L'attente

Publié le par Julien Métais

1. Me voici, Seigneur ! Je suis là, j’attends. Devant moi se déroule et s’étend un désert aride. Ce n’est qu’une petite feuille blanche mais, si limitée soit-elle dans ses dimensions, je vois le sable brûlant, je le sens me brûler les pieds. Je ne me suis pas encore mis en route, la feuille est là, posée devant moi. Pourtant, tout se passe comme si je me trouvais au beau milieu du désert. On n’est pas spectateur de ce que l'on attend, on est requis, appelé par lui. Le fait de veiller aux portes du désert, le désir ardent de pénétrer ce royaume de lumière, suffit à engager au cœur de la page. C’est pour cette raison que je me tiens à la fois à l’extérieur de la page – elle brille, tranquille, d’une blancheur éclatante, sur mon bureau, comme une main ouverte et tendue vers le ciel – et à l’intérieur – je suis entouré de dunes qui se succèdent à perte de vue. J’attends religieusement, j’attends qu’il se produise un événement que je pourrai clairement discerner et qui aura pour moi une importance décisive, un événement scandaleux qui me fera heureusement trébucher et sortir de l’impasse édifiante qu’on appelle histoire. Curieux tout de même ce sentiment de ne pas se rattacher à une zone géographique définie, d’errer dans un intervalle interminable qui, selon le point de vue envisagé, se situe d’un côté ou de l’autre de la page. L’attente ne vient-elle pas de cette projection suspendue ? En tout cas, la page est là, il n’y a aucun doute. Je peux la soulever, la retourner, je sens sous mes doigts le grain du papier, la matière coupante qui résiste à sa propre négation. Je la repose délicatement sur le bureau. Je la regarde distraitement. Rien ! Du vierge à s’aveugler toute une éternité ! Il n’y a rien à voir hormis une blancheur immaculée et dans cette blancheur un point jaune qui se multiplie furieusement jusqu’à composer une constellation de grains de sables dans laquelle on peut se mouvoir – difficilement – et qu’on peut parcourir – à ses risques et périls. Un observateur extérieur pourrait témoigner de ma parfaite bonne foi. Il pourrait me décrire, penché sur la table, en train de scruter la page, il pourrait déceler dans mon attitude – une de mes jambes est prise de tremblements – une sourde impatience, une tension intérieure qui peine à se contenir, il pourrait faire remarquer que ma main droite s’approche dangereusement du stylo plume sur la feuille, qu’elle s’en saisit et fait sauter le bouchon, il pourrait enfin confirmer qu’il n’y a rien d’écrit sur la page qui me fait face. Et pourtant, cette attente se durcit encore, elle me déchire, elle s’imprime en moi, formant des pas hallucinés. Ainsi, je vois apparaître au fond de la page de vénérables dromadaires, pipes à la bouche, tenant conseil. J’ignore quel est l’objet de leur délibération mais, vu leur mine, le sujet semble grave. Au bout d’un moment, le plus vieux, arborant une longue barbe blanche, se lève et s’approche solennellement de l'un de ses voisins, le fixe intensément – si intensément que j’en ai mal aux yeux – retire la pipe de sa bouche puis lui crache au visage. Celui-ci, déstabilisé par la puissance du jet, chancelle et atterrit tête la première dans le sable. Puis il regagne tranquillement sa place. Moi qui ai toujours eu une sainte horreur de l’injustice – car visiblement le dromadaire à terre n’avait rien à se reprocher – je saute sur le vieillard, lequel se met à tourner pour me désarçonner. Je conviens volontiers que ce n’est pas chose aisée que de chevaucher un vieux dromadaire, d’autant que sa bosse, réserve de graisse glissante à souhait, procure la tenace impression d’évoluer sur une patinoire. Comme le vieillard voit que sa stratégie ne produit pas le résultat escompté, il se met à courir comme un dératé. Je m’accroche à son coup, étrangement sec. N’est-ce pas un morceau de bois mort que je sers contre moi ? Je le vois tirer la langue, ce fier animal. Puis il s’arrête brusquement. J’ai juste le temps, en passant par-dessus sa tête, d’attraper la longue barbe. Je suis suspendu à cette barbe et le vieillard me regarde, interdit. Que viens-tu t’immiscer dans nos affaires, homme de peu de foi, paraît-t-il me dire. Il demeure ainsi, immobile, attendant que je lâche ma prise. De fait, les forces commencent à me manquer et puis cette satanée barbe est aussi glissante que la bosse. Je tombe sur le sable quand je vois courir dans ma direction le reste du groupe. Jamais de ma vie je n’ai couru aussi vite.

