Les aventures de Céleste ou le voyage impossible (3)

Publié le par Julien Métais

11. Pauvre Céleste ! Quelle journée ! Au loin lui parvient le tintement des cloches d’une église abandonnée. L’après-midi, à peine entamé, il sent s’affronter en lui des forces antagonistes. Il se demande si cela vaut la peine de continuer. Mais, au bout du chemin, il se rappelle qu’il y a la récompense suprême, le sommeil profond et durable, le sommeil que nul éclair ne traverse et ne déchire, le sommeil épais qui réconcilie l’homme avec son destin. C’est pourquoi sans tarder il se remet en route. Après quelques kilomètres, aux abords d’un village, il aperçoit un homme corpulent qui tient dans ses bras une immense glace. Or quand les deux hommes qui marchent en sens inverse arrivent à la hauteur l’un de l’autre, l’homme corpulent s’arrête, si bien que Céleste surprend son image dans le miroir. Il en est bouleversé. Qui est-il au juste cet étranger qui l’observe et le regarde avec une curiosité mêlée de crainte ? Comment pourrait-ce être lui en qui la vie se double et se dédouble sans jamais interrompre son mouvement opiniâtre ? En même temps, comment ne pourrait-ce pas être lui qui se tient debout devant le miroir et qui se voit se voyant ? Car il est bien seul devant ce miroir, de sorte que si ce n’est pas lui, c’est un pur esprit ou quelque force surnaturelle qui se serait amusée à prendre le reflet qui lui parvient. Mais cela paraît à Céleste tellement improbable qu’il n’y songe déjà plus. Non, c’est bien quelque chose de lui, de son être intime qui émane de la glace comme une force tapie au plus profond de la matière et qui reproduit fidèlement chacun de ses mouvements au point de lui donner le vertige. Comment se tenir debout devant un miroir sans désespérer de se sentir ainsi réduit à un morceau de matière, comment ne pas en concevoir une rage secrète pour les mille brisures du temps qui viennent se refléter en majesté sur la tête de l’homme étonné – étonné de constater qu’il a à ce point vieilli, étonné d’avoir oublié que comme les autres il est soumis au temps, et que le temps a pour lui aussi tendu ses pièges invisibles – nœuds coulants que chaque seconde referme sur l’homme et dont il ne peut se délivrer qu’en s’enfermant dans un autre piège, accroissant encore le processus du vieillissement ! Céleste se souvient d’un philosophe qui vantait les vertus de l’oubli et il se dit qu’oublier est peut-être en effet le seul moyen de vivre heureux, sans passé, sans avenir, enfoncé seulement dans la terre humide du présent où tout arrive à maturité. Décidément cette glace le laisse perplexe et pour ne pas subir trop longtemps les effets de cette perplexité, qui risquent de le détourner de sa quête, il ne trouve rien de mieux à faire que de rentrer dans le miroir qui lui fait face, d’enjamber l’eau morte qui y repose et de reprendre son chemin. Quand il se retourne quelques pas plus loin et qu’il avise l’homme corpulent qui le regarde, stupéfait, le miroir dirigé vers lui, il remarque que son image a disparu. Soulagé, il reprend sa route le cœur content.

