La phrase et moi

Publié le par Julien Métais

1. Un de mes fidèles lecteurs – ils sont peu nombreux en vérité, on les compte sur les doigts d’une main – à l’esprit particulièrement sagace m’a récemment envoyé un courrier dans lequel il me faisait part de sa perplexité. Après m’avoir lu et relu, une question le taraudait. Cette question, naïve dans sa formulation mais profonde par ses implications innombrables, était la suivante : « Mais où vous situez-vous exactement dans la phrase ? ». A quoi, je répondrai d’abord, avec la même naïveté, certes pas dans le sujet ! Je ne suis pas le sujet de la phrase, ni son objet du reste, je suis en avant de « je », comme projeté dans un mouvement qui désire soi-même sa propre inscription dans la page. Je déborde sur le sujet, de sorte qu’il serait réducteur de m’y réduire. Ou, pour le dire autrement, je suis mon propre sujet en tant que j’exprime infiniment plus que mes propres forces. Je suis dans la phrase cet excédent qui se manque comme sujet possible. Mais je ne suis pas davantage le verbe qui fait l’action. Le verbe est un mot, je devrais dire un acte, qui n’a pas besoin de sujet pour se signifier. Le verbe s’exprime de lui-même comme acte pur. Bien entendu, je n’ignore pas la tendance communément partagée consistant à chercher dans la phrase le sujet du verbe. Qui fait l’action ? Qui subit l’action ? Mais de telles questions, encore qu’elles ne soient pas dénuées d’intérêt, ont l’inconvénient de figer le sujet dans un procès qui le dépasse. En ce sens, il faut convenir que le grammairien ne travaille pas sur du vivant mais sur de la matière morte. Enfin, je ne suis pas dans le complément, ni du verbe, ni du nom, ni de rien de ce qui se présente spontanément à un esprit attentif. Ni sujet, ni verbe, ni complément, je suis ailleurs. Le verbe « être » ne doit pas être hypostasié, il s’inscrit lui aussi dans un flux intérieur ininterrompu et c’est faire preuve d’une mauvaise foi désolante que de recourir à un tel procédé. L’être ne définit ni un état ni une condition, encore moins un idéal. Il n’est que la somme des qualités qui manquent à l’avoir pour se parfaire hors de lui. Si l’être est toujours premier, il est aussi ce qui toujours retarde sur le sujet qu’il disqualifie. En réifiant l’être, on est conduit à agir avec le même manque d’égards vis-à-vis du sujet, le sujet sera lui aussi réifié. Il sera doté d’une substance dans laquelle il sera englué jusqu’au cou. Il sera dilué dans l’être. Ne subsistera de lui qu’un pâle fantôme, fantôme dérisoire et frivole, fantôme sans postérité. Il n’est pas vrai que, selon l’adage populaire, « les paroles s’envolent, les écrits restent ». La phrase, en tant que processus organique vivant, ne survit pas à la coupure du point qui interrompt son essor. La phrase qui se déroule sur la page est comme la peau du serpent qui mue. Le lecteur ne peut détacher ses yeux de cette peau morte qui scintille au soleil. La fascination pour la mort se vérifie dans le besoin désespéré d’insuffler la vie à ce qui en est dépourvu. Seul le lecteur a le pouvoir hallucinant de rendre vivant ce qui est mort. La phrase, quant à elle, poursuit son aventure dans la tête et le cœur et le sang de celui qui se mêle d’écrire. La phrase aussi ne fait que passer. Pourtant, répondre à la question de mon lecteur sagace, je suis partout et nulle dans la phrase, la phrase, c’est moi, serait tout autant inexact. A moins d’ajouter que je suis la phrase en tant qu’elle s’écrit et dans le moment où elle s’écrit. Qu’une ombre se détache du ciel et vienne s’abattre sur la feuille et briser son élan, qu’un point majuscule s’écrase à ses pieds, comme une météorite venue dont ne sait où, et je me dérobe à la phrase et la phrase se dérobe à elle-même. Le lecteur se penche pour ramasser les membres épars sur le chemin, en les ramassant, il les dispose dans un certain ordre, de manière à l’investir d’un sens. C’est ce sens précis qui restera dans la mémoire des hommes, comme un roulement de tambour venu des lointains, mais, pour ce qui est du continuum de la phrase, elle se poursuit sur un autre plan, inaccessible au lecteur et seulement accessible à celui écrit que dans un temps fort court. Au-delà de l’écriture, l’homme n’en perçoit que des bribes, il essaie de fixer ces bribes qui lui arrivent mais les fixer, c’est déjà les perdre. Comme il est malheureux cet homme que l’écriture contredit, récuse, écarte, sépare, abolit ! Alors, il laisse la phrase se développer dans sa tête, il ne cherche pas à la retenir, il ne cherche pas à la soumettre et alors, ô prodige, il entend un chant d’une pureté mélodieuse bouleversante, les larmes lui montent aux yeux et il a l’impression troublante que cet afflux de larmes a quelque chose à voir avec la beauté. A travers ses larmes, il est béni par la beauté, la beauté est présente au cœur de l’homme, nul besoin de la coucher sur le papier, elle y resplendit de toute éternité. Et moi, je suis là, traversé par ce chant qui m’emplit comme un doux frisson, je suis là, requis par la beauté, qui écrit en moi son plus beau chant. Je suis délicieusement vaincu par la beauté, je titube, je chavire, j’exulte. La beauté me nourrit, elle calme mes tourments, elle apaise mon inquiétude, elle comble ma soif d’absolu. Je ne suis plus qu’une note pure entre ses chastes mains. Comment, dès lors, ne pas croire en Dieu ?

