Les aventures de Céleste ou le voyage impossible (4)

Publié le par Julien Métais

14. Céleste se remet en marche. Les minutes passent et il remarque que le paysage autour de lui ne change pas. Chaque pas qu’il fait lui procure l’impression pénible de ne pas avancer, comme si le paysage reculait à mesure qu’il progressait. Pourtant, il y a bien quelque chose de différent. En effet, à une trentaine de mètres, il distingue une masse sombre sur le bord de la route. Serait-ce une bête, un morceau de bois, un vêtement abandonné ? En s’approchant, il se rend compte que cette masse sombre n’est pas tout à fait inerte puisqu'elle semble elle aussi cheminer vers un point invisible. Il arrive maintenant à sa hauteur et s’aperçoit, ô stupeur, qu’il s’agit d’un homme en train de ramper sur le bitume. Il s’accroupit à côté de lui et lui demande s’il a besoin d’aide. L’homme dissimulé dans une grande couverture grise redresse la tête et le regarde, étonné. « Quoi, dit-il, il y a encore des gens debout en ce siècle éventé ! Allongez-vous par terre à mes côtés, cher monsieur, et vous verrez qu’il n’y a pas de plus beau point de vue que couché sur le ventre. Il y a bien longtemps que j’ai renoncé à la station debout. J’ai pris conscience un jour que, par les facilités de mouvement dont il jouit, l’homme debout avait perdu son assiette et branlait de-ci de-là sans pouvoir s’ancrer dans l’instant. Ces facilités de mouvement devenaient un moyen de s’arranger à bon compte avec sa conscience, en se dissimulant à ses propres yeux pour ne pas se sentir jugé. L’homme debout parcourt le monde sans état d’âme, il est l’homme de toutes les audaces et de toutes les libertés, il est également l’homme de toutes les perditions. Car où qu’il aille son ombre accuse sa lâcheté et sa paresse, son orgueil et sa vanité, et révèle, nouée en lui comme un nœud indestructible, la noire ambition qui gouverne sa vie. Du reste, qu’est-ce que la vie de l’homme sinon ce spasme comique qui lui fait croire que la vie a un sens, que l’univers n’est pas absurde, que sa folie est justifiée ? J’ai trop longtemps vécu parmi mes semblables, sous la lumière écrasante de leur jugement, pour ne pas désirer dissembler d’eux. C’est pourquoi je me suis jeté à terre. Quand je lève la tête, je vois la nature et ses formes infinies et je me réjouis du spectacle des beautés qu’elle déploie sous mes yeux avec tant d’imagination. J’ai appris à écouter le silence au point de m’y absorber tout entier et de devenir un désert soulevé par le vent. J’ai appris à me taire et à laisser monter en moi et s’épanouir les voix de l’univers. J’ai appris à casser le moule du langage pour n’être plus qu’une ligne pure mêlée au mouvement incessant des formes vitales qui passent et se transforment, au gré de moi, comme une source de clarté intarissable ». Céleste entend ce que lui dit l’homme à terre, il comprend le sens de ses paroles – en quoi ce dernier n’a sans doute pas tout à fait achevé sa métamorphose ! – et il ne peut s’empêcher, en l’observant, de penser à un écrivain irlandais qu’il apprécie tant et que, jadis, il a croisé dans un fossé sur une route de campagne. Il se dit que cet écrivain devait être un précurseur puisqu'il a fait des adeptes ! Sortant de sa pensée, Céleste répond à l’homme qu’il ne peut pas se permettre de ramper aujourd'hui car il a encore des choses à vivre avant la tombée de la nuit. Peut-être qu’après, il adoptera ce genre de locomotion – et par ces paroles il entend souligner que debout ou à plat ventre seule la posture change car, pour ce qui est de la locomotion, elle prend juste des allures et des rythmes différents. L’homme à terre réplique : « Cher monsieur, vous vous méprenez doublement. Premièrement, vous faites valoir un impératif qui n’a guère de valeur si l’on prend en compte le fait qu’il ne représente qu’un objectif de plus dans une vie d’homme qui en est déjà saturée. Regardez les hommes en société, ils sont tous emportés par le poids des objectifs à atteindre, ils ne peuvent s’arrêter en plein mouvement pour jouir de l’inachèvement de leur condition. Ne leur demandez pas d’attendre, ils n’ont pas le temps. Vous adoptez en cela le comportement stéréotypé de l’homme debout, toujours en train de se projeter vers un horizon inaccessible. Deuxièmement, vous prétendez que l’homme à terre peut encore se mouvoir, de sorte qu’il n’y aurait pas de véritable différence d’avec l’homme debout. Là encore vous vous trompez lourdement. Car l’homme qui rampe ignore la poursuite des objectifs fuyants où se perd la vie des hommes, il vit dans une extase immobile qui lui permet de divaguer des heures durant devant un scarabée transportant des cailloux pour consolider son abri. Il devient un spectateur curieux de tout ce qui l’entoure, et le temps ne compte plus pour lui. Il peut passer plusieurs journées sans bouger, non par flemme ou lassitude ou ennui mais parce qu’il vit dans un monde en mutation perpétuel qui le comble d’emblée. Et à force d’observer ce qui l’entoure, de spectateur qu’il était au départ, il devient un élément vivant de l’ensemble qu’il forme avec tout ce qui l’entoure, trait d’union entre la nature et ce qui d’instant en instant ne cesse d’avenir et de faire merveille. Pour ces deux raisons, je crois pouvoir prédire sans crainte de me tromper que vous ne me rejoindrez ni demain ni après-demain ni jamais… ». Céleste ne peut nier sans se mentir à lui-même la justesse des propos qu’il vient d’entendre, mais il sait aussi au fond de lui que les grandes décisions doivent être le résultat naturel d’un processus de maturation continu. Sans doute que l’homme à terre est plus avancé que lui sur le chemin de la vie. C’est pourquoi plutôt que de s’engager dans une discussion interminable, Céleste se lève et, montrant du doigt le ciel qui commence à s’obscurcir, dit à l’homme à terre qu’il doit partir. Celui-ci le suit un instant du regard sans rien dire puis plaque sa tête contre la route.

