Le double

Publié le par Julien Métais

1. Je suis suivi. Ne me demandez pas par qui, vous ne me croiriez pas. Je suis pourtant certain de ce que j’ai vu. Mes yeux ne me tromperaient pas sur un sujet aussi grave. Moi-même, depuis que je l’ai vu, ma représentation du monde a changé. Je pensais que chacun était unique, et, par conséquent, irremplaçable mais lorsque, au détour d’une rue, je suis tombé nez-à-nez avec moi-même, il m’a fallu un peu de temps pour réaliser l’importance de cet événement. Je sais bien que la question du double est très présente dans la littérature mais, cette fois, il ne s’agit pas de littérature mais de réalité – d’une réalité aussi dure et froide et lisse que la table sur laquelle j’écris. Se figurer qu’un être, en tout point votre semblable, se promène dans les rues, parle avec vos amis, part avec eux en vacances en toute bonne conscience, voilà ce que j’ai du mal à avaler. Car je me rends bien compte que rien de tout ceci est innocent. Mon double veut prendre ma place, c’est certain. Sinon pourquoi aurait-il essayé de m’alpaguer en pleine rue ? Heureusement, je dois à ma vivacité légendaire de lui avoir échappé. Mais quand je repense à son visage, à l’expression haineuse qui le défigurait, bien qu’il ne différât pas du mien d’un pouce, je ne me suis pas reconnu. Il est vrai que je suis d’un naturel calme et posé et que je n’ai pas pour habitude de m’emporter, encore moins de céder aux pulsions destructrices de la haine, mais enfin je dois bien admettre que c’est mon image que j’ai vue, puisque je suis cette image. En rentrant chez moi, je me suis débarrassé de tout ce qui pourrait d’une façon ou d’une autre me rappeler cette image. Dans un grand carton, j’ai jeté mes albums de photographie et surtout mes glaces et mes miroirs. Ainsi j’ai appris, par exemple, à me raser sans miroir. Les jours suivants se déroulèrent sans incident, à ceci près qu’un après-midi, j’aperçus de la fenêtre de ma cuisine l’immonde chose, je veux dire moi-même. Que faisait-elle là ? En y repensant, je dus me rendre à l’évidence, il n’y avait rien d’étonnant à ce que je m’aperçoive et même me croise fréquemment puisque je et moi habitions au même endroit ! Pourtant, je certifie ne m’être jamais rencontré dans la cage d’escalier. Les habitants de l’immeuble peuvent témoigner de ma bonne foi. Je n’ai pas pour habitude de raconter des histoires. En tout cas, je dois redoubler de prudence, si je ne veux pas avoir de mauvaise surprise. C’est pourquoi j’ai pris un ensemble de mesures préventives, parmi elles – je les énumère dans le désordre : fermer la porte d’entrée à double tour, fermer les fenêtres et baisser tous les stores, m’assurer que personne ne se cache derrière les rideaux ou derrière un tableau ou sous le lit, avant de me coucher prendre un temps de silence afin de m’assurer que je suis bien seul. Vous vous doutez bien que le genre de vie que je mène, par les contraintes qu’il suppose, n’a rien de drôle. Bien sûr, je ne reste pas cloîtré chez moi mais, là encore, je suis excessivement méfiant. Ainsi, dès que je m’engage au coude d’une rue, je marche à l’extrême du bord du trottoir, de façon à me donner le temps de prendre la fuite en cas de besoin, j’évite de passer devant les vitrines et quand cela arrive, je m’interdis de tourner la tête, surtout, je fuis comme la peste tout rassemblement, toute cohue, toute foule. La foule est un lieu de perdition assurée, je risque à chaque pas de me heurter à mon double et de devenir une proie facile. Le cours de ma vie s’est donc trouvé modifié, mais je n’en continue pas moins de vivre, même si chaque jour réserve son lot de surprise. Une fois, assis sur un banc en pierre le long d’une rivière, je cédais au mouvement exquis d’une douce rêverie, contemplant les molles ondulations que formait sur la rivière le passage intermittent des péniches, quand je fus tiré de ma rêverie par les cris d’un homme qui, à bord d’une péniche, s’adressait à un individu sur la berge. Ils devaient se connaître car l’homme lui répondit chaleureusement en décrivant de grands gestes. Or, au moment où je baissai de nouveau la tête pour contempler les mouvements intimes de l’eau, j’aperçus un reflet suspect. Je me levai