Pour Giacometti

Publié le par Julien Métais

1. Cet homme debout, pétrifié dans la matière, est bien vivant. Non seulement il est vivant mais il marche. Il suffit de le considérer de profil pour se rendre compte que l’immobilité n’est ici qu’une apparence. Le pied gauche, légèrement soulevé, atteste que la marche est en train de s’accomplir. Marche prudente, certes, marche mesurée, mais marche qui a rapport à la vitesse. En même temps, cet homme qui marche semble comme suspendu dans son mouvement, tiraillé entre ciel et terre. De là sans doute cet allongement ineffable de la matière qui s’élance vers le haut sans que l’homme ne se départisse de son socle de pierre. A mesure que la matière se densifie et se spiritualise, à mesure qu’elle jaillit vers le ciel dans sa rugosité et ses creux hallucinés, l’enracinement de l’homme dans la terre s’accuse. Et, chose curieuse, plus la matière s’amincit et devient comme un fil de fer dressé dans l’espace et le temps, plus circulent en elle des nœuds d’énergie. Chaque pouce de matière porte la trace de l’impression de cette énergie, pas seulement la tête mais tout le corps dans sa hauteur vertigineuse. Les bras le long du corps reçoivent leur prolongement naturel dans les jambes. Déjà le cou, largement dégagé, fait signe vers les bras. Ce qu’il y a de fascinant dans cette statue, c’est que tout tombe (bras et jambes), et tout s’élève. Dans cette tension suprême se tient et marche l’homme de Giacometti. Or cette tension n’entraîne aucune crispation, au contraire, la sérénité qui empreint le visage de l’homme dément toute inquiétude. Un grand calme, une noblesse admirable se dégagent de cette tête d’homme vissée dans la matière. Celui qui, cédant à un élan bien naturel, tenterait de soulever cette statue aérienne, serait surpris de son poids. Car le but n’est pas de s’arracher à l’étreinte de la matière mais de lui imprimer la vie de manière à ce qu’elle soit autonome. De fait, cet homme marche. On pourrait le croiser au détour d’une rue ou sur le boulevard. D’ailleurs, il n’est pas seul à marcher, ils sont trois. Trois hommes qui marchent dans des directions opposées, trois hommes qui enjambent la matière pour aller à la rencontre du possible dont ils sont l’incarnation vivante. Trois hommes puis une femme, trois hommes qui tournent autour d’une femme immobile sur la place. Comment ne pas ressentir, en voyant cette animation sur la place, combien l’immobilité exerce une force d’attraction irrésistible sur les hommes au point de faire se dresser la matière et de la mettre en mouvement vers sa propre négation ? L’immobilité de la femme contraste fortement avec la posture des hommes, en effet, les bras le long du corps se confondent avec le buste et le bassin, les jambes rentrent dans la matière. La matière s’anime et se lève, la matière marche vers la matière, amoureusement guidée, la matière se désire elle-même éperdument, la matière désire se parcourir, puisque c’est la seule façon de prendre la mesure de son royaume. Or la femme, en tant que matière, symbolise ce qui demeure proprement inépuisable. Le royaume de la matière est féminin, voilà pourquoi ces hommes avancent vers elle, ils voudraient s’y résorber et s’y dissoudre, ils voudraient se perdre en elle, mais l’infini de la femme qui appelle la matière à sa rencontre déçoit leurs attentes. Car, dans la femme, par le jeu d’une dialectique singulière, la matière résiste à toute absorption. Rétive à ces figures en mouvement qui en sont pourtant des expressions approchées, la matière, en sa pureté impérieuse, refuse de livrer le mystère de l’être. Elle rayonne cette matière – raison pourquoi elle fascine tellement, surtout quand elle se présente dans son immobilité native, sous les traits d’une femme – mais elle rayonne en dedans, concentrant en elle tout l’invisible. Ô divine matière qui, dans le secret de ta surface, dans les plis à peine creusés qui te vêtissent et te rendent superbe – divine matière recueillie dans ton mystère faite femme – ne cesse de nous appeler à ton service afin d’éprouver notre rectitude intérieure.