15. Céleste sent gronder en lui une certaine impatience. Après le philosophe et l’homme à terre – figure moderne du misanthrope – il espère en son for intérieur que sa prochaine aventure ne le confrontera pas encore à un homme ! Il en a assez entendu et il voudrait se détendre à présent que la nuit déploie sur les collines son large manteau et que les ombres du soir le frôlent en passant. Il songe que les grands hommes qui ont marqué l’histoire de leur temps sont pour les générations futures comme des ombres chinoises inassouvies errant dans le domaine dévasté de la mémoire. L’important n’est pas de vivre dans leur souvenir mais de puiser dans leurs œuvres la substance impérissable où se trouvent contenus comme un trésor les germes de vie qui attendent de recevoir une forme nouvelle. C’est du moins ainsi que Céleste conçoit son rapport au passé et à la tradition. Pendant qu’il se fait ces réflexions, Céleste s’aperçoit qu’il est suivi, non par un homme ou un groupe d’hommes, mais par un halo de lumière dont il se sent captif. Il est le centre de ce halo qui se déplace avec lui. Il se cache dans une grange abandonnée. La lumière ne peut l’atteindre. Il patiente là quelque temps puis il se dit qu’il devrait maintenant être tranquille. Or à peine a-t-il glissé un pied hors de sa cachette que le halo de lumière le cerne de toutes parts – et le cerne d’autant plus que l’obscurité se fait complète. Céleste fait penser aux enfants qui, en proie à une terreur panique issue de leur imagination fertile, cherchent un abri où se cacher de la bête monstrueuse lancée à leur poursuite. Mais ici nulle bête, le simple halo de la lune qui tombe d’aplomb sur Céleste et ne le quitte pas d’un fil. Céleste a l’impression d’un point d’interrogation posé sur sa destinée. Sa vie va-t-elle s’arrêter d’un coup ? Est-il parvenu au bout de sa journée ? Va-t-il enfin goûter à la profondeur d’un sommeil sans partage ? En même temps, cette lumière lunaire éveille en lui un sentiment diffus de culpabilité dont il n’arrive pas à se défaire. Pour tromper cette lumière accusatrice, Céleste pénètre dans la première ville que le hasard met sur son chemin. Il espère que la lumière artificielle qui enserre la ville dans son réseau de voiles translucides pourra le protéger et le soustraire à la vue de la lune. Il longe les grandes avenues baignées de lumière, il se promène sur les places et s’attarde devant les grands magasins. Partout la lumière vient briser l’écorce rétive de la nuit, partout la lumière chasse et dissout les ténèbres de la peur. Céleste se sent mieux. Il décide d’aller visiter un grand musée. Des toiles de maîtres sont alignée sur des murs froids et inexpressifs. La lumière éclate sur chaque toile et en altère le pur ordonnancement, l’équilibre impondérable, le mystère insondable. Loin de révéler la beauté du monde la lumière la flétrit, elle semble n’avoir été disposée là que pour violer l’intimité délicieuse de ses toiles et en dissiper la merveilleuse profondeur. Céleste commence à se dire que cette lumière artificielle auprès de quoi il cherchait refuge est peut-être une force de perversion subtile et que ce musée et la ville tout entière ne sont qu’un immense mensonge rampant au centre duquel il est enfermé. Céleste sort précipitamment du musée. La lumière qui tombe des réverbères l’aveugle. Il ne veut plus de cette lumière inexpressive qui fait pâlir la vérité. Il descend sur les quais qui bordent le fleuve. Mais la lumière semble être partout chez elle, elle occupe les moindres recoins, elle se niche jusque dans les failles. Elle forme comme un gant immense et chaud posé sur la ville et qui tient dans sa paume son cœur palpitant. Sortir de cette ville qui lui donne la nausée, retrouver l’homme dans son fossé, partir au désert et revoir le chameau… La tête de Céleste ressemble à une ruche en activité prête à éclater. Au milieu de cette ruche la reine lumière s’avance à sa rencontre tandis qu’il quitte la ville à toutes jambes. Quand il retrouve enfin l’obscurité, la reine se poste devant lui. Céleste a un mouvement de recul puis il s’immobilise. La reine lui dit : « Cher Céleste, le moment tant attendu est venu. Tu as su puiser au plus intime pour aller jusqu'au bout de toi-même sans dévier de ton chemin. Tu as vécu cette journée comme une épreuve qui t’a conduit, d’aventure en aventure, jusqu'au cœur de la nuit. Le sommeil va à présent descendre sur tes yeux et à ton réveil tu ne te souviendras plus de ce que tu as vécu durant cette journée. Et il en sera ainsi de chaque nouvelle journée, car tu es entré dans un cycle qui ne prendra fin que le jour où tu seras capable de sortir de la fascination dans laquelle il te jette pour aller affronter seule la nudité du monde qui brûle en toi comme un feu incorruptible ». Aussitôt Céleste se jette sur son lit et s’abîme dans le vide du sommeil. Nulle image pour troubler son repos, nul bruit pour le réveiller. Ainsi s’achève la première journée de Céleste.

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