Prométhée encore

Publié le par Julien Métais

1. Sur son rocher escarpé, sur cet à-pic vertigineux, Prométhée, enchaîné, ne cesse de défier le grand Zeus. Il sait que le temps du dieu de l’Olympe est compté, il annonce à qui veut l’entendre la fin prochaine du Père. Que s’abatte sur lui le flot des malheurs, il ne craint pas pour sa vie, lui qui par nature est immortel. Prométhée est fier d’avoir volé le feu aux dieux pour le remettre entre les mains des humains. Ces éphémères disposent avec le feu de toutes les ressources nécessaires au développement des arts. Sans lui, les hommes ne seraient que des ombres errantes. Il leur a dessillé les yeux, là n’est pas son moindre mérite. Que Zeus lui dépêche Hermès pour savoir par quelles noces il perdra le pouvoir, il n’en a cure, il refuse de répondre, il renvoie Hermès à son maître, non sans l’avoir humilié. Hermès a beau lui découvrir les malheurs qui l’attendent, Prométhée demeure intraitable. Que vienne chaque jour l’aigle du Caucase lui dévorer le foie, il endurera bravement ce supplice ! La douleur, il en est pétri ! La légende est bien connue, en revanche, ce qui est beaucoup moins connu est le sort réservé à un homme qui osa contester le pouvoir de Zeus en proférant à son endroit des paroles sacrilèges. De cet homme, nulle trace dans les témoignages que nous ont laissé les Anciens. Et pourtant, il n’est pas un produit de mon imagination, il a toujours existé, simplement, il avait besoin de l’audace inouïe de Prométhée pour se révéler. Mettant en cause le pouvoir despotique de Zeus, puisant dans l’exemple de Prométhée la force de transgression indispensable à son accomplissement, prenant et brisant dans ses fortes mains la chaîne du destin, il refusait ouvertement de sacrifier aux dieux du coin, il déclarait que l’homme n’est pas fait pour subir les traits aigus du destin, que le destin est l’invention des dieux pour se soumettre les hommes, que Zeus lui-même n’est qu’une suprême fiction naît de l’esprit des hommes un jour de distraction. Informé par Hermès de ces propos scandaleux, Zeus décida de le punir sévèrement, en l’enchaînant non loin de son maître, Prométhée. Mais, voyant que ce châtiment ne faisait pas fléchir l’orgueil de cet éphémère, et que, au contraire, la proximité avec Prométhée redoublait sa rage contre Zeus et contre tout ce cirque de la mythologie au centre duquel le hasard l’avait fait naître, le maître de l’Olympe le punit en lui envoyant un aigle qui chaque jour se délectait de son cerveau. Se posant sur sa tête avec ses griffes acérées qui lui entraient dans le crâne, l’aigle, de puissants coups de bec, déchirait la peau du crâne puis la boite crânienne avant de se repaître du cerveau de l’homme. Puis il repartait, le cerveau dans la nuit reprenait sa forme initiale et alors l’aigle revenait. Chaque jour, deux aigles venaient sur le mont du Caucase dévorer, l’un, le foie de Prométhée, l’autre, le cerveau de l’homme. Si, dans le cas de Prométhée, Zeus avait voulu punir l’orgueil inflexible du titan, dans le cas de l’homme, il entendait punir, sous le fier orgueil, la coupable lucidité de ce qui n’était, après tout, qu’une âme errante.