2. Mais ce qui frappe dans ces visages ravagés par l’absence, dans ces profils effilés jusqu’à l’épure, c’est leur étonnante expressivité. Ces petites têtes dressées sont des concentrés d’énergie formidables. Ce n’est pas une ressemblance quelconque qui intéresse ici le sculpteur, mais de fixer le visible pour donner à sentir l’invisible qui transparaît. De là vient que ce que donne à voir le visage n’est rien de visible, c’est un bloc d’énergie qui fait sens parce qu’il fourmille de signes. Ces signes sont les empreintes des doigts du sculpteur. Ces visages ne sont donc pas de pure effigie, ce sont des visages vivants, engagés dans le cours du temps, des visages rongés par le néant, mais, justement, à cause de cela, ils portent au plus intime, comme le battement du cœur au fond de la poitrine, l’étincelle transfiguratrice au contact de laquelle tout se régénère et redevient possible. Cette expressivité du visage est aussi bien présente dans chaque pouce de matière. Le sculpteur saisit l’être sur le vif. Les arêtes de matière à travers lesquelles il nous apparaît témoignent de son effort pour modeler l’invisible. L’aspect granitique des corps n’exprime pas d’abord et essentiellement la résistance de la matière mais le besoin irrépressible du sculpteur d’ouvrager la matière, de la faire grandir, de l’édifier jusqu’à atteindre ce point suprême de bascule, indiscernable à l’œil nu, où la matière s’offre et se creuse et révèle à l’artiste ravi l’invisible. Le travail du sculpteur est d’atteindre à travers l’épaisseur de la matière l’arrière-plan du possible – vaste champ de rayonnement de l’invisible. C’est ce rayonnement qui ennoblit ses sculptures, à mesure qu’il en perçoit et en palpe la profondeur, c’est lui qui affleure et les fixe dans la beauté de l’advenu. On comprend mieux alors l’allongement outrancier que le sculpteur fait subir à la matière, allongement aussi bien vertical qu’horizontal, comme l’attestent « La Main » au bras démesurément allongé, et surtout, « Le Nez » que n’aurait pas renié Cyrano. Dans tous les cas, il s’agit d’étreindre la matière pour en faire surgir l’invisible, et plus cette étreinte amoureuse se prolonge plus l’artiste a le sentiment impérieux de dévoiler l’invisible sous l’action fiévreuse de ses doigts. Pourtant, dès qu’il sort du processus créateur, un même constat d’échec s’impose. L’invisible qu’il sentait au bout de ses doigts, qu’il malaxait et pétrissait, tel un pain de vie inespéré, se dérobe, tout est à refaire. De là l’insatisfaction qui l’habite et le fait vivre – n’est-ce pas grâce aux bienfaits de cette insatisfaction centrale qu’il se tient debout face à l’invisible ? – de là l’inquiétude sourcilleuse de devoir travailler une matière qui se refuse à révéler son secret. Il peut seulement donner à sentir la présence de l’invisible, lequel demeure hors d’atteinte. Cela explique le décalage douloureux entre l’acte créateur qui comble le sculpteur, dans la mesure où la proximité à l’invisible jamais n’a été aussi grande, comme s’il était pénétré de cette présence, comme s’il était cette présence, et les ébauches successives que constituent en fin de compte ses statues. Le drame de l’artiste est de ne pouvoir partager, ainsi qu’il en a le vif désir, les visions nourricières qui le traversent. Il est enfermé dans son désir d’invisible.

3. Mais, parmi toutes ces statues, l’une retient l’attention. Il s’agit de « L’Homme qui chavire ». Elle figure un homme sur le point de tomber. A-t-il trébuché, ses pieds se sont-ils dérobés, la sculpture ne le dit pas. Dressé sur la pointe des pieds, qui restent reliés à la terre, l’homme perd l’équilibre. Il chavire. En même temps, il semble s’abandonner à ce déséquilibre, à cette chute inévitable. Les genoux légèrement fléchis, le buste droit, les bras écartés, la tête rejetée en arrière, cet homme ne manifeste aucun signe de peur, il épouse le vide qui le sépare de la terre, il sait que ce vide sera bientôt comblé, il suffit que tout son corps tombe effectivement. Et parce que toute tentative de retour en arrière est impossible – quoi qu’il fasse l’équilibre est rompu – l’homme accueille dans une étreinte amoureuse l’invisible. Ce faisant, il représente une métaphore bouleversante de la création artistique. Loin de tomber, cet homme danse avec l’invisible parce qu’il s’offre corps et âme à son appel. Peu importe le vide qui le sépare encore de la rencontre du sol dur et intraitable, seul compte cet abandon de tout l’être à ce qui est plus grand et plus beau que lui. De là la grâce souveraine qui émane de cette statue, à la fois statique et en mouvement. Le geste de l’homme témoigne d’une confiance infinie envers les puissances de la destinée, envers le mystère de l’être, envers la vie plénière de l’invisible. On est là au plus près du secret de l’acte créateur, aucune statue ne rend à ce point la force du mouvement qui pousse l’artiste au-devant de lui-même, geste transfigurateur par excellence qui convoque toute la création, ce qu’exprime l’ouverture des bras au monde qui vient. C’est pourquoi dans cette perte d’équilibre on décèle l’exercice d’un équilibre plus subtil, équilibre d’un instant où se donne à vivre et à aimer en plénitude la vie secrète de l’invisible. Au demeurant, rien ne permet de dire – à l’exception du titre – que l’homme est en train de tomber, à ce moment précis, il pourrait tout aussi bien prendre son envol. Dans cet envol de l’être s’atteste la réalisation harmonieuse dudit équilibre. La tête qui regarde le ciel, les bras comme des ailes qui s’ouvrent, le mouvement des jambes qui prennent leur élan, tout concourt à montrer que cet homme qui chavire tombe vers le ciel, défiant les lois de la pesanteur. On dirait un homme en prière, un homme qui accueille la beauté et qui se donne en retour. Ô divine statue plus vivante et plus aimante que la plupart d’entre nous !