2. Je suis à mon bureau, devant la feuille, et j’attends. Il finira bien par se passer quelque chose, la vie humaine n’est pas une ligne droite, elle est parcourue de brisures, et ces brisures, dans un sens, sont une chance. Elles offrent autant de points d’appui pour un nouveau départ. Cependant, elles n’ont pas toutes la même valeur et la même importance. Certaines paraissent, sur le moment, insignifiantes et ont, par leur retentissement intérieur, une grande portée, d’autres, plus nettes et plus franches, se révèlent avec le temps, dénuées de toute réelle conséquence. Alors que je suis en train de dérouler pour moi le fil de cette réflexion, j’aperçois au milieu de la page comme une ombre allongée qui court sous le sable. Oui, je ne suis pas fou, je n’ai pas la berlue, le sable se ride, il se replie sur lui-même, comme s’il était doté d’une vie secrète. Plus j’observe ce mouvement intime plus je prends conscience que le désert est aussi un milieu propice à la vie. Fertilité brûlante du désert, comme nous avons besoin de toi ! A mesure que je me penche encore pour ne rien rater de ce spectacle étonnant, si bien que j’ai presque la tête sur la feuille, je me retrouve nez-à-nez avec un vilain serpent. Je me rejette vivement en arrière de peur d’être piqué ou mordu, et je vois le serpent poursuivre sa route. Il ne rampe pas ce serpent, il nage dans le sable, et mon ombre lui court après. Si je me mets ainsi en peine, c’est que je sais que ce serpent est plus qu’un simple animal. Il symbolise à soi seul la tentation et le mal. Pourtant, celui-là ne manifeste aucun désir de me mettre à l’épreuve, à moins que cette course harassante dans laquelle je suis engagé, sans trop savoir pourquoi, soit une forme d’épreuve. En tout cas, j’ai rudement chaud, les pieds me brûlent. Je m’enfonce dans le sable jusqu’aux genoux tandis que le fier animal coule devant moi. A un moment, l’idée me vient de me dévêtir et de plonger dans l’eau bouillante mais je me ravise. Ma nudité ferait de moi une proie facile. Le serpent ondule, je comprends vite que si j’adopte une posture similaire, non seulement je perdrais du temps, mais le risque est grand que je me déplace une vertèbre. Je laisse donc l’animal onduler et vais en droite ligne. La difficulté grandit quand l’animal disparaît sous le sable. Je poursuis alors une espèce d’ombre et, plusieurs fois, je crois être sujet à une hallucination, voyant le serpent reparaître une trentaine de mètres sur le côté ou même derrière moi ! On n’est jamais trop prudent avec cet animal retors ! Qu’il se tortille à sa guise, il n’est pas arrivé le jour où je me laisserai prendre à ses circonvolutions, et où, formant de son corps léger et souple un anneau vivant, lasso infiniment mobile, il me fera trébucher. Je le vois au loin qui agite la tête et frétille de la queue. D’une immobilité toute serpentine, il m’attend au pied d’un arbre. Je m’approche prudemment. J’ai à mon tour l’impression d’effleurer le sable mais, à la différence de l’adversaire, je progresse de moins en moins vite. Je suis sur mes gardes. Il y a un piège, c’est certain ! Je rejoins le vil animal, en gardant toutefois une distance raisonnable. On dirait qu’il essaie de me dire quelque chose, mais comme le frétillement de sa queue s’intensifie dans des proportions hallucinantes, je ne parviens pas à saisir le moindre mot. Vas-tu te taire, misérable serpent à sornette ! Soudain, je lève la tête et constate que l’arbre sous lequel se tient le serpent est un arbre mort. Les branches s’étendent ici ou là mais aucune feuille n’est visible. Je suis d’ailleurs bien en peine d’identifier de quel arbre il s’agit. Le serpent n’en finit pas de raconter des sornettes – tristes histoires en vérité – si bien que, à bout de nerfs, je m’approche encore et, comme je m’apprête à lui tordre le cou, toutes les branches s’abattent et prennent en tombant la forme de hideux serpents qui m’encerclent prestement. Je suis prisonnier du cercle. Si je tente de m’y soustraire – moi, le centre inopiné – j’entraîne avec moi tout le cercle, ou, plus exactement, le cercle se refermera sur moi et ç’en sera fini de mon attente. Je remarque alors que le cercle tend à diminuer, il me faut quelques secondes pour comprendre ce qui se passe. Le cercle rétrécit parce que les serpents se dévorent eux-mêmes, raison pourquoi également le cercle ne cesse de prendre du volume. Ce faisant, il gagne en force. Je ne donne pas cher de ma peau. A présent, le cercle est si épais qu’on dirait une roue de camion et moi, au milieu, je me débats, impuissant. Comment sortir de ce traquenard sans y laisser des plumes ? Heureusement, je ne pars jamais en voyage sans mon précieux stylo plume. Je le tire d’une des poches latérales de mon pantalon et, saisissant la cartouche, je presse dessus de façon à obscurcir tout le cercle, puis, ni vu ni connu, je rentre chez moi. Du reste, je suis déjà moi, il me suffit de fermer un instant les yeux pour apprécier en toute lucidité ma situation.