2. L’homme voit l’aigle approcher. L’aigle se pose sur le rocher. L’homme apprécie particulièrement ce moment où son esprit retrouve toute sa vélocité, son audace et sa force. Il voit loin, jusqu’au fond de l’avenir. Il n’a pas reçu le don de divination mais la lame de son esprit est si affûtée que rien de ce que trament les dieux ne lui est inconnu. Il lève la tête pour observer l’aigle au-dessus de lui. Il se dit que cet aigle n’est qu’une créature sans avenir, une créature de rien du tout, une créature au service de Zeus. Zeus envoie des bêtes féroces pour exécuter ses décrets, il ne se déplacerait pas pour punir les coupables, il a mieux à faire, lui, le roi de l’Olympe. Plus il y pense, plus il en est convaincu, les dieux sont tout droit sortis de l’esprit des hommes, ils n’existent pas, pas plus que cet aigle bizarre qui ne ressemble à rien, surtout pas à un aigle. De même, la notion de destin est une notion commode pour masquer le néant de l’être. Les hommes ont par faiblesse forgé toute cette mythologie, dans l’unique dessein de vivre dans un monde ordonné et hiérarchisé, un monde de rituels et de sacrifices offerts aux dieux, qui à la fois les effraie et les rassure. Les dieux ne sont que la projection hallucinée de ce que voudraient être les hommes mais que, du fait de leur finitude, ils échouent à accomplir. Dans ce monde, l’illusion est partout, les dieux prennent des formes humaines pour parvenir à leur fin, l’homme est la dupe de l’homme. L’aigle prend place sur le crâne de l’homme qui l’interpelle : « Que me veux-tu, ignoble créature ? Hier n’a pas suffi à aujourd’hui et à demain, tu dois encore te repaître de mon cerveau ! Ne sais-tu pas que si tu me laissais un jour de répit, je trouverais un moyen de délier mes liens de fer et de te rendre à ta liberté ? Sais-tu seulement ce que c’est qu’être libre, rapace au bec contrefait ? La liberté consiste à bannir de son esprit toutes les représentations trompeuses sur lesquelles nous vivons et, parmi elles, celle de nous croire assujettis aux dieux de l’Olympe. Nous vivons dans un monde qui n’est plus à notre taille, nous nous sentons limités dans nos mouvements, les dieux naissent sous nos pas comme autant de pièges rassurants. Car, aussi étrange que cela paraisse, nous aimons sentir l’action des liens qui nous entravent, ils nous fascinent ces liens, ils revêtent pour nous l’apparence de formes fantastiques et de ces formes nous avons peuplés la création, de ses formes nous procédons, nous qui ne voulons plus vivre dans nos chaînes ! La place immuable des êtres et des choses, voilà ce que nous rejetons, il n’y a pas de place prédéterminée, d’ordre souverain qui nous gouvernerait, tout cela n’est que fiction grandiose et pathétique, celle à la lumière de laquelle se déroulent nos tristes vies. Ni ordre ni hiérarchie ni rien. Il faut rompre le nœud des contradictions qui nous retient tout à fait de prendre notre envol. Zeus tout-puissant se plait à s’immiscer dans nos contradictions les plus intimes, il se plait à flatter telle tendance ou telle autre, selon qu’il espère en retirer tel ou tel profit. Il devrait rendre grâce aux hommes de l’avoir placé si haut, dans l’Olympe, alors qu’il passe son temps à les tromper et à les abuser. Moi, je refuse de vivre plus longtemps en la compagnie des dieux, je veux étendre indéfiniment le territoire de l'homme, de façon à le guérir de sa passion coupable pour l’asservissement. Tant pis si je finis ma vie sur ce rocher, au moins ai-je la satisfaction d’avoir été fidèle à mes aspirations les plus hautes et de n’avoir pas courbé l’échine devant ces dieux cruels qui me désespèrent. Je puis me targuer d’avoir jusqu’au bout garder ma dignité, car si je suis fait d’argile, de l’argile peut surgir un monde nouveau. Mais à quoi bon m’escrimer à te parler, tu ne comprends pas ce que je dis, tu obéis docilement à ton protecteur. Si seulement, tu pouvais gagner en intelligence en te délectant de mon cerveau mais non, tu demeures aussi bête, il n’y a rien à attendre de toi. Tu viens, léger, te nourrir puis tu repars, un peu plus lourd, sans demander aucune explication. Et moi, impuissant, je te vois faire, je sens la prise de tes serres sur mon crâne, j’entends la boite crânienne qui éclate à chaque coup de bec. Je suis encore en vie, je vis ma mort. Sous l’action implacable de ton bec, je défaille, tout se brouille et se mêle, la mémoire, l’infatigable mémoire se couche, je ne puis plus articuler le moindre mot, les idées qui me traversent sont des courants d’air froid qui me glacent le sang et les os. Plus ta tête s’enfonce dans les profondeurs de mon crâne, plus le sang dégouline sur mon visage, et plus la douleur devient insupportable. Je suis un atome de douleur dans l’abandon du cœur. Et toi, sans fin, tu laboures mon cerveau, bête insatiable et cruelle, sans fin ton bec déchire ma tendre chair, je ne vois plus rien, je n’entends plus rien, je ne suis plus rien, tandis que, d’un lourd battement d’aile, tu prends ton essor et disparaît dans l’âpre soleil. La nuit aveugle est descendue sur moi. Demain, comme chaque jour, tu viendras chercher ta pitance et tu repartiras, rassasié de sang et de nausée. Ma substance passera en toi, dans tes muscles et tes nerfs, dans ton sang. Et il ne subsistera plus rien de moi hormis ce corps vide offert à la torture des liens de fer qui lui rentrent dans la peau ».

