Dieu et nous

Publié le par Julien Métais

1. A présent que les prêtres ont les mains corrompues et que les églises se vident, à présent que le croyant est montré du doigt en terre chrétienne et que Dieu ressemble à une détestable momie dont plus personne ne veut, à présent que tout est permis, y compris les actes les plus sacrilèges, et que, retranché dans le vide du cœur, l’homme pose sur toutes choses la pointe de son regard acerbe et cynique, à présent que l’ordure ne cesse d’emplir ce vide dans un bourdonnement incessant et qu’il n’est plus possible de lever les yeux vers le ciel sans être suspecté de fanatisme – car il n’y a rien à voir là-haut – à présent que la droiture morale qui inspirait les plus méritants d’entre nous est foulée aux pieds, à présent que la dignité n’est plus qu’une ombre esseulée perdue dans les profondeurs obscures de la conscience, à présent que la mémoire bégaie sans fin, à présent que le bavardage humain s’étend et repousse le trop riche silence, à présent que l’homme glisse dans le confort de l’indifférence, à présent que rien n’est certain que le tenace désir de faire ce que bon nous semble, sans aucun interdit ni aucune limite, à présent que tout se vaut et moi et toi et ce chien et ce brin d’herbe et ce caillou, à présent qu’il n’est plus question de s’émerveiller devant la beauté du monde puisque nous l’avons passionnément défigurée, à présent que la haute exigence et la pure rigueur, au prix desquelles l’esprit s’élevait au-dessus de lui-même et se dépassait et s’accomplissait, n’inspirent plus qu’un haussement d’épaule ennuyé, à présent que la bêtise a pignon sur rue au point qu’il devient fort difficile de la distinguer de l’intelligence morcelée, en voie de pulvérisation, à présent que les ordinateurs neurophiles nous ouvrent le chemin et nous disent que penser et que faire et que déjà, au loin, se profilent les humanoïdes qui ont résolu de nous mettre au pas, plus que jamais il est temps de réinvestir ces lieux saints que nous visitons seulement quand la chaleur écrasante de l’été nous pousse à chercher un peu de fraîcheur parmi les pierres, il est temps de renouer avec le plus sacré, je veux dire le plus intime, car là seulement se trouve Dieu dont nous pensions bien naïvement nous être débarrassés. C’est, en effet, une règle générale que dès qu’un homme professe la mort de Dieu, il professe en même temps et plus sûrement encore la mort de l’homme. Pourtant, l’histoire se poursuit, les hommes se pressent pour monter sur scène, jouer leur partition et disparaître sans laisser de trace autre qu’une clameur montant du fond des âges. Non, Dieu n’est pas mort puisque sa mort entraînerait ipso facto celle de l’homme. Partout où bat un cœur d’homme, Dieu est vivant. L’homme a simplement glissé au néant, où, ma foi, il se trouve fort bien. Le nihilisme ne désigne pas seulement la négation de toutes les valeurs morales et sociales, mais aussi le soulagement qu’éprouve l’homme à se sentir vivant quand tout le nie, ou plutôt, quand il se nie lui-même. Car l’homme ignore qu’au moment de la plus grande affirmation de soi, il n’est déjà plus. Certes, il existe encore, mais tout ce qu’il fait s’exprime sur le fond de ce néant qui lui convient parfaitement, en sorte qu’il n’éprouve nul besoin de questionner son manque à être. Il se contente de n’être qu’une ébauche – qu’aurait-il besoin d’être plus ? – sa nature profonde répugne à tout effort. Une fois que toutes les valeurs ont été foulées aux pieds comme des inepties léguées par un passé essoufflé, l’âge des tranquilles transgressions peut commencer. On se peinturlure le corps, on change de sexe, on se suicide avec les bons soins de la médecine. Avec la digitalisation du monde, l’homme se réduit à une main besogneuse – jamais les doigts n’ont autant travaillé qu’à notre époque, ç’en est indécent – mais cette main ne pense ni ne chante, elle est occupée à appuyer sur des touches désespérément plates, et cela suffit à son bonheur. Il faut reconnaitre que l’homme de notre époque s’est terriblement simplifié, bien au chaud dans la sphère vide de son néant, il produit et consomme jusqu’à l’indigestion. Les nouvelles technologies sont l’exemple le plus criant de l’essentielle passivité de l’homme, incapable de créer autre chose que la morne complaisance où il s’abîme. La médiocrité rampante afflue de toutes parts et rares sont ceux qui peuvent se targuer d’y échapper tout à fait. Je me souviens du jour où, acculé au fond d’une impasse, je n’eus la vie sauve que grâce à une inspiration subite, enjambant d’un bond le haut mur qui me fermait le passage, lequel me semblait l’instant d’avant infranchissable. Cette anecdote est significative : nous manquons de courage, nous sommes si vides en dedans, si intérieurement pétrifiés, si odieusement jaloux de notre néant, si solidement attachés au flux d’images qui sort de nous et rentre en nous de façon ininterrompue et avec une violence inouïe – que dis-je, si solidement attachés, il faudrait dire ancrés, il faudrait dire enracinés, si puissamment enracinés que nous nous confondons entièrement avec ce flux d’images, que l’image forme notre unique substance, image si dérisoire en vérité mais que nous dotons de toutes les qualités objectives requises, afin de meubler l’immense béance qui nous habite – que nous n’avons plus la force ni le désir de partir à la rencontre de notre possible psychique, que nous sommes si démunis devant son idée – mais le possible n’est en rien une idée – nous sommes si impuissants que nous embrassons notre médiocrité, nous la berçons et la cajolons du fond de notre néant. Nous avons congédié le monde extérieur, ce même monde qui pourvoyait à la satisfaction de nos organes des sens, nous arrachant des larmes tant le spectacle offert était bouleversant, on y discernait comme l’expression première de la beauté, et nous l’avons remplacé par ce flux d’images intempestif qui nous met des écailles sur les yeux, qui nous bouche les oreilles et nous rend si malheureux, nous avons expulsé le possible de nos vies pour lui substituer ce monde virtuel, ce monde sans mémoire, ce monde sans perspective, ce monde sans pleine réalité. Le virtuel ne s’oppose pas seulement à l’actuel, il n’existe qu’aux dépens du possible qu’il prétend conserver mais sur un mode tellement enveloppé que le possible tend à devenir lui-même une image, image certes privilégiée car régulatrice, mais une image tout de même, aussi indifférente que toutes les autres. Or le possible définit l’espace de réalisation qui sépare l’homme de lui-même, en ce sens, il invite l’homme à rassembler ses forces et à s’accomplir dans l’abolition momentanée de cet espace. L’homme qui persévère dans son possible est engagé dans la réalité, rien en lui de virtuel, tout en lui d’effectif et de pleinement agissant. Le possible en tant qu’acte pur de réalisation de soi par plus haut que soi est négation expresse du virtuel, affirmation actuelle, pleine et entière, de ce que le virtuel échoue à donner. Tandis que le virtuel repose sur un flux d’images essentiellement passif, qu’il ne crée rien, son seul effort consistant à produire en série des lambeaux d’images vides de toute substance, le possible est puissance créatrice qui nous requiert et, ce faisant, se pose comme acte d’accomplissement de la liberté intérieure de l’homme.

