La corrida (3)

Publié le par Julien Métais

1. Depuis le jour fatidique où j’ai rencontré le vieux barbu qui professe d’être écrivain, je vis avec l’impression continuelle qu’il m’épie, qu’il observe mes faits et gestes avec une attention renouvelée, comme s’il attendait de moi que je me plie à sa volonté impérieuse d’assister à une corrida pour le plaisir. Or je ne vois nul plaisir dans une telle démonstration de cruauté, mais une passion malsaine pour le sang et la mort. L’homme a toujours été fasciné par la mort et parce que cette idée lui inspire à la fois fascination et répulsion – fascination pour ce qu’il ne peut expérimenter, répulsion pour ce qu’il doit expérimenter – il conjure ces sentiments contraires en mettant à mort une créature innocente. Et, pour couronner le tout, il confère à cette mise à mort un caractère festif. On va aux arènes comme on va au spectacle, seulement ce spectacle n’a rien d’innocent, puisqu’il consiste à se supprimer soi-même de façon symbolique par le détour d’une pauvre bête. Cette suppression symbolique procure à l’homme un plaisir inégalé, ensemble victime et bourreau, il jouit en toute impunité de cette posture scandaleuse. Et ce qui est vrai du public, l’est a fortiori du matador, qui met à mort son ombre et en reçoit une satisfaction qu’on a du mal à se figurer – mais, à la vérité, on ne veut pas savoir à quoi peut bien ressembler une telle satisfaction. Qu’il suffise de dire qu’elle est en tout point obscène, et on en saura largement assez. Au fond, dans toute cette mascarade, il s’agit de se procurer des émotions fortes, des émotions qui ont le goût du sang, des larmes, de la mort. Pourquoi donc me plierais-je à la volonté du vieil écrivain, si doué soit-il, alors que tout mon être se révulse à l’idée d’une telle obscénité ? Et pourtant l’homme est friand de sang, il aime voir le dos musculeux de l’animal criblé de banderillas, il aime voir sa belle robe maculée de rouge, il aime voir les filets de bave s’échapper du mufle poussif, il aime voir le regard hagard de l’animal qui ne sait plus ce qu’il fait là et qui sent en dedans la mort le tirailler, il aime voir la bête vaciller et chanceler, il aime la voir baisser la tête en signe de reddition et, par-dessus tout, il aime voir le matador sortir son épée et la plonger au point névralgique où la vie reflue vers la mort, il aime voir la bête traversée par son néant, il aime voir la bête qui n’est plus qu’une ombre tourner un instant sur elle-même – qu’est-ce donc qui m’arrive, se demande-t-elle, pourquoi avoir pris soin de moi pendant toutes ces années si c’est pour m’exposer à cette mort ignominieuse ? Ses nerfs se rétractent, ses muscles ne lui obéissent plus, ses jambes sont prises de tremblements, des spasmes la défigurent et la déchirent. L’invisible se joue d’elle, pantin dérisoire livré à l’incompréhensible. C’est un vrai tremblement de terre, mais pour elle seule. Cependant, à ce moment précis, le taureau éprouve une honte irrésistible pour l’espèce humaine. Il ne peut pas formuler cette honte, il n’en a pas les moyens, mais il emporte dans la nuit éternelle qui descend sur lui ce sentiment révoltant. En même temps, il ne leur en veut pas, à ces hommes qui se sont occupés de lui, qui l’ont dressé et lui ont enseigné la haine du rouge, il n’en veut pas même à ce matador, fièrement debout devant lui, qui a joué magnifiquement son rôle de matador, si magnifiquement que le public, en transe, l’ovationne et crie son nom, comme s’il fallait recouvrir de ces cris et de ces applaudissements la mise à mort du taureau, comme si c’était une façon de faire place nette avant la prochaine exécution publique. N’est-ce pas déjà un héros, ce jeune matador ? Mais le taureau n’est pas encore mort. Il faut lui porter le coup de grâce, il faut en finir au plus vite, non pas, comme on le dit complaisamment, pour lui épargner des souffrances inutiles mais parce que chacun des spectateurs commence justement à sentir monter en lui un arrière-goût de honte et qu’il redoute que cette honte vienne empourprer son beau visage, cette même honte que le taureau emporte avec lui. Alors un homme s’approche, muni d’un couteau. Tiens, que me veut-il celui-là, a encore la force de se dire l’animal ébranlé. Peut-être vient-il me féliciter pour ma bravoure, mais non, ce n’est pas cela, il le voit bien dans le regard déterminé de l’homme qui le touche, il ne s’agit pas de le récompenser mais de l’achever. Décidément, les hommes ne sont pas des créatures dignes de confiance, leur raison les égare et les aveugle, leurs sens les font déraisonner, ils veulent voir la mort qu’ils redoutent, qu’ils exècrent, qu’ils honnissent, ils veulent voir mourir leur ombre dans les yeux luisants du bovin. Un instant suffit à l’homme pour planter son poignard entre la base du crâne et le haut de la colonne vertébrale. C’en est fait de la pauvre bête. Le taureau n’est plus. Le spectacle est terminé.