3. Certes, je pourrais devancer le moment fatidique où, perché sur son rocher, l’aigle se régale d’avance de ton festin, je pourrais libérer mon bras droit et, attendre que l’aigle se pose sur ma tête, et empoigner ses pattes et le fracasser contre le rocher où je suis attaché – ne suis-je pas écrivain, ne m’est-il pas loisible de mener mon récit comme je l’entends, que peut le grand Zeus face à la pointe de ma plume irritée ? – toute l’histoire de la mythologie ne se résume-t-elle pas à une parenthèse dans l’histoire humaine ? – ne m’est-il pas permis d’enjamber cette parenthèse, non sans l’avoir vidée auparavant de sa substance ? Même, je pourrais jeter à terre le roi de l’Olympe pour lui apprendre à se jouer de l’homme impunément, je pourrais enfouir au fond d’un grand sac toute cette mythologie vengeresse et honteuse, avec son cortège de dieux et de déesses, avec ses sacrifices et ses offrandes inconsolées, avec ses plaintes et ses cris de joie aigus, avec cette peur au ventre comme un serpent ondulant sous la vague marine, je pourrais barrer d’un trait de plume l’histoire de la mythologie en telle façon qu’elle n’ait jamais existée pour moi, oui, vraiment, je m’en rends bien compte à présent, Zeus est la forme prise par un songe échappé de l’esprit humain, la grandeur de Zeus n’excède pas celle de l’homme, je pourrais réinventer, si j’avais du temps à perdre, une autre mythologie, avec des héros d’une autre étoffe, si les dieux vivent parmi les hommes, c’est qu’ils savent secrètement ce qu’ils leur doivent, mais à quoi bon tout cela, ne suis-je pas moi aussi enchaîné à mon récit ? Le plus difficile est le moment où mon cerveau se reforme. Il m’arrive, d’abord, comme une succession de traits lumineux qui, peu à peu, s’épaississent, puis je vois le germe d’une image s’animer, puis une autre qui s’agrège à la première et en compose une troisième, puis ces images se précisent, elles acquièrent à un haut degré de netteté, surtout, elles s’appellent les unes les autres, de manière à constituer une série uniforme, puis le souvenir éclot dessus, puis le sens comme un taon fantastique investit chacune de ces images, les accorde entre elles, alors la possibilité d’une multiplicité de récits se fait jour, alors parmi cette multiplicité certains s’imposent à cause de leur plus grande clarté intérieure, de leur cohérence et de leur lien perceptible avec l’instant présent autour duquel ces lignes de récits s’unifient, alors le passé et l’avenir s’éclairent magistralement, alors l’homme sait ce qu’il fait sur son rocher, il sait que, non loin de lui, se trouve son maître, Prométhée, il aperçoit déjà au loin, dans un tourbillon de lumière, l’aigle approcher, il ferme les yeux, il ne veut pas se laisser distraire par une vision passagère. L’aigle n’est qu’une image, ce rocher aussi, Zeus aussi. Il respire calmement la tête inclinée, il cherche au plus profond de lui les sources de la vie transfiguratrice, tout à coup son cœur se dilate généreusement, il a été touché par la beauté qui est plus haute que toute image, il rend grâce à la beauté de se donner à lui le temps d’une caresse ineffable, il se sent en paix, l’inquiétude aux dents acérées a été vaincue, il ne peut rien lui arriver de préjudiciable, de nuisible, de fatal. La flèche du destin a été détournée de son but initial, la flèche du destin s’est fichée dans la chair frémissante d’un arbre oublié. Il se met à genoux et mange la fleur de beauté qui pousse à son côté. Cette fois, le festin est pour lui, mais il ne se rend pas compte qu’au même moment l’aigle a pris place sur sa tête et qu’il s’applique avec rage à fendre l’écorce de son crâne, il ignore que l’aigle échoue dans son opération parce que la beauté lui a poussé au cœur et qu’à présent il ne fait qu’un avec elle, de sorte que son crâne est plus dur que la pierre, son crâne est la sphère lumineuse où la beauté convulse. Et voici qu’à force de s’obstiner, le bec de l’aigle se casse. Un couinement pitoyable s’échappe de sa gueule, il quitte le rocher sans se retourner. Dans son sillage, l’Olympe et tous ses habitants s’évanouissent. La mythologie a passé comme la vapeur d’un songe inhospitalier.

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