L’homme qui regardait tomber la pluie (1)

Publié le par Julien Métais

1. Par un matin glacial de décembre, il sortit de chez lui pour se rendre dans un café du centre où il avait rendez-vous avec une vieille connaissance croisée quelques jours plus tôt à une exposition de peinture. Il se dirigea vers le grand boulevard que coupait en bas la rue au bout de laquelle était situé le café. Mais à peine était-il arrivé en bas qu’il se mit à pleuvoir des trombes. Il trouva un abri à l’angle du boulevard et de la rue qu’il devait remonter. Cet abri consistait en un balcon étroit qui s’avançait et formait un angle saillant. Des rafales de vent jetaient l’eau en travers du boulevard et sans cet abri il y a bien longtemps qu’il aurait été trempé de la tête aux pieds. Il espérait que cette intempérie ne se prolongerait pas. Regardant sa montre, il se fit la réflexion que s’il demeurait là plus longtemps, il serait en retard. Or il avait horreur d’être en retard. Toute sa vie était là pour attester de la ponctualité et de la précision scrupuleuse avec lesquelles il remplissait ses obligations et honorait ses rendez-vous. Le seul jour où il était arrivé en retard, c'était lors des funérailles de l’un de ses amis. L’enterrement avait eu lieu en province et, suite à des mouvements de grève, son train entra en gare avec plus de vingt minutes de retard. Longtemps il s’en voulut et il se promit que cela ne se reproduirait plus. Pourtant, le crépitement de la pluie sur la chaussée avait à un moment retenu son attention. Il s’était perdu dans la contemplation de ce rideau d’eau, de cette chute éclatante qui lui interdisait tout mouvement et lui procurait l’étrange sensation de se confondre avec la pierre de l’immeuble auquel il était adossé, comme s’il acquérait peu à peu la dureté du minéral. Ce qu’il voyait précisément, il n’est pas aisé de le dire. Entre les gouttes de pluie qui tombaient en biais, il avait cru apercevoir une forme bouger, qui semblait lui faire signe. Il se dit que ce n’était là qu’un effet dû à l’altération des lignes de force composant le paysage urbain. Il se frotta les yeux et la forme disparut. Il était en retard de plus de cinq minutes. Il se demanda s’il n’allait pas quand même remonter la rue car, là-bas, au fond du café, son ami l’attendait. Il hésita, fit quelques pas, puis stoppa net devant un feu vert, et voyant que l’eau ruisselait sur ses vêtements et touchait sa peau, voyant aussi que ce satané feu n’en finissait pas de ne pas changer de couleur, voyant que décidément ce jour n’était pas le sien, il regagna l’abri où il était la minute d’avant. Il avait froid, et il se mit à éternuer. Quelle poisse ! Il songea tout à coup qu’il ferait peut-être mieux de rentrer chez lui mais il était à peu près à mi-chemin du café. Les secondes continuaient à s’écouler, indifférentes, et il eut soudain le sentiment que s’il était coincé sous ce balcon, ce n’était pas un hasard mais pour jouir d’un spectacle inédit, celui d’assister de visu à la chute du temps, chaque goutte de pluie représentant une seconde s’écrasant sur le bitume. Ce n’était pas une avalanche de pluie qu’il observait mais la lente et continuelle agonie du temps qui venait s’abattre à ses pieds. Pour une fois, se dit-il, ce n’est pas moi qui court après le temps mais le temps qui court devant moi, avant de tomber sans pouvoir se relever. Cette chute du temps avait quelque chose de fascinant. Elle éveillait en lui un plaisir secret, et finalement, à la lumière de cette soudaine prise de conscience, il ne regrettait pas sa situation. Victoire, se dit-il en lui-même, le temps aussi est périssable ! Il avait bien maintenant vingt minutes de retard mais que lui importait ! Que son ami attende toute l’éternité même, cela ne lui semblait pas de trop tant qu’il pouvait jouir de ce spectacle. C’était sa condition mortelle qui était enfin vengée. Le temps