et me penchai sur la rivière qui s’étendait à mes pieds et, ô horreur, je vis mon propre reflet multiplié. Pourtant, si ressemblant fût-il, ce n’était pas mon reflet mais bien celui de mon double qui me regardait d’un air narquois. Aussitôt, je tournai les talons et me promettais de ne jamais revenir divaguer au bord de l’eau. Une autre fois, dans un jardin public, alors que je regardais, amusé, des enfants jouer dans le sable, un individu que je n’avais pas remarqué jusque-là, se leva d’un banc à proximité, et s’approcha, tête baissée. J’eus le temps de me rendre compte qu’il était habillé comme moi, que sa corpulence et sa démarche concordaient en tout point avec les miennes, avant de prendre mes jambes à mon cou. Décidément, je n’étais en sûreté nulle part. Une autre fois encore, m’adressant à mon gardien, j'aperçus dans le fond de ses yeux, l’espace d’un instant, le reflet de mon double qui me tirait la langue sans aucune gêne. Bientôt, je dus me résoudre à éviter de regarder dans les yeux ceux avec qui je parlais. D’aucuns y virent un signe de lâcheté, d’autres, une façon de biaiser, une preuve navrante de mauvaise foi, d’autres encore, un manque de responsabilité consternant. Ils ignoraient la crise existentielle que je vivais depuis plusieurs semaines. Je n’essayais pas de les détromper car, de toute façon, ils ne m’auraient pas cru et m’auraient pris pour un fou. Mais peut-être que l’intention secrète de mon double est justement de me faire passer pour fou, ce serait un moyen commode de me faire enfermer et de ne plus me croiser sur son chemin. Car, j’y pense seulement maintenant, ma présence gêne tout autant mon double que sa présence me gêne. Nous sommes l’un pour l’autre des spectres évanescents mais bien vivants. L’un de nous deux est de trop. Mais pourquoi serait-ce moi ? Après tout, je ne suis pas animé d’intentions malveillantes à son endroit. Jamais je ne me ruerais sur mon double pour l’éliminer. Si j’écoutais mon naturel, je chercherais plutôt à nouer avec lui une relation franche et cordiale. Nous pourrions même devenir les meilleurs amis du monde. Mais voilà, l’expérience montre qu’il n’est pas dans les mêmes dispositions, qu’il en veut à ma peau ! Pourtant, je ne le connais pas cet homme ! Pourquoi cette violence et cette haine invétérée ? Je n’ai rien à me reprocher, je suis blanc comme neige, je suis innocent, du moins devant le tribunal de ma conscience. Si c’était un autre homme que moi-même, je pourrais m’expliquer avec lui, l’interroger sur les raisons de cette traque insensée, reconnaître mes torts, lui demander pardon, de telle sorte que notre relation reprenne sur des bases saines. Au reste, j’ai toujours considéré comme pitoyables ces situations qui s’enveniment, faute d’un échange direct et ouvert. Mais, dans le cas présent, il en va tout autrement puisque l’homme en question n’a pas de plus cher désir que de m’éliminer purement et simplement. Vous allez rire mais, quelquefois, il m’est arrivé de douter qu’il ait toute sa raison. C’est un sauvage que cet homme, une bête fauve, un démon ! En quoi mon existence le gêne-t-elle ? Moi, je vivais très bien en ignorant la sienne, je coulais une existence douce et paisible, et je pensais naïvement qu’il en irait toujours ainsi. Pourquoi n’en a-t-il pas fait de même ? Quel besoin a-t-il eu de s’immiscer dans mon existence et de rompre la joyeuse harmonie dans laquelle je vivais ? A quoi bon traquer son double si c’est pour se rendre malheureux ? Car je ne puis imaginer qu’il tire quelque secret plaisir de cette situation, je ne puis imaginer qu’il soit heureux. S’il l’était, il ne chercherait pas par tous les moyens à me retrancher de son existence. Ne faut-il pas être singulièrement dérangé pour s’inquiéter de l’existence de son double au point d’en vouloir à sa vie ? Notez que je parle bien ici de double et non de sosie. Je suis lui, il est moi. Ce qui signifie que si l’un de nous deux disparaît, l’autre disparaît également. Il semble ignorer ce fait de simple bon sens. Il en résulte que ce ne sont pas des motivations rationnelles qui le poussent à agir ainsi. Alors s’agit-il de jalousie, d’orgueil, d’ambition ? N’importe ! Je refuse de m’apitoyer sur son sort !

