L’homme qui regardait tomber la pluie (2)

Publié le par Julien Métais

3. Peu après, un officier muni d’une grosse clé le fit sortir de sa cellule et, après l’avoir une nouvelle fois réprimandé, le laissa partir. Notre homme, qui entre-temps semblait avoir recouvré ses esprits – il était devenu si calme qu’il était difficile de le reconnaître – franchit la porte du commissariat et se dirigea vers le pont qui menait à son quartier. Un observateur extérieur n’eut cependant pas manqué de remarquer que sa démarche avait quelque chose de suspect. Son pas, quoique assuré, évoquait la marche d’un funambule, il y avait en lui comme un mouvement dansant, une litanie, une plainte, un cri... Arrivé en bas du boulevard, il jeta un coup d’œil au balcon sous lequel il s’était tenu et d’où il avait fallu le déloger. Le balcon lui paraissait grossier et sans allure. Rien en lui qui justifiât le temps qu'il avait passé dessous. Même le souvenir de la pluie battante lui paraissait à présent puéril et ridicule. Qu’est-ce qui lui avait donc pris ? Comment avait-il pu imaginer que la pluie exprimait autre chose que ces filets d’eau tombant à la verticale ? Comment avait-il pu discerner dans cette pluie ne fût-ce que l’ombre d’un quelconque avertissement ? Tout cela était absurde. S’engageant dans le boulevard, il respira profondément. Il prenait plaisir à sentir sur sa nuque la caresse du soleil, à écouter le pépiement des oiseaux, à observer des enfants qui montaient et descendaient d’un banc. Un sentiment de paix et de plénitude l'envahit. Quel délice que de pouvoir s’enivrer de la profondeur de l’air, quel bonheur que de se fondre avec l’environnement au point d'en constituer un élément familier indispensable à l’harmonie régnante ! Une fois en haut du boulevard, il traversa la place et atteignit une petite rue. Il tourna à droite et entra dans son immeuble. Arrivé chez lui, il but un café fort et s’installa dans son fauteuil en parcourant le journal. Il commençait à s’abîmer dans une douce torpeur quand, tout à coup, il sentit un frisson lui parcourir le dos, et sa gorge se serrer. Des morceaux d’images se détachaient sous ses yeux, il voyait passer de grosses gouttes d’eau, un morceau de bitume, une sensation de fraîcheur pénétrante. Il pleuvait dans sa tête. Cette pluie tenace qui tout à l'heure le coupait en travers, cette pluie impérieuse et sauvage qui s’abattait sur lui, cette pluie indocile et rebelle ruisselait en lui avec une force nouvelle. Il avait beau se frotter les yeux, toujours quand il les rouvrait la pluie tombait drue. Cette pluie était la seule réalité certaine et pourtant il ne pleuvait que pour lui. Pourquoi lui seul devait-il subir la violence de cette pluie, pourquoi lui seul devait-il endurer cette punition de la nature qui semblait l’avoir désigné comme la victime sur qui décharger sa colère ? Était-il à ce point coupable qu’il doive prendre sur lui le péché des hommes ? Sa tête tournait et le sol se dérobait. Que faire ? Cloué dans son fauteuil, incapable d’accomplir le moindre geste, il se sentait aussi désemparé que sur le boulevard. Certes, il possédait encore la jouissance de ses facultés, il pouvait par exemple apercevoir à travers la fenêtre du salon grande ouverte un coin de ciel bleu éclaboussé de soleil, il pouvait entendre les cris des enfants jouer en bas, il pouvait synthétiser les deux ensemble et avoir une perception unifiée de la réalité environnante, mais toujours la pluie tombait dans sa tête, toujours des barreaux se dressaient devant lui, toujours des rires moqueurs lui arrivaient du fond de l’espace. Il aurait voulu saisir le téléphone pour prévenir quelqu'un du supplice qu’il endurait, mais l’idée même d’un tel acte le décourageait. Il avait bien songé à disparaître, à rentrer dans un trou caché derrière un grand meuble mais il se dit que de toute façon il emporterait cette pluie avec lui où qu’il aille. Le plus sage était donc d’attendre que cette pluie cesse. Il se carra au fond de son fauteuil, ferma les yeux et essaya, pour se distraire, de se remémorer des moments heureux passés en famille ou avec des amis, des scènes marquantes. Il se rappela la naissance de ses enfants, le premier puis le second, la nécessité pour l’obstétricien de les recueillir pour ne pas qu’ils tombent en entrant dans le monde et se fracassent le crâne. C’est si fragile un nouveau-né ! D'association en association, il en vint à considérer que la vie tout entière n’était qu’une longue chute vers quelque chose d’inconnu. Était-ce seulement la mort ou quelque chose de plus grand et de plus beau ? Fallait-il passer par la mort pour accéder à cette autre chose ? La mort réservait-elle à l’homme des surprises ? Ou bien fallait-il au contraire considérer qu'elle manquait cruellement d’imagination et qu’elle n’était somme toute qu’un acte après quoi tout s’éteignait à jamais ? Il ne cherchait pas à répondre à ces questions qui l’assaillaient, il se sentait ballotté comme un frêle esquif sur une mer en furie. Et il comprit que ces questions qui venaient prendre possession de son esprit était le moyen qu’avait trouvé la pluie pour continuer d’exercer sur lui son empire. Les questions tombaient au fond de son cerveau comme la pluie au fond du caniveau. Il pleuvait des questions ! N’en pouvant plus, il rouvrit les yeux et se leva, ses jambes tremblaient, il manqua de tomber. Il s’avança vers la fenêtre mais à présent il ne distinguait plus nettement les objets environnants, car la pluie avait redoublé de violence et tout ce qu’il voyait ruisselait d’eau ! Finalement, après avoir tenté en vain d’atteindre le rebord de la fenêtre, il revint sur ses pas et se laissa retomber lourdement dans le fauteuil. Je ne suis moi-même qu’une grosse goutte d’eau pensa-t-il ! Puis, épuisé et à bout de forces, il sombra dans un profond sommeil.