12. Mais Céleste n’est pas parvenu au bout de ses peines. Car voilà que, descendant d’un arbre, un singe vient à sa rencontre. De loin, on dirait presque une boule de feu lancée à toute allure et qui va tout détruire sur son passage. Juste avant le choc fatal, le singe stoppe net et se dresse sur ses deux pattes postérieures. Il fixe calmement Céleste dans les yeux. On dirait qu’il cherche à lire sur sa physionomie des indices de nature à justifier les expressions naissantes d’une guerre farouche, ou les signes de paix annonciateurs d’une entente cordiale. Visiblement il a discerné derrière l’inquiétude et la peur une nappe d’eau calme peu compatible avec les accents d’une fureur guerrière. Rassuré, le singe se met alors à faire une affreuse grimace. Céleste le regarde impassible. Puis, voyant que cette grimace ne produit pas l’effet attendu, le singe se met à sauter sur place en poussant des cris aigus. Là encore, Céleste affiche un flegme admirable. Furieux, le singe commence à décrire autour de Céleste de grands cercles comme s’il voulait l’entraîner dans un tourbillon pour le tirer enfin de sa torpeur. Quand il a fini sa danse pathétique et qu’il se replace devant lui, le souffle coupé et les narines dilatées, Céleste commence à se dire que la parenté que les évolutionnistes ont posé entre les hommes et les singes n’est qu’une sinistre plaisanterie. Car de ce singe à lui, nul trait commun si ce n’est peut-être un certain penchant à la pitrerie, lequel n’est du reste pas spécifique aux singes. On retrouve, en effet, ce penchant chez d’autres animaux particulièrement joueurs et taquins. Las de voir ce pitre grimaçant, Céleste fait mine de se retirer mais cet énergumène lui attrape le bras et le supplie de rester encore un peu. Céleste lui répond qu’il ne restera qu’à la condition expresse qu’il change d’attitude et s’adresse à lui avec des paroles sensées. Alors, faisant un effort prononcé de toute la mâchoire et des lèvres, suivant en cela les mouvements intérieurs d’une volonté inflexible, le singe se met à parler. Il raconte que si son peuple préfère le grognement et les cris précipités à la parole articulée, c’est parce que l’articulation exige un temps trop long dans un milieu où, à tout moment, on peut perdre la vie. Il explique également que l'inarticulation de leur langage est compensé par un système de gestes complexe que les singes ont élaboré au cours des siècles et qui leur permet de se faire comprendre sans équivoque. Car, poursuit le singe comme saisi par la flamme d’un discours enfiévré, le mensonge n’a pas droit de cité chez nous. Dès que nous en avons senti le danger, nous avons préféré rebrousser chemin et nous priver volontairement des bénéfices de la parole articulée. Car avec le mensonge, aussi tranchant et brillant qu’une lame de couteau, la mort entre dans le cœur des hommes. Céleste n’en croit pas ses oreilles. Que ce singe se mette à lui tenir un tel discours sur les avantages et les inconvénients de la parole articulée pour en conclure à la puissance de mort de l’articulation le laisse sans voix. Doit-il encore parler ? Le peut-il ? Après avoir marqué une pause, il répond au singe que sur ce point précis ils peuvent s’entendre, qu’il a lui-même longtemps hésité à s’enfermer dans un profond silence que le bruit des paroles ne viendrait pas souiller. Mais les nécessités de la vie en société, les lois et les règles impitoyables qui s’y exercent, la peur du qu’en dira-t-on et bien d’autres choses encore, l’ont contraint à sortir de son mutisme. Mais alors – ô prodige ! – sans raison apparente, Céleste commence à sautiller sur place puis à s’élever dans les airs en poussant des hurlements aigus et en prenant une expression simiesque renversante. A croire qu’il a été singe dans une autre vie – comme notre singe a dû être homme ! Saisissant la branche de l’arbre qui lui tourne le dos, Céleste en fait l’escalade à une vitesse prodigieuse. Le singe lui-même en est bouche bée. Perché en haut de l’arbre, Céleste n’a cependant pas complètement renoncé à toute forme d’articulation : il crie au singe qui l’observe d’en bas : « A bas la logique ! A bas la logique ! ». Puis, prenant son élan, il saute dans les bras du singe qui le réceptionne sans encombre et commence à le bercer pour qu’il se calme. « Dors mon tout-petit, dors… ». Céleste tressaille. Il observe avidement le visage du singe et dans un accès d’affection se met à lui raconter par le menu sa vie difficile, ses frustrations et ses remords, la tristesse qui le gangrène, l’inquiétude et l’angoisse aux sabots élancés… Au bout d’un moment, le singe perd patience. Il lui dit de cesser sur-le-champ ses jérémiades qui font honte à son peuple. Il lui ordonne de se mettre debout et de marcher droitement sans se soucier des précipices qui l’environnent. Il le somme de se taire et de suivre l’exemple des singes qui pour ne pas parler à tort et à travers usent de leur corps comme d’un instrument de musique étonnant. Céleste ne comprend pas. Un mur s’élève entre lui et son nouvel ami. Tout moyen d’entente semble compromis. Céleste s’en veut d’avoir voulu faire le singe alors que tout indique clairement que le singe ne fera jamais partie de sa famille. Il se souviendra en tout cas longtemps de l’humiliation subie.