2. S’il en est ainsi, où suis-je au juste dans la phrase ? Grave question en vérité à laquelle je ne puis répondre qu’en déclarant : je suis partout dans la phrase où je ne suis pas. Cela signifie-t-il que rien de moi ne demeure dans la phrase ? Car enfin, cette peau morte qui étincelle au soleil n’est pas rien. C’est une partie d’un processus de vie qui n’est plus. Or, à un moment donné, j’étais ce processus, je coïncidais avec lui de telle façon que nous ne faisions qu’un. Que reste-t-il de moi sinon, à travers le souffle qui anime et oriente le processus créateur, la disposition étudiée des mots, sagement alignés sur la page constellée de cris ? Il est donc exagéré de prétendre que l’écrivain est absent de la page qu’il laisse derrière lui. Il y est présent négativement, comme l’image vivante de ce qui a été et qui n’est plus. Mais, par le truchement du lecteur, autour de cette négativité s’agrègent des signes positifs. Ces signes sont les lignes de force de ce qui ne laisse pas de faire sens depuis le retrait de ce qui s’est offert à la plume et qu’elle n’a fait qu’enregistrer. Il y a donc un excédent qui continue d’œuvrer alors même que le moment de l’écriture a cessé. C’est cet excédent auquel se trouve confronté le lecteur, c’est lui qu’il va devoir prendre en charge et investir d’une multiplicité de sens. Mais comme l’écrivain œuvre sous l’inspiration de la grâce, tout ce qu’il écrit se prête à une infinité d’interprétations possibles. Cette peau morte qu’il abandonne – expression symbolique des renaissances auxquelles il advient – n’est donc pas n’importe quelle peau, puisque c’est une peau qui prend vie dès que le lecteur tente de la déchiffrer. Mais combien plus riche est le cœur palpitant de cette enveloppe, qui est le cœur même de Dieu œuvrant à travers son humble créature ! Les froissements de cette enveloppe, ses rides et ses brisures, ses abîmes, ses points de lumière éclatants, voilà en définitive ce qui demeure de l’écrivain, voilà en quoi consiste ce qu’on a coutume d’appeler son style. Sous ce mot se concentre le tempérament de l’écrivain, sa sensibilité spécifique, sa perception singulière de ce qui survient, sa pensée bondissante et intrépide. C’est dans cet espace imprescriptible qu’il grave sa marque pour autant que cette marque s’exprime le plus purement au sein du souffle de vie qui lui permet de tenir au bout de sa plume toute la création. Les mots se pressent dans sa tête, c’est la bousculade généralisée, et pourtant qu’il pose sa plume sur la page nubile et voilà que les mots se présentent tour à tour, dans leur densité incomparable, en suivant un ordre invisible que l’écrivain, avant même son lecteur, découvre avec émerveillement.