2. Quelle place, dans ce contexte, accorder à Dieu ? Le cœur de l’homme est vide, avons-nous dit, les images s’y engouffrent et y tombent sans discontinuer. Or ce flux d’images coupe l’homme de lui-même, en l’incitant à faire sienne la vie préfabriquée des images qui emplit ce vide. L’homme est une image exorbitante. Dès lors, quelle réalité positive pourrait avoir Dieu sinon précisément celle de l’image ? Dieu est une image mais cette image possède la propriété singulière de rendre possible ce flux continu. Pour le croyant d’aujourd’hui, parmi toutes les images possibles, Dieu est l’image suprême, celle qui permet aux images de se répandre dans le vide. Pour l’athée, Dieu est une image comme une autre, destinée à passer et à repasser sans que cela n’affecte profondément le flux des images ni son orientation. Voilà donc toute la réalité, et l’homme et Dieu lui-même, réduite à la violence d’un flux intensif. Mais, pour le chrétien, une telle façon d’envisager les choses est foncièrement absurde. Car Dieu, à la ressemblance duquel l’homme a été fait, n’existe que de l’autre côté de ce rideau d’images hallucinées, il est la part manquante de l’image par plénitude de vie réalisée. Dieu se tient sous le fatras d’images où nous l’avons enseveli, à cause de notre refus obstiné de nous laisser toucher par lui. Ce refus lui-même provient de ce qu’il y a en nous plus de place pour Dieu, puisque le flux d’images sature notre néant. Or Dieu comme acte de possibilisation effective n’est pas une image mais le dépassement de toute image dans l’embrasement du cœur. C’est dire que Dieu ne cesse pas d’être présent à l’homme, simplement, en glissant dans le vide de l’être, l’homme n’est plus disponible pour Dieu. Cela ne signifie pas qu’il ne ressente de temps à autre le besoin de s’arracher à ce flux mais alors la situation devient si inconfortable que par peur et aussi par paresse, il se détourne de Dieu qui lui tend la main. Dieu veille patiemment, il se tient depuis l’origine au chevet de l’homme. Si nous ne percevons plus sa présence, c’est que nous sommes assaillis par ces images qui nous conduisent perfidement à l’oublier. Car toutes ces images qui s’enchainent à une vitesse vertigineuse, au point que nous nous définissons nous-mêmes comme des foyers d’images proliférants, ont un effet hypnotique sur la sensibilité, elles perturbent et altèrent le système nerveux, elles agissent sur l’homme comme une force paralysante. En même temps, en raison de l’effet de fascination produit, l’homme naturellement se laisse guider. Il dérive parmi ces images, entraîné qu’il est vers les profondeurs du vide. On comprend combien il est difficile de résister à cet afflux, d’autant plus puissant qu’il flatte la médiocrité humaine. Alors, poussé par ce courant impétueux, l’homme se laisse faire, il se laisse porter ici et là, satisfait de se rendre compte qu’il suit la tendance générale.

