Les quatuors de Beethoven

Publié le par Julien Métais

1. Il ne se passe pas une journée que je n’écoute les quatuors de Beethoven. Je suis littéralement tombé sous le charme de cette musique vertigineuse. J’en possède des versions innombrables. Chacune est satisfaisante, chacune est décevante. Ce n’est pas simplement un besoin d’écouter de la musique, c’est comme un tête-à-tête avec Beethoven. Si cette musique ne m’entre pas dans les poumons et dans le cœur, si elle ne s’infuse pas dans mon sang, alors ç’en est fini. Je veux dire je suis amoureux de ces quatuors. J’ai là, devant moi, les différents âges de la vie, depuis la jeunesse, à l’âge adulte et à la maturité. Je me vois moi-même dans cette trajectoire, moi que la maladie a brisé dans la fleur de l’âge. Très tôt, j’ai vieilli, ou plutôt, très tôt je suis sorti de la morne et triste chronologie qui résume le cours d’une vie. Et me voilà, malgré moi, dans ma dernière période, celle de la maturité. Je suis allongé sur mon lit. Je ferme les yeux, je me laisse envahir par les premiers accords de l’opus 59 et je pleure. Je ne suis pas triste, je ne suis pas mélancolique, je suis ivre de beauté. La tête me tourne. Ô élan noble et exquis, ô grâce souveraine ! Et sans doute n’ai-je pas le même tempérament que Beethoven, pourtant, je me sens chez moi dans la conversation à bâtons rompus de ces quatre instruments. Après les orages de la jeunesse, après le feu et la fougue des premières passions, après les déceptions et les désillusions, après la sombre mélancolie qui recouvre de son ombre les plus beaux moments, me voilà face aux derniers quatuors. C’est une lutte inouïe que se livrent les instruments, lutte qui révèle à l’âme ébahie des profondeurs inconnues. Je m’abîme avec le compositeur dans cette lutte héroïque, je sais que, à ce degré d’intensité, se joue autre chose que quelque drame solitaire. Beethoven lutte contre lui-même pour enfanter la beauté et, dans cet effort extraordinaire de remise au monde, il découvre un monde nouveau que l’auditeur explore avec lui. Ce monde aussi a ses paysages battus par la tempête, ses mers déchaînées, ses glissements de terrain et ses effondrements, ses volcans qui crachent le feu. Il a aussi ses paysages radieux, bercés par le bleu de l’azur, illuminés par le soleil, ses prés verdoyants, ses sources vives, ses ruisseaux translucides, sa végétation multicolore, ses roses élancées. Toutefois ce monde n’est pas le nôtre. Il ressemble au nôtre mais avec une intensité telle qu’il en est comme transfiguré. Ô puissance créatrice adorée qui n’en finit pas de pousser des portes et de découvrir la nudité du monde et, au cœur de cette nudité, la beauté qui rayonne et ennoblit toutes choses. Entendez-moi bien, cette musique est l’expression sonore poignante du monde inépuisable que l’artiste porte en lui. Chaque fois que j’écoute les derniers quatuors de Beethoven, une injonction s’impose à moi, comme un devoir moral auquel je ne saurais me dérober : « Sois cette musique ! Découvre en toi les abîmes de la beauté, les rochers escarpés de l’advenu, les falaises de l’inachevé, les montagnes enneigées ruisselant d’or. Réinvente le champ du concevable, entonne ton plus beau chant, embrasse la beauté, abandonne-toi, laisse-toi façonner par les mains pures et diaphanes de la charité, deviens par la vie reçue en plénitude une source où chacun s’abreuve et se repose des fatigues de l’existence, où chacun se régénère et vit sous l’inspiration de la beauté ». Alors, poussé par une force sauvage, je me jette sur mon bureau et je griffonne des pages et des pages, jusqu’à ce qu’il me soit physiquement impossible de continuer à écrire, tant les crampes me tordent les mains et les doigts, tant mes yeux s’obscurcissent et ne distinguent plus le papier, tant, recru de fatigue, tout mon être s’affaisse et sombre dans un profond sommeil.