4. Mais on ne saurait terminer ce parcours sans évoquer les dernières sculptures de Giacometti, qui figurent sans doute parmi ses plus belles, en particulier « Lotar II » et « Lotar assis (III) ». Ces statues marquent une avancée décisive dans l’art du sculpteur. Plutôt que de chercher à fixer l’invisible, expérience vaine et vouée à l’échec, le sculpteur va creuser sa statue de façon à faire ruisseler la lumière. Non qu’il renonce complètement à son ancien projet, simplement l’invisible se donnera à voir à travers le chatoiement de la lumière. Cette expérience de la lumière est essentielle dans la mesure où elle révèle l’invisible dans sa densité et sa profondeur, elle le rend sensible et presque palpable. La première de ces sculptures représente un corps informe englué dans le bronze. On devine un bras, à droite, mais la matière forme bloc et semble refuser le dégagement des membres humains. Cependant, ce bloc de matière n’est pas informe puisqu’il dessine une forme triangulaire qui s’amincit au niveau des épaules pour se resserrer encore à la hauteur du cou. Sur ce coup une tête bouleversante d’humanité, un visage si intense et si expressif, si émouvant dans sa fragilité de bronze, qu’on voudrait le prendre dans ses bras. Et ce visage dénué, avec sa noblesse majestueuse, n’exprime pas la détresse mais une détermination et un courage inflexible, le courage de garder les yeux grands ouverts sur l’invisible. Ce n'est pas une tête que cette tête mais l’essence de toute tête, l’invisible fait matière. Tête nue qui dénude le visible et donne à voir, dans toute sa splendeur, l’invisible, tête de douleur triomphante, tête de pure lucidité, tête qui a survécu à l’épreuve de la mort. La lumière atteste cette présence de l’invisible. Tout le corps est ramassé dans cette tête dressée – dans ces yeux, ce nez, cette bouche – centre d’énergie formidable où s’abolit la conscience du monde. La permanence de ce qui est éternel par-delà la déchirure du temps, voilà ce que révèle de façon saisissante cette statue. Que si l’on considère, à présent, la dernière statue de Giacometti, « Lotar assis (III) », on remarque la même rectitude triomphant sur les forces de pesanteur. Mais cette rectitude ne se concentre plus seulement dans la tête dressée, légèrement levée, elle se matérialise dans la posture du corps. Du bloc de marbre encore informe de la première statue, se dégagent des membres différenciés. L’homme, à genoux plutôt qu’assis, se tient le buste droit, les bras le long du corps – séparés du buste – sont posés sur les cuisses. D’une statue à l’autre une transformation s’est opérée, on assiste à une forme d’essentialisation de l’être, la tête resserrée cesse d’exprimer à elle seule l’humanité de l’homme, elle devient le prolongement naturel du corps, suprêmement expressif de part en part. Les accidents du bronze, parce qu’ils reçoivent la lumière, permettent à celle-ci de prendre chair. La lumière n’est plus un élément naturel qui viendrait mettre en relief la statue, le relief est la lumière qui dévoile l’invisible. On retrouve dans les deux statues, à la racine du nez, une longue brisure qui se poursuit dans « Lotar assis (III) » sur le front et monte presque jusqu’au sommet de la tête. Cette ligne de brisure accuse la douleur de l’être en même temps qu’elle la dépasse en la figeant dans une éternité radieuse. Oui, la souffrance et la douleur de l’artiste ont été surmontées, et la figure pétrifiée de l’homme avec les yeux grands ouverts sur l’éternelle vibration de la lumière, prouve magnifiquement à quel point l’artiste a réalisé son projet primitif. Il nous regarde, à genoux, depuis l’invisible, il nous regarde et nous invite à le rejoindre par-delà la blessure du temps.

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