chutait, le temps roulait à terre, le temps rampait tandis que lui, debout, se laissait aller à un puissant sentiment de griserie. Mais bientôt il sentit naître en lui une sourde tension, le battement de son cœur s’accéléra, sa gorge se serra, sa vue perdit de sa netteté, sa tête tourna comme une toupie insatiable, il ne savait plus vraiment ce qu’il faisait là ! C’est qu’entre-temps une pensée avait germé dans son esprit. Lui, simple spectateur, n’était-il pas également engagé dans ce spectacle, n’y jouait-il pas un rôle, ne subissait-il pas le même sort que la pluie, je veux dire que le temps, bref, n’était-il pas en train de dépérir ? Cette question le hantait et le laissait sans répit. Est-ce que je vais m’effondrer par terre, est-ce que je vais, tout comme la pluie qui ruisselle et poursuit sa chute dans les bouches d’aération, tomber plus bas que terre ? Que vais-devenir si je suis moi-même livré à une longue agonie ? L’angoisse était si grande qu’il crut tomber à la renverse. Heureusement, le mur derrière lui n’avait pas bougé d’un pouce ! Mais ce n’était pas seulement le temps qui chutait et lui qui dans le temps coulait au fond des rigoles et allait se perdre au loin, c’était aussi l’espace. Car devant lui, la pluie déjà formait les hideux barreaux d’une prison. Pris au piège, il ne pouvait tenter le moindre mouvement sans se heurter à ce flot de matière inflexible. Désespérément seul dans sa cage translucide, acculé au pied d’un mur qui se prolongeait au-dessus de sa tête sous la forme d’une avancée de pierre, il semblait condamné à mourir pétrifié. Sans doute il pouvait apercevoir les passants, formes vagues qui glissaient sur le boulevard sans lui jeter un regard. Il aurait voulu les appeler mais sa voix était recouverte par le bruit continu de la pluie. Ce qu’il vivait à cet instant lui rappelait les champs de bataille où les hommes succombent sous la mitraille du feu ennemi. Car, à présent, il en était certain, ces formes qui passaient en trombe sous ses yeux, ces formes qui tentaient la traversée du champ de bataille, nombre d’entre elles n’arriveraient pas jusqu'au prochain abri. Elles seraient terrassées avant d’avoir vécu. Cette situation devenait intolérable. Il ne savait plus que faire et que dire et que penser. Il était prisonnier de la cloche de l’air qui retentissait dans sa tête avec un fracas métallique terrifiant. Cependant, il pouvait encore lever ses pieds du sol, il n’était pas relié au sol par quelque fil invisible. Il se mit donc à piétiner et il trouva dans ce léger mouvement une jouissance inconnue. En même temps, il n’en finissait pas de se questionner : qu’est-ce qui en lui battait si fort qu’il doive ainsi marteler le bitume ? Était-ce les battements de son cœur dont il reproduisait par les pieds les coups sourds et réguliers ? Ou était-ce une façon de punir la terre à cause tout ce qui en elle ne cesse de tomber au néant ? En tout cas, cette attitude étrange faisait songer à une danse guerrière – celle que décrivent les sioux face aux cowboys dans les westerns de notre enfance. Il tapait du pied en décrivant une ronde et poussait de petits cris comme pour s’encourager. Contre qui allait-il partir en guerre, voilà une question à laquelle il lui aurait été bien difficile de répondre. Aussi ne se la posait-il pas, poursuivant dans son coin son petit rituel guerrier. Qu’était devenu son ami à ce moment précis ? Il ne s’en souciait pas le moins du monde, il l’avait oublié. La seule chose certaine, c’est qu’il devait accomplir ce mouvement car sinon il risquait de chuter. Il bougeait pour ne pas se pétrifier. Il bougeait pour que les éléments naturels ne l’emportent pas dans leur fureur guerrière. Il bougeait pour échapper à sa condition de chair et de sang. Il bougeait pour ne pas mourir, et vivre éternellement dans la liesse d’un mouvement revenant jusqu'au vertige sur lui-même.

