui j’écris ce que j’écris. A coup sûr, vous ne les entendez pas battre quand vous fouillez la matière organique, retranchés que vous êtes dans votre sanctuaire, je veux dire dans la salle d’opération. Vous avez mieux à faire que de vous soucier de ces célestes créatures et, pourtant, elles sont là, dans leur blancheur immaculée, tout près de vous. Il se pourrait même qu’à l’instant crucial où la vie d’un homme est entre vos mains, les anges vous entrent dans le corps et vous parcourent de la tête aux pieds, comme moi je parcours les profondeurs de la page, dans le dessein de vous insuffler ce supplément d’âme que vous cherchez sans le savoir dans la matière. Les anges sont partout, même dans les caveaux. Ils tissent dans l’invisible des liens de tendresse et de bonté, de douceur aussi qui raniment la foi des hommes, mais encore faut-il se mettre en état de les percevoir. Celui qui y parvient et ressent fortement leur présence peut éprouver à leur égard un sentiment de responsabilité. Nous sommes responsables devant tout et tous des anges qui nous entourent et prennent soin de nous. Ce que la tradition religieuse appelle l’ange gardien, nous, croyants, devons en répondre, pas seulement devant les hommes, mais devant Dieu qui nous l’envoie. Car il arrive que l’ange soit pris de tristesse, en nous voyant agir de façon nuisible et répréhensible. Alors, l’espace d’un instant, l’ange s’abîme dans une profonde mélancolie. Cette tristesse, nous la percevons quand nous prenons conscience d’avoir mal agi. Grâce à elle, nous éprouvons des remords. Les remords ne sont que l’effet de réflexion de la tristesse de l’ange qui nous atteint en plein cœur. Et, alors que nous peinons sous ce fardeau, l’ange d’un coup sort de sa mélancolie et nous invite à ne pas désespérer et à aller de l’avant. Les anges sont partout, vous dis-je, dehors, dedans, devant, derrière, en haut, en bas, inlassablement, ils veillent sur les destinées humaines. Moi qui ai la vue claire et pénétrante, je certifie que l’espace est saturé d’anges. Comment se fait-il que vous autres, messieurs les docteurs de la Sorbonne, n’en soupçonniez pas la présence ? Car il est trop facile de prétendre que vous êtes requis par l’urgence de votre tâche vitale. Non, pour le dire nettement, vous êtes si infatués de votre pouvoir que la seule idée que les anges circulent dans la matière, vous répugne et vous parait une absurdité sans nom. Vous êtes assez légitimés par vos longues années de médecine et votre non moins longue expérience de praticien chevronné pour ne pas croire à pareille sornette. Pourtant, si vous saviez comme elles vous observent avec amour ces douces créatures surnaturelles ! Les anges pétrissent au cœur de l’homme le pain de vie qui ne demande qu’à lever et à s’épanouir.

3. Epargnez-vous, épargnez-vous, épargnez-vous ! Décidément, vous commencez à me fatiguer. Et si je considérais que mieux vaut une vie brève et spirituellement intense qu’une vie longue et d’une monotonie harassante, une vie bassement matérielle, comme sont matériels ces organes que vous triturez, coupez, retranchez à longueur de journée. Mais que m’importe la gloire ! Je ne suis pas Achille, je ne suis pas un héros, je suis un pauvre type qui fait le mieux possible avec les talents qu’il a reçus en partage, je suis un pauvre type qui ne se rassasie pas d’aimer. Songez que le Christ, en à peine trois ans, a accompli sa mission. Et vous voudriez que je m’épargne ! Epargnez-moi vos recommandations, épargnez-moi vos injonctions, épargnez-moi vos airs faussement compatissants. Chez vous, l’instinct technique est tellement développé qu’il étouffe toute émotion sincère. Vous avez le sang froid et le cœur glacé. Vous réduisez indûment l’homme à son fonctionnement corporel. L’homme ne vous intéresse qu'à partir du moment où vous percevez en lui une altération, aussi fine soit-elle, de son fonctionnement. Dès lors, comme une meute de loups affamés, vous traquez les symptômes insidieux susceptibles de vous mettre sur la piste d’une pathologie connue. Vous ne lâcherez pas votre proie avant d’avoir pu identifier clairement la cause cachée de ces symptômes. Si affamés que vous soyez, vous avez le temps, puisque le temps résout toute chose. Le temps est votre grand allié, vous le savez, de sorte que vous pouvez dormir tranquille, tôt ou tard, le faisceau de symptômes que vous avez identifié livrera son secret. Peut-être est-ce de la certitude que le temps est de votre côté que vous tirez cette morgue et cette suffisance qui font que l’on ne vous croise jamais sans voir son propre spectre. Toujours est-il que, si vous avez tout le temps devant vous, ce n’est pas le cas de vos sujets. Eux perçoivent à travers les secondes qui s’égrènent l’urgence de devoir accomplir ce qu’ils ont à faire. Ils y consacrent toute leur peine, ils ne dorment plus, ils sentent les symptômes, chiens hallucinés surgis des ténèbres du psychisme, qui les talonnent, ils sentent leur souffle chaud et leur haleine fétide, ils sentent leur impuissance à les semer et à se débarrasser d’eux, ils sentent que plus ils courent plus les symptômes ont de l’ascendant sur eux. Alors, brusquement, ils s’arrêtent et se retournent. Les loups ont disparu, peut-être d’ailleurs n’ont-ils jamais existés. Depuis le début, je suis moi-même le territoire qu’ils parcourent. Ils attaquent les pieds, grimpent dans mes jambes, bifurquent à la hauteur du torse, forment deux groupes, l’un prenant à droite, l’autre à gauche, remontent le long des bras, se jetant avec une rare voracité sur les mains avant de rebrousser chemin, de se rejoindre au bas du dos, pareils à une masse sombre et menaçante, de longer la colonne vertébrale, de gagner la racine du cou, de s’engager dans la gorge et de se voir refoulés par une poignée de neurones récalcitrants. Bien sûr, cette course folle des symptômes vous remplit d’allégresse, vous savez enfin de façon sûre et certaine ce que vous conjecturiez seulement. Vous conviendrez cependant que cette joie doit être tempérée et qu’il n’y a pas là de quoi s’exclamer. Après les examens d’usage, le temps a travaillé pour vous, il vous suffisait d’attendre la progression des symptômes. Le savoir dont vous vous glorifiez vous a été de peu de secours. Mais, au lieu de tirer de ce constat une leçon d’humilité, vous ne voulez pas en démordre, vous faites comme si le temps n’avait fait que confirmer votre diagnostique premier. La mauvaise foi ne vous fait pas peur. Jamais vous ne songez, tandis que vous examinez ces symptômes, qu’ils pourraient vous rattraper et ne faire qu’une bouchée de vous. Le savoir médical, pensez-vous naïvement, vous préserve des assauts de la maladie, vous êtes du côté de la vie se sachant, vous avez une conception trop haute de votre mission et de votre rôle dans la société pour redouter qu’ils puissent vous arriver de prendre la place de vos patients, et quand cela arrive – car, après tout, les professeurs meurent aussi – vous posez sur votre propre déchéance un regard froid et pénétrant. N’insistez-donc pas, laissez-moi me dépenser sans compter, ce que j’ai à faire me requiert instamment, du reste, cette lettre fait partie de mon projet de régénération de l’âme humaine. Je vous écris pour vous instruire de votre ignorance, je vous écris pour vous inviter à sonder la prodigue espérance et à vous laisser féconder par elle. Car plus haute que le réel, plus haute même que le possible est la petite espérance, qui ouvre en chantant les portes de l’invisible.

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