2. La nuit dernière, j’ai fait un rêve étrange. J’étais en train de dormir quand, soudain, je vis la porte de ma chambre s’entrouvrir. Une silhouette se découpait dans l’embrasure de la porte. Je me demandai comment cet individu avait pu pénétrer dans mon appartement alors que, toutes les nuits, je vérifiais avec un soin scrupuleux que la porte d’entrée et les fenêtres étaient fermées. Je vis sa silhouette s’avancer, telle une ombre désorientée, se rapprocher de mon lit, s’assoir dessus et contempler longuement mon visage, comme s’il cherchait une issue, une voie de secours, si vous voulez, à sa condition peu enviable. Je dormais toujours et je le surpris se blottir dans le pavillon de mon oreille puis disparaître à travers le canal auditif. A cet instant, je me réveillai brusquement, et, en proie à une vive inquiétude, tapant sur mon oreille, je m’employai par tous les moyens à déloger l’intrus. Je me levai précipitamment, courrai à la salle de bain, m’aspergeai l’oreille d’eau dans le but de le noyer, je me munis d’un coton tige que je maniais habilement de façon à le déloger mais sans succès. De retour dans ma chambre, je m’assis sur mon lit et, prenant ma tête dans les mains, je répétais inlassablement : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai… ». Or, depuis ce rêve, je ne peux faire un pas sans tomber sur mon double. Ce pourquoi j’en viens à douter qu’il s’agissait seulement d'un rêve, je pense au contraire que mon double a profité de mon sommeil pour pénétrer dans mon enceinte mentale et s’y établir en roi indétrônable. Ainsi, avant, je redoutais de le croiser dans la rue, sur un pont ou dans une foule mais, maintenant, ma perception du monde a changé de fond en comble. Car il m’apparaît au détour de chaque souvenir, de chaque idée, de chaque sensation. Je ne puis plus penser sans que son ombre se profile sur mon passage. Croyez-moi, cette expérience est si douloureuse que je ne sais plus que faire de moi. Et non seulement, il s’interpose entre mes pensées les plus intimes, mais encore, il souligne perfidement sa présence par un rire moqueur. Les conséquences qui en résultent sont tragiques. Je ne sors presque plus. Confiné chez moi, ma situation n’est guère meilleure, puisqu’il est là, comme une sentinelle qui attend le moment opportun de me faire tomber. Le plaisir de la solitude, voilà ce dont je suis cruellement privé. Et lorsque, plongé dans une douce rêverie, je m’abandonne à un flot d’images enchantées, dérivant dans les profondeurs du psychisme sur un frêle esquif où des trouées de lumière me font passage, son ombre dure se dresse sur mon chemin, renverse ma pauvre embarcation et m’attrape fermement les pieds afin de m’entraîner dans le fond. Alors, je reviens à moi, affolé, le corps parcouru de frissons nerveux, le cœur emballé, me reprochant amèrement de m’être laissé aller à la rêverie, étant donné que je savais que, tôt ou tard, il se rappellerait à moi et tenterait de précipiter ma perte. Je m’étonne pourtant de ses tentatives infructueuses. Ayant élu domicile au centre de l’enceinte mentale, il devrait parvenir à m’éliminer facilement. Or, je constate, les semaines passant, qu’il n’en est rien. Ne dois-je pas interpréter cela comme un aveu de faiblesse ? Serait-il animé d’un quelconque sentiment de sympathie, ce dont je serais fort surpris ? Ne serait-il pas plutôt en butte à un sentiment général d’impuissance, incapable d’achever ce qui le libèrerait de ses tourments ? Mais alors se pose la question de savoir pour quelle raison il ne peut réellement m’éliminer. J’ai sur ce point ma petite idée : s’il est mon double, ce que je tiens pour acquis, le retient de commettre