2. Cela faisait déjà plusieurs heures qu’il était parti de chez lui. Depuis, la pluie avait cessé et le ciel s’était dégagé. Le soleil se promenait paresseusement sur le boulevard et venait réchauffer les os des vivants. Déjà la foule affluait et des cyclistes circulaient sur les voies réservées. Les passants en bas du boulevard regardaient surpris un homme enfoncé sous un balcon en train d’accomplir une danse étrange. Visiblement, cet homme n’avait pas tous ses esprits. Il montait et descendait d’un mouvement régulier en tournant sur lui-même et en se tapotant la bouche afin de moduler un son de plus en plus soutenu. Au bout d’un moment, un homme s’approcha et lui demanda ce qu’il faisait. Mais l’autre, indifférent, semblait ne pas entendre. Comment un mot aurait-il pu agir sur lui alors que tous les éléments s’étaient ligués contre lui ? Une voiture de police, en voyant l’attroupement qui se formait, s’arrêta. Un agent sortit de la voiture et demanda à la foule de s’écarter. Aussitôt l’homme qui s’était adressé à ce pauvre fou lui expliqua la situation et l’agent interpella le fou. Mais le fou ne voulait rien entendre. Alors l’agent s’avança et le plaqua contre le mur, et voyant que le fou se débattait et devenait violent, il lui passa les menottes et appela des collègues en renfort. Le fou fut arraché de force à son retranchement et contraint de suivre les policiers jusqu'au fourgon et, en moins de deux, il se retrouva dans une obscure cellule. Après quelques minutes de calme, il se mit de nouveau à pousser des cris en tournant sur lui-même ! Car n’était-il pas encore séparé du monde par d’affreux barreaux qui le maintenaient à l’intérieur de sa réserve et lui interdisaient de jouir de sa liberté de mouvement, et d’aller, par exemple, rejoindre son ami qui depuis longtemps avait quitté le petit café et ne l’attendait plus ? Poursuivi par ces barreaux, immenses dents prêtes à le dévorer, il se préparait à une lutte farouche. Sa danse l’aidait à ne pas céder au désespoir. Elle était l’ultime ressource pour surmonter sa peur et triompher de la folie des hommes. Car ce n’était pas lui le fou, celui que l’on montrait du doigt et qui faisait rire les enfants. La folie, c’était tous ces hommes qui vivaient comme si rien de terrible ne s’était passé cette froide matinée de décembre, comme si la pluie n’était pas un avertissement très clair d’un événement terrible. Tous ces hommes qui vivent dans une paisible indifférence, qui se laissent porter par le cours des choses, qui ont l’impression de maîtriser leur vie parce que chacune de leur journée est remplie par des devoirs et des objectifs sans fin, tous ces hommes qui vont droit au but et qui ne voient pas qu’il n’y a rien derrière le but que leur effort pitoyable pour se donner un semblant de consistance quand tout tombe autour d’eux, tous ces hommes qui, telles des gouttes d’eau, se précipitent vers un point invisible à partir duquel ils ont le sentiment d’avoir accompli leur journée, de n’avoir pas perdu leur temps, tous ces hommes qui souffrent et qui prennent l’apparence la plus éloignée de ce qu’ils ressentent parce que sinon ils risqueraient de briser le moule qu’ils se sont construits et de se heurter à la nudité du monde, tous ces hommes qui se cherchent des raisons d’exister sans soupçonner que ces raisons forment comme une immense palissade adossée à l’abîme, tous ces naufragés solitaires qui affluent et se déversent dans le néant qui les ronge du dedans, ce sont eux les fous ! Mais ce que notre homme se disait à lui-même, au fond de sa cellule, alors qu’il était engagé dans un mouvement frénétique, les autres ne pouvaient pas l’entendre précisément parce qu’il était séparé d’eux par des barreaux et qu’il fallait être derrière les barreaux pour se rendre compte de la gravité de l’événement. Ô pluie fossoyeuse qui creuse dans le vide du silence ton nid infortuné ! Les hommes ne savent pas qui tu es, ils ne savent pas te regarder, ils ne voient pas que tu portes en toi la consommation des siècles. Car la nature tout entière est venue se venger des blessures que l’homme lui a infligées, elle est venue demander réparation mais il n’y a que lui pour l’entendre ! 

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