2. Hemingway, il commence à sérieusement m’agacer celui-là ! Croit-il donc que, sous prétexte qu’il est écrivain, je me plierai à ses quatre volontés ? Je ne suis pas l’un de ses personnages de roman, moi, je suis un être de chair et de sang, un être qui sent et qui pense, qui a un cœur qui bat, un cœur très humble qui ne tolère aucune forme d’humiliation. Car au fur et à mesure que l’on s’acharne sur cet animal innocent, selon les règles d’un rituel immuable, ce n’est pas une ombre qu’on maltraite, c’est à moi, frères humains, que vous infligez ce supplice. Le taureau est la forme que je prends à vos yeux pour légaliser ce spectacle et le rendre plus décent. Chacun s’arrange avec sa conscience – Hemingway le premier – pour que cette mise à mort soit l’occasion d’un moment de réjouissance festif où la ferveur populaire puisse s’exprimer librement, sans scrupules ni remords. Et puis le poids des traditions est tellement lourd que bien malin celui qui oserait prendre ce poids à bras le corps et le soulever. Pourtant, je refuse de suivre une tradition qui se barbouille de sang pour le plaisir, je refuse de suivre une tradition obscure – d’autant plus obscure que le sang versé rend inidentifiable l’acte fondateur à l’origine d’une telle tuerie – une tradition qui s’encorne elle-même avec volupté. Je suis cet animal que vous tuez, vous dis-je ! Vos sens sont-ils à ce point altérés que vous ne me reconnaissez pas sous la robe soyeuse du fier animal ? Suis-je le seul, au milieu de cette arène, à posséder encore une raison ? Tout cela n’est-il pas absurde ? Hemingway pourra écrire ce qu’il voudra, il pourra célébrer à longueur de pages les vertus de la corrida, art viril s’il en est, jamais je ne m’abaisserai à lui accorder ce qu’il demande, car ce qu’il demande n’est ni plus ni moins que le sacrifice de mon intégrité. Or, un tel sacrifice, je ne le ferai assurément pas pour un vieil homme barbu qui empeste le whisky, je ne le ferai pas pour un homme intransigeant et intraitable, qui exalte la force et dont les manières grossières heurtent ma sensibilité. Le seul sacrifice acceptable est celui qui consiste à desceller au fond de la nuit la source de beauté qui rayonne et renouvelle toutes choses. Que si l’on m’objecte que la corrida n’est nullement incompatible avec la beauté, puisque les mouvements et les gestes stylisés du matador, loin d’être un luxe inutile, visent à la conservation de son être – or quoi de plus beau qu’un homme qui lutte pour la vie avec art ? – je répondrai que là où Hemingway voit art, je ne vois que contrefaçon scandaleuse, là où il voit héroïsme, je ne vois que confort et supercherie. Le grand frisson, la noblesse, la bravoure ne sont pas du côté du matador mais de l’animal qui, à coup sûr, lutte pour la vie puisque, dès qu’il bondit dans le soleil et débouche dans l’arène, il vit là ses derniers instants. En outre, on ne compte pas le nombre de toreros qui sont intervenus avant l’entrée en scène du matador, qui ont poursuivi de leur pique et de leurs banderillas enflammées la pauvre bête exténuée, qui l’ont disposée à mourir. Et voici que le matador, frais et parfumé, élégant dans sa tenue d’apparat, d’une santé éclatante, arrive enfin, l’épée à la main, pour porter l’estocade. Comme la loyauté et l’honneur sont peu de choses dans le monde de la tauromachie ! Comme la lâcheté règne en maîtresse incontestée ! Au fond, dans toute cruauté est à l’œuvre une forme de lâcheté qui se donne des airs de triomphe. Je ne veux pas de ce triomphe coupable, de ce triomphe indu, de ce triomphe qui porte atteinte à la pureté de l’être, et qui, pour ne pas voir son œuvre exécrable, se drape de sang. La corrida n’est pas une danse avec la mort mais une danse avec la peur de mourir qui n’en finit pas de tourner dans la tête des hommes. Ce n’est pas avec le taureau que lutte le matador, l’ombre noire qui s’éloigne et pivote, qui rase les palissades et transperce la muleta, c’est la peur de la mort incarnée, cette peur qui hante les hommes depuis les origines. Nulle œuvre d’art dans cette cérémonie compassée, nul accent héroïque, nulle grandeur sinon celle d’un homme qui joue à se faire peur au moyen d’un leurre vivant. Comme l’homme a besoin de se bercer d’illusions, comme il s’y entend à sacrifier à son petit plaisir les nobles créatures qui peuplent sa campagne ! Le matador n’est pas un artiste, il ne crée pas une œuvre d’art, il vient achever l’ouvrage de ceux qui le précèdent dans l’arène, il vient mettre en scène sa propre peur de la mort, il vient jouir de son impuissance à mourir. Car si, dans ce spectacle honteux, quelqu’un ne joue pas mais défend sa vie avec un acharnement admirable, si quelqu’un ne redoute pas de mourir parce que la mort n’existe pas pour lui, parce qu’il sait d’instinct que la mort est la vie poussée à ses extrémités, que la mort est l’apothéose de la vie, c’est bien le taureau glorieux dont la corne d’ombre plonge dans l’invisible. Non, Hemingway, tu ne me feras pas redescendre dans l’arène, je te laisse, toi et tes bouquins écornés, je te laisse au fond de l’abîme avec tes fantasmes et ton goût du sang nauséabond, je te laisse bondir sur la page comme le taureau dans l’arène, je te laisse jouer au torero – piètre torero, il est vrai – avec ta plume qui poursuit sans relâche une bête imaginaire, qui fouille ses entrailles avec un air de vainqueur, avec ta plume dont tu te sers comme d’un instrument de mise à mort pour faire couler le sang de tes personnages et saluer au passage la mort qui t’émerveille tant. Moi j’écris seulement pour redresser mes contemporains et je trouve dans ce geste suprême une joie qui me comble au centuple. Pas d’humiliation dans ce que j’écris, pas de sang ni de mort mais la vie donnée en plénitude à qui veut la recevoir. L’ombre projetée de la corne du taureau sur la page est elle aussi un fruit de la lumière, lumière de vie sanctifiante où tout se simplifie et s’unifie, où le mot amour cesse d’être un mot pour devenir la réalité suprême qui embrasse toutes choses – et la corne du taureau et le matador et Hemingway.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article