2. A ce moment-là, je rêve que je sonde le fond de l’univers. Je suis une parcelle lumineuse qui remonte la longue chaîne des êtres, je suis les pas des hommes, pas divers et changeants, pas singuliers et menus, pas à peine discernables. A côté, je distingue l’empreinte d’autres pas, des pas de plus en plus grands, des pas en comparaison desquels ceux de l’homme paraissent dérisoires, des pas dans lesquels un homme pourrait aisément faire plusieurs pas, des pas comme des cratères innombrables. Et plus je progresse plus l’écart entre ces pas s’accroît. Je ne puis m’empêcher de penser qu’à ce compte, je vais finir par me perdre. La distance est si grande d’un pas à l’autre que je dois, à plusieurs reprises, revenir en arrière pour m’assurer de la rectitude du chemin parcouru. Je marche dans les pas de la création et je vous assure que ce n’est pas une mince affaire. Il faut faire preuve d’une patience infinie pour ne pas se décourager et renoncer. Mais enfin puisque je suis dans ce rêve, je dois aller jusqu’au bout – jusqu’au bout de moi-même, veux-je dire. Peut-être Beethoven m’attend-il au bout du chemin ? En tout cas, je ne sais plus où mettre les pieds. A présent, je vois partout autour de moi des pas, je suis moi-même une succession de pas dans la chaîne des êtres. A force de m’écarquiller les yeux, je ne vois plus rien. Tous ces pas dans ma tête, voilà de quoi donner le vertige. Je décide de faire une pause. Je m’assoie. La tentation est grande de dormir. Mais, comme je dors déjà, je résiste de toutes mes forces. Je me relève aussitôt et me libère du poids de cette enclume qu’est la fatigue. Je me secoue, j’exécute de petits sauts, je me donne des claques. Sois un homme, bon Dieu ! Je songe soudain à Beethoven, je me dis que ma situation n’est rien en comparaison de la souffrance qu’il a enduré tout au long de sa vie, je me dis que si je veux être Beethoven, je dois sérieusement changer de point de vue, lever la tête et fixer l’horizon, scruter derrière l’horizon la ligne mince et pure qui chemine derrière les yeux des vivants, puisque Dieu aussi est un créateur. Je reprends donc ma marche obstinée. Plus question de scruter les pas de ceux qui m’ont précédé, je progresse les yeux fermés. Après tout, peu importe où je suis. Le silence se densifie. Je n’entends plus rien. Je marche dans le silence de Beethoven. Je m’approche sûrement des sources de la création. Je suis frôlé par des ombres, j’ai l’impression d’être poussé vers un endroit où mes yeux de chair jamais n’auraient pu me conduire. La cavatine de l’opus 130 résonne doucement en moi. C’est la beauté en personne qui pleure et je pleure avec elle et nous pleurons ensemble. Ô divins accords ! Et de ces pleurs naît le monde que je cherchais. Ô mirifique beauté, comme tu combles les cœurs assoiffés de justice ! Car, sans le savoir, c’est la justice que je suis venu chercher, non pas la justice des hommes, ni celle d’un Dieu vengeur, mais la justice de la charité dont la vérité est l’esprit.

3. Je tombe à genoux. J’ouvre les yeux, je ne vois rien. Or cette absence de vision me découvre le plus réjouissant des spectacles. A droite, à gauche, des légions d’anges vont et viennent. Au loin, en haut d’une montagne, une demeure, la demeure du Roi, où je suis attendu. Les anges me pressent de diriger mes pas vers elle. Ils m’escortent et me rafraîchissent le front de leurs grandes ailes blanches. Après une longue ascension, j’arrive enfin devant la demeure du Très-Haut. Je crois discerner une porte mais, à vrai dire, la lumière est si vive que je reste indécis. Soudain, je suis comme aspiré par la lumière. Je me retrouve au milieu d’une haute pièce carrelée, percée de deux immenses fenêtres ornées de lourds rideaux à demi tirés. Je devine dans un coin une silhouette qui s’anime. C’est Beethoven ! A côté de lui un piano à queue. Je m’apprête à lui exprimer la passion que m’inspire sa musique, ses quatuors en particulier, mais il m’arrête d’un signe de la main. Il ouvre un placard encastré dans le mur où sont entassées des milliers de partitions. Il me dit que, même après sa mort, il n’a pas cessé de composer. Il travaille pour le Créateur, il a toujours travaillé pour lui, même quand son cœur était transpercé d’angoisse et qu’il faisait rouler sur ses partitions tâchées de vin sa colère enflammée. Il m’explique qu’il existe une céleste musique, incomparablement plus belle que ce qu’il a jadis composé, une musique d’une autre nature, une musique qui, chaque fois, le ravit en extase. Je lui demande s’il veut bien avoir l'obligeance de se mettre au piano afin de m’en faire apprécier la beauté. Mais il me répond que je ne suis pas censé écouter cette musique, puisqu’elle est réservée à ceux qui sont entrés dans la vie éternelle. A l'évidence, le rêve n’est pas la voie royale pour accéder à la perception de cette beauté supérieure. Il faut œuvrer de son vivant, avec une volonté ferme et tenace, à se refaire soi-même par les moyens de la création artistique pour espérer avoir un avant-goût de ce que promet cette musique. Je lui dis que j’y travaille depuis trente ans et que, à de rares instants privilégiés, il m’a été donné d’être pris par la beauté. Mais cette beauté, je le sais bien, n’est qu’un reflet de celle, suressentielle, dont vit le grand homme. Puis, comme s’il se décidait malgré tout à me livrer le secret de cette céleste musique, il s’installe au piano et, brusquement, il referme le noir couvercle.