 

13. Déçu, Céleste reprend son chemin. Il remarque à flanc de colline une petite maison entourée d’un vaste jardin. A mesure qu’il se rapproche, il aperçoit des fleurs et des roses d’espèces variées qui forment, selon une disposition étudiée, une figure géométrique étrange dont la contemplation procure un puissant sentiment de calme et de paix. Il frappe à la porte de la maison, laquelle, par sa simplicité, contraste avec le raffinement extrême du jardin. Elle est en bois brute, percée de deux fenêtres, avec un toit en tuiles rouges. Personne ne répond. Céleste frappe à nouveau. Rien. Alors qu’il est sur le point de s’en aller, Céleste croit entendre une chaise que l’on recule. Il attend. La porte s’ouvre doucement et apparaît un vieil homme élégant avec un visage aux traits réguliers, encadré de rares cheveux, le regard expressif, la bouche fine et pleine de sous-entendus. D'un mouvement de la main, le vieil homme lui fait signe d’entrer. Il traverse un petit couloir et pénètre dans une pièce sombre composée d’un grand bureau, d’un lit et d’une petite fenêtre. Sur le mur opposé à la fenêtre, une modeste cheminée et, à côté, un large fauteuil usé. Un tapis oriental sous le bureau imprime un peu de chaleur à cette pièce dépouillée. Il fait asseoir Céleste sur le fauteuil en rotin face à son bureau et l’invite à lui raconter ses aventures. Céleste, un peu décontenancé, a le sentiment troublant que cet homme sait déjà tout de sa vie et qu’il ne peut par ses propos que confirmer ce qu’il sait. Céleste raconte donc sa folle journée, son réveil douloureux, le besoin de se prouver qu’il peut vivre en une journée une vie entière et que, à cette condition, il lui sera donné de jouir d’un sommeil réparateur. Le vieil homme le laisse parler. Il l’écoute avec intérêt mais Céleste ne peut s’empêcher de remarquer le fin sourire qui se dessine par moment sur sa bouche. Après avoir évoqué sa rencontre avec le singe, Céleste s’arrête de parler. Que pourrait-il dire d’autre ? La journée n’est pas finie, une horloge sur la modeste cheminée sonne 17 h 00. Le vieil homme se lève aussitôt et revient avec un service à thé et quelques gâteaux secs. Il sert Céleste, prend une tasse et regagne sa place derrière son bureau. Un long silence s’installe. Puis, le vieil homme redresse la tête, ses yeux brillent avec un éclat singulier. Il pose sa tasse et prend la parole : « J’ai écouté avec attention votre récit et je me demande si ce défi que vous vous êtes lancé vous apportera quelque satisfaction. Certes, le sommeil descendra sur vous et viendra fermer vos yeux. Certes, vous vous sentirez au réveil un homme nouveau, un homme devant qui le champ du possible s’ouvre dans la diversité infinie de ses dimensions. Mais alors chaque journée ne deviendra-t-elle pas, par la force des choses, une nouvelle occasion de vivre avec un degré d’acuité inégalé l’aventure humaine dans toute sa richesse ? Et ne serez-vous pas chaque matin découragé à l’idée de tout ce que vous devrez affronter quand la veille même vous vous étiez couché, exténué, avec le sentiment exaltant d’avoir traversé le cercle des choses humaines ? Autant dire qu’il se pourrait que vous vous engagiez dans un processus infernal dont jamais vous ne sortirez victorieux puisque nul ne vient à bout de l’inépuisable substance humaine ». Céleste est surpris par la puissance de pénétration du vieux sage. Tout au long de son discours, il a regardé les deux épais volumes qui trônent sur son bureau et il a reconnu le nom de philosophes qu’il a lus et aimés dans sa jeunesse. Il se dit qu’il a devant lui