4. Quand il se réveilla, l’aube se levait. Il avait dormi d’un trait et se sentait reposé. Il prit son petit-déjeuner, fit sa toilette et, après avoir lu son courrier de la veille, alla se promener. Il traversa d’un pas léger la place en haut du boulevard. L’air était pur, le ciel admirable. Le soleil, sortant des profondeurs de la terre, baignait les immeubles qui bordaient le boulevard d’une luminosité admirable. Il aimait à errer à cette heure singulière de la journée. Souvent, en proie à une douce rêverie, il divaguait heureux sur ce grand boulevard. Il aperçut sur le trottoir d’en face un homme avec un chien. Il poursuivit la descente de ce long fleuve majestueux, les voitures qui passaient à ses côtés lui faisaient songer à de petits navires glissant vers l’horizon. Tout était frais et paisible. Arrivé à la hauteur d’un banc, il s’assit et regarda les navires qui croisaient. Certains rentraient au port, d’autres partaient pour une destination inconnue. Il crut entendre loin derrière lui le cri d’une mouette. Comme il était grisant de pouvoir respirer à pleins poumons l’air salé et de ne plus se sentir agressé par la pollution urbaine ! Immobile sur son banc, il dérivait adorablement. Le fil de sa rêverie se déroulait sans fin. De gros nuages blancs, dans une étreinte amoureuse, venaient baiser la surface frémissante de la mer. Un sentiment de profond bien-être le submergea. Il n’avait jamais ressenti avec une telle intensité l’influence bienfaisante de la nature. Ce long moment passé sur son banc l’avait revigoré, il avait recouvré toutes ses forces et le cœur gorgé de désirs il était prêt à partir à la rencontre du monde. Mais, au premier pas qu’il fit, cet univers enchanteur s’estompa et le décor urbain habituel réapparu. Des voitures filaient à vive allure, parfois des bus les suivaient. Quelques silhouettes surgissaient du bas du boulevard et avançaient dans sa direction. Il poursuivit sa descente. Quand il arriva à la hauteur des individus, un sourire étrange se dessina sur leurs lèvres, comme s'ils le reconnaissaient. Il s’en étonna puis n’y pensa plus. Avant d’atteindre le bas du boulevard, il remarqua un attroupement. S’approchant, intrigué, il se glissa parmi la foule. Or quelle ne fut pas sa surprise quand il aperçut sous un balcon qui faisait sailli un homme en train de décrire un mouvement circulaire en se tapotant la bouche et en émettant des sons de plus en plus aigus ! Qu’est-ce que cet homme fait là se demanda-t-il. Quelle folie a pris possession de lui ! La foule observait le spectacle sans rien dire. Cette situation était pour le moins inquiétante. Après avoir questionné sans succès les personnes autour de lui, il fendit la foule et s’arrêta net devant l’homme. Puis il commença à lui parler, préférant d’abord ne pas interrompre cette danse étrange. Mais voyant que l’homme ne l’écoutait pas, tout entier absorbé dans son mouvement incompréhensible, il tendit le bras pour l’arrêter. C’est alors qu’il se produisit un phénomène incroyable. Juste au moment où il toucha le bras de l’homme, il devint cet homme. Pourtant, personne parmi les gens autour d’eux ne s’aperçut de cette transformation. L’homme était l’homme ! Poussé par je ne sais quel obscur instinct, il avait descendu tout le boulevard dans le seul but de s’assurer de sa présence, de vérifier qu’il était bien là sous ce balcon, fidèle au poste ! Et le plus étrange, c’est que dès cet instant il cessa complètement d’être visible. Il était toujours là mais personne ne remarquait sa présence. Il veillait seul aux destinées du monde. La foule se dispersa. Une fois seulement un homme s’arrêta à côté du balcon, comme s’il soupçonnait la présence de quelqu'un, comme s’il devinait qu’il y avait là, dissimulé dans la transparence de l’air, un individu en train de danser. Mais, après être plusieurs fois revenu sur ses pas, l’homme reprit son chemin. Après le rendez-vous manqué, cette vieille connaissance avait décidé de se rendre chez son ami pour lui faire une surprise. Quand il sonna à la porte personne ne répondit. Il eut la curieuse impression que son ami n’habitait plus là. Où pouvait-il bien vivre à présent ? 

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