3. Donc, assis à ma table de travail, j’attends. Je jette un œil distrait à une estampe japonaise qui orne le mur de mon bureau. Elle représente un samouraï en colère qui veut en découdre avec un autre combattant, avec lui-même, avec le sort, que sais-je ? L’estampe ne permet pas de trancher. L’accent est mis sur les traits du visage. Les sourcils froncés, le regard haineux, la bouche tordue, le sabre levé au-niveau du visage et prêt à porter le coup décisif, tout exprime la fureur du brave samouraï en même temps qu’une concentration intense. Moi aussi, me dis-je, ne suis-je pas, à ma façon, une sorte de samouraï, muni non d’un sabre mais d’une plume, et qui attend obstinément le moment opportun pour vous rejoindre, mon Dieu ? Nulle colère chez moi mais une détresse diffuse tempérée par la certitude que, tôt ou tard, cette attente sera comblée. Je ne suis pas un guerrier, moi, juste un pauvre type qui essaie de démêler les fils de sa destinée. Je baisse la tête. La page est là, frémissante, on dirait qu’elle attend que je me décide à la fixer pour me découvrir d’autres réalités. De fait, il me semble percevoir comme un point à l’horizon, presque rien, à peine une ombre, et si ramassée cette ombre que je peux légitimement douter de sa présence. Curieux comme je suis, je me dirige vers ce point. Je ne sais pas si je serai capable de le rejoindre, chaque excursion au désert m’obligeant à puiser dans mes dernières ressources. Je vous épargne les détails touchant la chaleur accablante, les brûlures, la soif, l’impression térébrante que cette marche sans fin ne rime à rien, que j’aurais mieux fait de rester tranquillement assis sur ma chaise de bureau, que le désert est une plaie béante qu’on n’a jamais fini de sonder, que l’abandon de l’homme est si grand qu’il n’a nulle part où reposer sa tête, que la solitude qu’il endure est peut-être un mirage enchâssé dans une infinité d’autres mirages. Parvenu en haut d’une dune, je m’allonge et me laisse rouler de l’autre côté. Je marche encore plusieurs centaines de mètres. Parfois, sous l’action du vent hurleur, le sable me fouette le visage. Je m’arrête et me protège comme je peux. Enfin, ce qui n’était qu’un point prend figure. Je vois ce qui ressemble fort à un fauteuil situé sur une éminence. Ne serait-ce pas plutôt un trône, un trône royal ? En tout cas, il brille de mille feux. La place est libre, je me dépêche. Il faut que j’arrive le premier là-haut, c’est une question de vie ou de mort. Pourtant, je suis bien seul, aucune concurrence n’est à redouter, mais la raison ici n’est plus en cause. Je me précipite donc et je parviens, à bout de forces, jusqu’au fauteuil. Quelle n’est pas ma surprise quand je m’avise que ce que je prenais pour un trône majestueux qui allait me permettre de régner sans partage sur les confins se révèle n’être qu’un vulgaire fauteuil roulant ! Hors de question de m’asseoir dans ce ramassis de pièces assemblées à la hâte. Mais voilà que le fauteuil vibre, tousse, crache une fumée noire et se met en branle. Sauve qui peut ! Le fauteuil est à mes trousses, je l’entends derrière moi, il veut me prendre dans ses bras et j’avoue que je n’en ai aucune envie, car je devine sa pensée de derrière, triompher de mes répugnances afin que je consente enfin à prendre place. Même les objets du quotidien sont animés d’intentions, je dois faire preuve d’une vigilance redoublée. Au moment où le maudit objet est sur le point de me rattraper, l’une de ses roues s’enlise dans le sable. Je me retourne, le fauteuil est immobile. J’en profite pour distancer ce triste animal mais comme le chemin est encore long ! J’ai le sentiment amer de patauger – tout comme le fauteuil – à ceci près que je suis libre de mes mouvements. Qu’est-ce qui m’a pris encore de fixer cette feuille ! Rien de plus bavard qu’une page blanche ! On dirait que le fauteuil s’est libéré, sinon comment expliquer que j'entende son moteur affolé se rapprocher furieusement. J’en ai plein le dos de courir sous ce soleil de plomb, dans cette mer de sable ! Encore un dernier effort et je bondis dans le vierge, déjà mes mains sortent de la page puis ma tête puis mes épaules puis mon torse. Vite, je m’empare du stylo plume, malencontreusement oublié, et je barre le mot fauteuil. D'un coup le calme règne. Je suis tiré d’affaire. Je me lève, je fais le tour de mon bureau, une fois, deux fois. Je m’installe sur le canapé et respire profondément. Je suis épuisé, fourbu, exsangue. Je m’allonge et m’endors aussitôt.