un philosophe ou du moins un connaisseur de l’âme humaine et que son avis sera toujours d’importance. Il lui répond néanmoins qu’il ne peut pas renoncer à son projet, car y renoncer signifierait retirer sa confiance en la grandeur de ce qui advient. Le vieil homme acquiesce et reprend : « Je comprends fort bien qu’il serait absurde pour vous de renoncer mais songez que cette absurdité est peut-être le dernier degré de la sagesse et que derrière le renoncement se profile le point de clarté qui ouvre le monde et avec le monde les yeux de l’homme enténébrés et noirs de signes. Car si vous avez l’impression d’avoir choisi librement ce que vous vivez, vous avez tout autant été choisi par ce que vous ignorez, et ce que vous ignorez peut revêtir autant de formes et de noms différents que le langage en met à disposition : le destin, le hasard, la nécessité … Tout enfermement dans un processus qui se répète indéfiniment sans produire de soi-même les conditions de son accession à un état supérieur, riche d’une vie nouvelle, tout processus qui maintient l’homme dans les bornes d’un désir d’aventure qui se veut lui-même sans vouloir ce qui advient comme il advient est néfaste et ne peut conduire qu’au chaos. C’est pourquoi je vous objurgue de ne persévérer dans votre projet que si vous possédez le sentiment intime que c’est plus que vous-même que vous recherchez, plus que votre pauvre personne avec ses infirmités honteuses, ses frustrations et ses peurs, ses doutes, ses déceptions et ses remords… Vous devez casser le noyau de l’être d’où émane la rumeur du monde – rumeur vague et tristement monotone – pour permettre la diffusion pleine et entière du possible, sinon la fatalité s’abattra sur vous et vous brisera en deux. La vérité pousse sous la pierre du visible, et il faut ôter cette pierre pour en percevoir la saisissante beauté ». Céleste est abasourdi. Il n’a jamais entendu parler avec une telle éloquence. Son impression première se voit confirmée ; cet homme en sait trop pour ne pas connaître non seulement ce qu’il a vécu mais encore ce qu’il vivra. Il est là pour le mettre en garde contre les dangers de la démesure qui guette tout homme qui joue sa vie devant l’invisible. Il est là pour lui rappeler qu’il doit demeurer fidèle à son désir d’absolu sans s’illusionner sur ce que celui-ci lui réserve, sans en attendre même quelque bénéfice puisque la seule chose qui compte en cette vie éphémère est de vivre dans la lumière de la vérité qui comme une pierre avide brûle le cœur de l’homme. Mais Céleste sera-t-il capable de se conformer à cette recommandation ? Le projet où il s’est engagé n’est-il pas en définitive un effet de sa paresse et de sa passivité essentielle plus que de sa volonté ? Est-il autre chose que la négation même de tout choix dans l’instant illusoire de son absolue affirmation ? Céleste a la tête qui tourne. Il a l’impression qu’au fond de lui une force obscure le pousse à sa perte cependant que, à un niveau moins directement lié aux circonstances empiriques, point le sentiment d’être sur la bonne voie et de devoir persévérer aussi longtemps que la nuit ne sera pas venue jusqu'à lui. C’est pourquoi il se lève, remercie chaleureusement son hôte, s’incline, puis se dirige vers la porte d’entrée. Quand il quitte la petite maison, le paysage qu’il avait sous les yeux en arrivant a été profondément modifié. Arrivé à flanc de colline s’étale devant lui une mince route droite qui se perd dans les confins. Il comprend que le chemin est encore long avant l’heure du repos.

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