3. Ce processus d’« imagination » de l’homme a pour conséquence fâcheuse de réduire dans des proportions inquiétantes la vie intérieure de l’homme. De fait, constamment sollicité, l’homme n’a plus de temps à consacrer à Dieu, et puis si Dieu n’est qu’une image, il fait partie au même titre que l’homme de ce flux perpétuel, il ne possède aucune précellence, aucune supériorité. Dieu aussi se perd dans les profondeurs du vide. Dès lors, à moins de faire preuve d’une force d’âme peu commune, d’une abnégation et d’une humilité sans faille, il y a peu à attendre de Dieu. Mais, heureusement, il existe et existera toujours des hommes de foi que révulse le système d’images dans lequel l’homme s’est enfermé, des hommes de foi à la lucidité tranchante qui dénoncent la médiocrité ambiante et qui n’ont de cesse de reprendre contact avec les sources de la vie. Certes, ils se font de plus en plus rares mais peu importe le nombre, après tout, les disciples du Christ étaient douze. Ces hommes qui ont Dieu chevillé au cœur vivent dans l’espérance, ce qui les distingue d’une époque où l’on ne croit plus à rien sinon au noir cynisme. Or vivre dans l’espérance signifie exactement ceci : persévérer dans son possible, le possible étant, en définitive, l’autre nom de Dieu. Dans la foule des images qui les oppressent, ils s’arrêtent, non sans avoir laissé filer le frère bâtard de la petite espérance – l’espoir – ils s’arrêtent et ferment les yeux, ils se recueillent. Ils puisent au plus intime, loin du bruit et du vertige de la vitesse, ils puisent au plus secret de l’âme la substance revigorante sans quoi tout retombe au néant. Ils se sentent étrangement forts, pourvus d’une audace merveilleuse, cependant que monte en eux la douce lumière de la paix. Mais cette paix intérieure, cette quiétude, ils ne la reçoivent qu’à la condition de la dispenser à ceux qui les entourent. Tout leur être respire la joie, tout leur être respire la lumière. L’adversité ne les trouble pas, ils savent qu’ils abritent le temple de la beauté – la beauté comme une fleur de charité – si bien qu’ils n’ont rien à perdre mais tout à donner. Ils ont déjà un pied dans l’invisible. Le visible et l’invisible ne s’opposent pas pour eux, ils sont enchâssés l’un dans l’autre et, comme le visible est la somptueuse porte qui ouvre sur l’invisible, ils vont de l’un à l’autre, tout comme l’abeille passe de fleur en fleur pour butiner son miel. Ils tissent partout des liens ineffables et ils savent d’instinct que le règne mortifère de l’image n’aura qu’un temps. D’un bond, ils partent au fond de l’avenir et en reviennent les bras chargés de trésors. Ils cultivent le silence et le saint amour de la vérité. Ils en ont fini avec les mirages complaisants de la raison, ils s’abreuvent aux sources de la vie. Ils sont suffisamment armés, le cœur cuirassé d’espérance, pour marcher droitement dans le désordre de ce siècle épouvanté de signes. Ils marchent en Dieu et leur marche est prière, ils sont les témoins incandescents de la grandeur du monde qui vient.

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