l’irréparable la conviction logique qu’il risque alors de se supprimer lui-même. D’où le fait que les actions diverses et variées qu’il entreprend pour me nuire ne soient jamais définitives. Pourtant, me dis-je, pendant longtemps j’ai vécu heureux, sans sentir sa présence. Comment expliquer son apparition soudaine dans le champ de ma conscience ? Est-il une émanation involontaire de mon être ? Une créature que j’aurais engendrée sans m’en rendre compte et qui se vengerait de l’état d’impuissance où elle se trouve à s’affranchir de son créateur ? Mais il se pourrait aussi bien que l’inverse soit vrai, il se pourrait que mon double se perçoive comme une réalité autonome originale, douée de raison et de sentiment, et que, en revanche, il me perçoive comme son propre double, et qu’il soit mû par les mêmes sentiments que moi. Une différence notable subsiste néanmoins : jamais je n’ai voulu ni cherché à attenter à son existence, toujours j’ai tâché de me préserver de ce qui m’apparaissait trop clairement comme une instance menaçante. Car je puis témoigner en toute conscience que je ne nourris aucune animosité envers mon double, simplement, l’effroi causé par son caractère foncièrement hostile m’a conduit à adopter une stratégie défensive. Plus que ma peau, je me suis efforcé de sauvegarder mon intégrité et cela n’a pas été sans maintes difficultés. Je n’ai donc rien à me reprocher de ce côté-là, je n'ai fait que m’adapter aux circonstances adverses. En même temps, je ne puis me défaire d’un cuisant sentiment de honte à son contact. Comme si je m’en voulais de résister à ce double qui me tourmente et me persécute, comme s’il eut été plus raisonnable, et plus simple aussi, de le laisser agir à sa guise. Pourtant, de mon point de vue, il n’a guère de valeur en lui-même, il dépend tout entier de moi, il est la figure approchée de moi-même, je suis même certain que s’il m’était donné de m’entretenir un moment avec lui, je ne serais pas long à déceler des différences qui, si légères fussent-elles, révéleraient les imperfections de la copie. Or, tel est précisément ce qui s’est passé.

3. Un jour que j’étais entré dans une église pour me recueillir et prier, je perçus derrière moi la présence d’un individu, lequel, après avoir fait un rapide tour de l’église en boitant, s’assit à mes côtés. L’église étant vide, je tournai machinalement la tête et j’aperçus mon double. Expérience ô combien mortifiante ! J’avais la pénible impression de me parler à moi-même. Non seulement, il avait mon apparence physique, mais sa manière de parler, les expressions de son visage, ses silences retentissants, tout cela m’était tellement familier que, face à un miroir, je n’aurais pas eu de sentiment différent. Comme je voyais qu’il n’était pas animé de mauvaise intention, surmontant mon appréhension, je lui demandais ce qu’il voulait et dans quel dessein il me suivait partout. Il me répondit sur un ton familier qu’il ne pouvait pas faire autrement que de me traquer, que c’était une question de survie. A quoi je rétorquai que si je pouvais encore comprendre cela, il n’en allait pas de même du besoin impérieux de m’éliminer. Je le fixai longuement et, au lieu de me répondre, il se mit à rire nerveusement. Tout son corps était secoué de spasmes. Or, en se penchant en avant, je surpris un couteau dissimulé dans son manteau. Je profitai de cet instant pour sortir de l’église et fuir à toutes jambes. Repensant, le soir, à ce qui s’était passé, j’aboutis à la conclusion que mon double ne savait pas pourquoi il devait m’éliminer, il obéissait sans doute à une sorte de pulsion autodestructrice. Le plus étonnant, c’est qu’il ne semblait pas le moins