3. Toutefois, si l’on refuse de s’en tenir à ces généralités et que l’on s’attache à définir, avec encore plus de rigueur et de précision, où se trouve l’écrivain dans la phrase, j’ajouterai que, par-delà l’être, l’écrivain est d’emblée projeté dans son possible. Il est un processus en cours de réalisation que seule la mort peut achever. La question traditionnelle de la philosophie : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » ne reçoit son sens plénier que si, lui faisant subir une inflexion, on la reformule comme suit : « pourquoi ce quelque chose révèle, par-dessus l’absurdité de l’être, le pouvoir insondable du possible ? », ou, en d’autres termes, pourquoi le vide de l’être surabonde de possible ? C’est l’exploration méthodique du possible qui permet de comprendre que, plus essentielle que l’apparente absence de fondement de l’être, est la plénitude de vie qui lui fait signe et dans laquelle, pour peu qu’il lui témoigne un abandon sincère, il perçoit en conscience ce qu’il doit au champ inépuisable du possible que fait tourner la vérité. L’être de l’écrivain se trouve donc pris dans un processus de possibilisation indéfinie. C’est pourquoi il ne laisse pas de revenir de ses excursions les bras chargés de trésors. Mais ces trésors ne se limitent pas aux caractères divinement enchaînés sur la page éblouie – ces trésors sont le partage du lecteur qui doit mobiliser et investir toutes ses forces morales et spirituelles, pour les faire siens et en découvrir l’insondable beauté. En effet, les phrases ne sont pas le tout de ce qui est donné à l’écrivain, animé et dirigé dans son exploration par un haut principe de rectitude. Les trésors qu’il reçoit, il les reçoit dans l’acte même d’écrire. De là vient que les phrases qu’il découvre à ses lecteurs, quand bien même elles recéleraient une valeur prophétique, par exemple, sur l’avenir de sa pensée, sur les nouvelles orientations qu’elle va prendre, ou, plus généralement, sur l’avenir de l’homme, sont toujours du passé. Non au sens où elles ne signifieraient plus rien, mais au sens où l’écrivain est déjà happé par son possible qui l’entraîne toujours plus loin dans sa quête d’absolu. Les phrases forment pour lui comme les degrés d’un immense escalier, autant de points d’appui nécessaires mais qui, lorsque le pied abandonne la marche qui lui a permis de s’élever, ne le concerne plus directement puisqu’il est requis par le désir ardent de monter les marches qui se dérobent encore à sa vue pour accéder enfin, dans une torsion de l’être sur son possible, au point suprême de clarté à partir duquel la lumière se répand à travers lui sur le visible. Cet escalier a-t-il une fin ? Peut-on raisonnement espérer atteindre la dernière marche après laquelle tout l’escalier s’abolirait ? En réalité, chaque marche est à la fois la première et la dernière, si bien que cette expérience en quoi consiste le fait d’être écrit, parce qu’elle se joue dans cet entre-deux irréductible, est source de grande joie et de non moins grande déception. Alors que l’écrivain pensait être parvenu au terme de son ascension, alors que le sommet vers où il cheminait le cœur confiant se découvrait à lui dans sa blancheur immaculée, et qu’il se sentait pénétré par cette blancheur au point de s’y confondre tout à fait, voilà que son pied retombe lourdement sur une ultime marche, voilà que le sentiment mortifiant que tout est à refaire – en vérité, ce qui a été acquis s’intègre naturellement au mouvement de la pensée – s’empare de lui et le laisse interdit au bord de l’invisible. N’en aura-t-il jamais fini de gravir cet escalier ? Où est-il à ce moment précis ? Comment évaluer la grandeur de cet escalier qui naît sous ses pas ? De là aussi le lien très intime entre l’écriture et la chute. Ecrire, c’est chuter mais pour chuter, il faut auparavant avoir été élevé. L’écriture est l’expérience intime de ce double mouvement qui se poursuit sans fin : ascension et descente, élévation et chute. L’écrivain est exhaussé par le souffle de vie de l’Esprit, poussé par une force d’amour invincible, il traverse la page avec la légèreté et la grâce souveraine de l’oiseau, il n’est nulle part dans la phrase puisqu’il coïncide très exactement avec cette force d’amour qui lui donne le monde. Comment alors ne serait-il pas bouleversé, comment les larmes ne lui monteraient-elles pas aux yeux, comment la joie ne serait-elle pas son unique viatique, une joie large et vaste et forte et grosse de la plénitude de vie qui l’anime et le guide, comment ne ressentirait-il pas le besoin de rendre grâce devant tant de beauté prodiguée ? En même temps, au plus haut de son mouvement, il sent que l’élan qui le porte est déjà en train de retomber, lui-même n’est-il pas en train d’amorcer un mouvement inverse, n’est-il pas en train de chuter, lourd de tout son poids et du poids de la création pour laquelle l’instant d’avant il œuvrait, ne se confond-il pas tout entier avec l’ombre immense qui se profile sur la page, avant de se ramasser et de se contracter en un point d’une densité vertigineuse – et ce point à son tour, n’est-ce pas lui qui vient marquer la coupure de cette phrase infinie qu’il est pour lui-même ? Je n’ignore pas que dans le point, dans sa force de projection hallucinante, dans son étoilement sur la page – un point n’est pas un cercle fermé – il y aurait à interroger et à discerner tout un monde muet, mais je ne voudrais pas faire patienter davantage mon lecteur en différant de répondre à sa question, encore que tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent fournisse une matière suffisante pour nourrir et entretenir son besoin de réponse – car, en toute bonne volonté, j’ai déjà satisfait à sa demande. Mais enfin, pour éviter toute ambiguïté, je dirai que la question n’est pas de savoir où je me trouve dans la phrase, ou encore comment je me positionne par rapport à elle, puisqu’il ressort de ce qui précède que la phrase m’englobe et me dépasse et qu’en même temps je ne suis rien que ce dépassement qui me jette en avant de moi-même, et qui laisse apparaître ces caractères enchaînés livrés à l’intelligence et au cœur des hommes. Je suis dans la page l’aile de l’ange qui bat et qui se bat.

 

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