4. Me voici, Seigneur ! Je suis là, je vous attends ! Où vous cachez-vous ? Dans quel recoin obscur faites-vous retraite ? Peut-être la page n’est-elle qu’un leurre ? Peut-être que le ruissellement de lumière avec lequel elle se présente dans sa nudité offerte, cette béance au centre de la page, est l’image inversée de la plénitude de vie après quoi je soupire ? Peut-être êtes-vous là mais sur le mode d’un manque pénétrant, d’un manque douloureux qui ouvre sur une longue et incorrigible errance ? Et pourtant, je ne doute pas un instant de vous trouver là où je suis. Et, effet, la plume ne s’ébranle pas par hasard, elle reçoit son impulsion et le principe de sa rectitude d’une réalité souveraine qui excède les pauvres forces de l’homme, d’une réalité éblouissante dont je m’applique à fixer sur le papier les effets implacables. Je suis en vous et vous êtes en moi quand j’écris. Dès lors, toutes ces excursions entreprises aux confins de la page, j’en discerne mieux le sens à présent. L’attente est en soi créatrice, voilà ce qui m’apparaît d’une évidence incontestable. Car, tandis que j’écumais la page à votre recherche, n’hésitant pas à me mettre en danger pour vous trouver, tandis que je noircissais des pages et des pages, empilant le vierge sur le vierge, le pur sur le pur, vous étiez à mes côtés, puisque vous me permettiez chaque fois d’aller jusqu’au bout de mon effort, puisque par vous j’allais jusqu’au bout de moi-même. Quelle joie de vous sentir là, si proche et, en même temps, si lointain. A travers l’écriture, vous m’avez laissé cheminer afin que je puisse positivement expérimenter votre grandeur insondable. Ainsi si je me suis perdu, je me suis adorablement perdu en vous, et lorsque je pensais vous servir, c'est vous qui me serviez. Ô monstre d’ingratitude ! Le sentiment de mon indignité m’éclate au visage. Comment ai-je pu si longtemps douter de votre existence ? Comment si longtemps n’ai-je pas perçu que je vous écrivais à mesure que vous m’écriviez ? Je vous dois tout, Seigneur ! Je refuse de passer le temps qui me reste à vivre à me plaindre et à me désoler. La solitude n’existe pas puisque je vous porte au plus intime et qu’il suffit que je me tourne vers vous pour sentir votre présence consolatrice. L’écriture est un compagnonnage délicieux avec l’invisible. Mais si tout ce temps je ne vous voyais pas, scrutant en vain un horizon qui toujours se dérobait, je ne laissais pas d’être transparent pour vous. Vous sondiez mon cœur et mes reins, vous me connaissiez comme vous connaissez chacune de vos créatures, nulle autre retraite pour moi que sous le cerne de votre regard aimant. Non, elles n’ont pas été vaines toutes ces pages si elles témoignent en vérité de mon amour pour vous et plus encore de votre amour surabondant pour votre créature. Je veux partout célébrer la perfection de votre charité, vous qui m’avez révélé dans le mouvement même de l’écriture que le service de l’amour était indissociable de l’amour du service. Je veux chanter vos louanges en cette époque moribonde et cynique et malade, je veux dépouiller le manteau du vieil homme et resplendir de votre nudité glorieuse, je veux vivre à l’unisson de votre cœur qui bat en moi et m’exhorte à persévérer dans mon possible – car vous êtes mon possible – aussi longtemps que je vous serai utile et que bon vous semblera. La réponse que je quêtais, je puis donc considérer que vous me l’avez donnée. Tout repose en vos mains miséricordieuses. Que ces nobles mains qui nous ont façonnés, ces mains chastes et pures, ces mains douces et diligentes comme les ailes gracieuses de l’oiseau, soient pour moi le viatique que, l’heure venue, j’emporterai dans la tombe, où elles me feront renaître à la lumière d’en haut si ardemment désirée.

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