du monde se douter qu’il ne survivrait pas à ma mort. D’autre part, ce rire nerveux qu’il avait eu, je le connaissais bien, puisque j’étais sujet au même symptôme, du fait d’une maladie chronique incurable. Je n’avais donc aucune raison de remettre en cause la véracité de ses propos. Mais je comprenais également que son rire masquait un poignard. Tout son corps brûlait du désir de m’éliminer mais sa raison, quoique partiellement ébranlée, le dissuadait de passer à l’acte. De cet échange avec mon double, peu d’éléments étaient de nature à me rassurer. Surtout, je ne savais pas comment contrer sa présence menaçante, présence qui, comme une ombre repoussante, se manifestait inopinément entre chaque acte, chaque idée, chaque image. J’étais rivé à mon double comme l’animal à son piquet. Cependant, je refusais de me soumettre. Car s’il avait besoin de moi, rien n’assurait que la réciproque fut vraie. N’avais-je pas vécu longtemps sans mon double ? Pourquoi avait-il surgi tout d’un coup alors que je vivais heureux sans lui ? Et puis, à supposer qu’il s’agisse d’une hallucination de mon esprit, il doit bien exister un moyen de m’en débarrasser sans recourir à la violence. Car je ne suis pas un assassin, la vue des armes me fait horreur, la mort brutale et volontaire me paraît contre nature. En fait, à la suite de cet échange, je pris conscience qu’il fallait que j’agisse, ne pouvant rien attendre de son côté, une lâcheté invincible le retenant de passer à l’acte. Cette lâcheté n’est pas en soi blâmable, on ne verse pas impunément le sang d’autrui, et certainement qu’à sa place je ne me résoudrais pas à tuer. Mais, s’il se trouve asservi par sa lâcheté, tel n’est pas mon cas, au surplus, j’ai bien senti que, malgré tout, je conservais un ascendant sur lui. Le rire nerveux l’atteste. Je remarque d’ailleurs que, depuis qu’il a fait effraction dans ma vie, les nombreux symptômes liés à ma maladie ont disparu ou, plus exactement, ont migré vers mon double. Je dois donc profiter de cet avantage pour en finir avec lui.

4. De même que j’ai soigneusement évité d’employer le mot sosie à propos de mon double, je me garderai tout autant d’employer le terme de jumeau. Mon double n’est pas mon jumeau puisque nous ne sommes pas liés par les liens du sang. Il est moi, je suis lui. Nous formons une même entité scindée en deux. Touchant la question de savoir qui est le double de l’autre, tout porte à considérer que ce double n’est qu’une projection hallucinée de mon esprit. Sans doute que cette projection une façon involontaire de me rappeler ma finitude. Quiconque se cogne à chaque pas à un mur ne peut ignorer qu’il est mortel. Mais elle recèle également une dimension positive : elle est une invitation à créer, puisqu’elle contient, dans son mouvement intime, tout le champ du possible. Créer consiste à investir son possible afin d’en rapporter les trésors innombrables. Le paradoxe est que cette invitation à créer est en même temps contestée, minée, niée par la présence implacable du mur. Comment se réaliser et vivre heureux dans ces conditions ? Le double, n’est-ce pas cette force de mort invasive qui déferle dans l’enceinte mentale et emporte tout sur son passage ? Le double, n’est-ce pas ce ricanement obscène que j’entends quand je suis sur le point d’accomplir quelque chose qui me tient à cœur ? Le double, n’est-ce pas l’image dégradée d’une humanité glorieuse ? Le double, n’est-ce pas l’expression métaphysique du mal qui veut me faire chuter ? Autant de questions qui défilent dans mon esprit à la vitesse de la lumière. En tout cas, je vais devoir faire preuve d’imagination si je veux me débarrasser de ce double encombrant.