4. C’est alors que je me réveille ou, plutôt, que je sors péniblement des limbes du sommeil. Je m’entends marmonner un mot : « beauté, beauté, beauté ». Soudain, la Grande Fugue fond sur moi. Je tressaute, je tressaille, je tombe dans la musique. Je passe d’un instrument à l’autre, ils se jouent de moi, ces fameux musiciens. Ils ne sont que quatre et pourtant j’ai l’impression qu’une avalanche est en train de m’engloutir – avalanche sonore qui m’entre dans le corps, dans les artères, dans le sang et qui n’en finit pas de déferler. C’est toute ma mémoire qui, en un instant, est emportée. Mon être se lézarde, il se fissure, il éclate. Ô les débris de mon corps qui retombent pesamment dans la poussière de l’air ! J’essaie de me rassembler, de reprendre figure mais sans succès. Chaque instrumentiste me tire de son côté. Je n’ai pas le temps de me lever que je suis projeté violemment sur le violoncelle, lequel aussitôt se fait voler sa proie par l’alto grincheux et sournois. Les violons ont beau pousser des cris aigus et me singer de toutes les façons possibles et imaginables, je refuse de finir broyer sous leur archet impétueux. Je n’ai pas dit mon dernier mot – même à Beethoven. Pas question de finir englouti au pied de cette auguste montagne. Pourtant je dois me rendre à l’évidence, toute protestation est inutile. L’archet du premier violon me passe dessus avec une rage frénétique, avant de m’abandonner à son compère. Je ne suis plus qu’un souffle éreinté. Où est-elle la beauté ? Elle brille au cœur de cette tempête. Déjà le climat s’apaise, je sens de nouveau mes bras et mes jambes et mon cœur qui bat coûte que coûte. La beauté en personne est venue me chercher. Je suis si ému que je me laisse faire. On ne résiste pas à la beauté. On s’y livre corps et âme. Du reste, j’ai retrouvé figure humaine. J’ai survécu à l’avalanche. Je pleure. Comment ne pas pleurer quand la beauté irradie des profondeurs de l’âme ? La musique s’anime à nouveau mais de façon moins violente. Je suis poétiquement transfiguré. Plus de musiciens en lutte contre eux-mêmes ou en lutte contre moi. Je renais à la musique. La beauté me berce délicieusement. Jamais je n’ai connu pareil sentiment de plénitude. L’aile de l’ange est passée par là, assurément. Je comprends mieux, maintenant que j’ai recouvré toutes mes facultés, ce que Beethoven voulait me signifier dans le songe. Il m’invitait à me laisser enfanter par la beauté afin qu’elle puisse se répandre sur ceux qui me liront. Je me remets à ma table de travail, le cœur en fête. La beauté est là, elle rayonne au fond de la page, je le sais, je le sens. Je prends ma plume mais, juste avant de la rejoindre, je marque une courte pause. Le mot fameux de Goethe me revient à l’esprit : « le quatuor est une conversation entre quatre personnes raisonnables qui se parlent les unes aux autres ». Après ce que je viens de vivre, il est clair que je ne saurais faire mienne une telle définition, à moins d’ajouter que cette conservation, si brillante soit-elle, demeure insignifiante aussi longtemps qu’elle ne laisse pas la parole à la beauté. Car, après tout, c’est elle qui mène le bal et nous conduit vers des contrées inconnues, des contrées baignées de lumière, où toute chose atteint d’emblée son point d’expression le plus haut.

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