5. Il ne cesse pas d’être présent, il ne cesse pas de se rappeler à moi, sous une forme ou sous une autre. J’ai appris à vivre avec lui mais je ne me tiens pas vaincu pour autant. A force de le voir, un sentiment d’exaspération a fini par me gagner. Cette exaspération est féconde puisqu’elle me pousse à échafauder quantité de projets, même si bon nombre d’entre eux se révèlent vite impraticables. Après mûre réflexion, je me munis d’une plume et d’une feuille de papier pour coucher par écrit ce que je désirais profondément. J’avais remarqué, en effet, que depuis le fameux rêve où le double s’était introduit dans mon oreille, je ne rêvais plus ou, du moins, je ne gardais aucun souvenir de mes rêves. Je me couchais et dormais d’une traite sans qu’à aucun moment ces résidus d’images qui, la journée, reviennent souvent nous hanter, ne s’imposent à moi. Et, comme je ne pouvais agir directement sur mon esprit par la voie du rêve, puisque le rêve suppose l’absence de conscience du rêveur, j’eus l’idée de recréer par l’écriture un état analogue à celui du rêve. Pour cela, je visualisais longtemps la scène de façon à bien m’en imprégner, puis je la passais au crible de l’écriture. Je racontais comment je parvenais à expulser l’intrus de l’enceinte mentale, à le déloger du canal auditif et à le précipiter sur la feuille où j’écrivais. Lentement, de la pointe de ma plume irritée, je le barrais jusqu’à ce qu’il ne subsiste de lui qu’une tache informe. Puis, j’effaçais cette tache pour rendre à la feuille toute sa pureté. Le résultat dépassa mes espérances. Le double avait disparu de ma vie, je me remis à me souvenir de mes rêves, je pouvais flâner dans les rues sans m’inquiéter de savoir si quelqu’un m’épiait, je me sentais léger, extraordinairement léger, doué d’une vélocité admirable, capable de toutes les audaces, en un mot, heureux. Les mois s’écoulèrent ainsi, dans un état d’allégresse retrouvée.

6. Mais, par une belle nuit de mai, accablé de chaleur, ne trouvant pas le sommeil, j’arpentai ma chambre de long en large. Agité, en proie à une sourde inquiétude, je pris un livre pour essayer de me calmer. Or je ne parvenais pas à fixer mon attention. Je repris ma marche, des essaims d’images bourdonnaient au-dessus de ma tête. A vrai dire, j’étais incapable de dire si ces images étaient extérieures à moi ou si elles étaient le fruit de mon imagination. Ma chambre, tout à coup, me sembla ridiculement petite, un point insignifiant dans la grande galaxie du possible – je dérivai, je chancelai, je tombai sur mon lit. Recru de fatigue, je sentais tout mon corps parcouru de pointes de nervosité. C’est comme si, tout au fond de moi, mes nerfs fomentaient une révolution. Je me levai, bus un verre d’eau, ouvris la fenêtre, observai les étoiles dans le ciel noir, puis me recouchai. Je m’endormis enfin peu avant l’aube. Mais cette même nuit, je fis un rêve décisif. D’abord, une ombre, puis deux, puis trois, quatre… Ces ombres se dirigeaient vers mon oreille, elles s’arrêtèrent un instant dans le pavillon, le temps d’allumer de minuscules torches. Puis elles empruntèrent le conduit auditif, se rassemblèrent au pied de l’enceinte mentale. Je percevais à peine quelques chuchotements. Puis, sans rencontrer la moindre résistance, elles pénétrèrent à l’intérieur de l’enceinte mentale. Là, elles trouvèrent dans une petite cellule inoccupée du bois mort qu’elles transportèrent au centre de l’enceinte mentale. Puis, après avoir correctement disposé le bois, elles y mirent le feu. La flamme s’éleva rapidement vers le ciel puis, d’un commun accord, elles se jetèrent avec leur torche dans le grand brasier. C’est alors qu’une douleur aiguë à la tête me réveilla. Je sentais le bois brûler autour de moi, que dis-je autour de moi, en moi ça brûlait. Une fumée noire m’enveloppait. Je toussais, je suffoquais. Je ne voyais plus rien, les yeux me piquaient affreusement. Ma tête était sur le point d’éclater. Un liquide poisseux me coulait dans le cou. Je me ruai vers la fenêtre. J’essayai en vain de me calmer. Mais déjà mon lit était en feu. Les flammes léchaient le plafond, grimpaient le long des rideaux, dévoraient le parquet luisant. Je me suspendis au rebord brûlant de la fenêtre et me laissai tomber dans le vide. Je survécus miraculeusement à cette chute mais me retrouvai paralysé pour le restant de mes jours. Plus jamais je ne vis mon double qui, je suppose, périt dans cet incendie.

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