La statue

Publié le par Julien Métais

1. Cet homme est bien malade. Au cours des mois, sa santé s’est considérablement dégradée. La dernière fois qu’on l’a vu debout, il avait une jambe repliée et un bras tendu vers l’horizon. On est allé jusqu’à lui pour s’assurer que tout allait bien. Impossible de le bouger d’un pouce. Dans cette position insolite, il se tient encore aujourd’hui. Une seconde a suffi pour que tout son corps se pétrifie. Si vous nourrissez des doutes sur son état de santé, ne vous inquiétez pas. Je suis catégorique : cet homme est vivant, mais il faut s’armer d’une patience infinie pour réussir à détecter en lui les signes furtifs de la vie. Sous cette apparence de pierre, le cœur bat et le sang circule dans le grand organisme mais de façon ralentie. Tout semble étrangement calme. Le jour où on l’a retrouvé au milieu du salon, on s’est fait un devoir de le transporter dans la chambre à coucher. Des hommes solides et vigoureux sont venus, sortes de manutentionnaires, et ils ont déposé l’homme sur le lit. Trois jours après, ils faisaient de nouveau irruption dans la chambre à coucher. La position inconfortable dans laquelle l’homme se trouvait empêchait sa femme de dormir. Tantôt elle se cognait à son genou, tantôt elle se réveillait avec dans l’œil les doigts rigides de son mari. Une autre fois, en dormant, elle donna un coup contre une chose dure sous les draps et le mari tomba de tout son poids sur la descente de lit. Elle se précipita pour s’assurer qu’il était intact. C’est alors qu’elle eut l’idée de le laisser debout à côté du lit conjugal, un peu en retrait tout de même – pour ne pas s’éborgner en se levant le matin – mais suffisamment prêt pour sentir sa présence. Les jours étaient difficiles pour la petite famille. Les enfants, las sans doute de voir leur père immobile, l’appelaient désormais « la statue ». Et, en effet, il était difficile de ne pas songer à une statue en voyant l’immobilité absolue qu’il conservait. Il était immobile pour l’éternité. La mère, partagée entre les tâches domestiques et professionnelles, avait du mal à joindre les deux bouts. Elle ne se consolait pas de l’état de son mari, elle pleurait chaudement sans savoir quoi faire. Elle se sentait injustement punie. Pourquoi son mari plutôt que le voisin d’en face, ce gros lourdaud sans cœur qui passe son temps à médire de son prochain ? Pourquoi pas le vieillard d’en bas, centenaire dans une forme étincelante, qui s’absente la journée entière pour aller faire des marches en forêt ? Il y avait là quelque chose d’incompréhensible. Mais ces questions demeuraient sans réponse et elle n’avait d’autre choix que de vivre avec ce silence qui la déchirait. Ses amis l’écoutaient volontiers, partageaient sa peine, puis reprenaient leur vie trépidante. Ils n’imaginaient pas tout ce qu’elle endurait. C’est dur d’être mariée à une statue. Les jours se succédaient et la petite famille s’enfonçait dans une misère toujours plus grande. La perte du salaire du mari obligea à déménager dans un appartement plus petit. La femme fit de longues recommandations aux déménageurs pour qu’ils prennent soin de la statue dans la chambre à coucher. Elle surveilla les opérations et se félicita de voir que, malgré quelques accrocs lors de la descente par l’escalier en colimaçon, son mari lui était revenu en forme. Il retrouva naturellement sa place dans la chambre à coucher, non loin du lit, près des rideaux. Quelquefois son épouse entrait dans une colère noire. C’était quand ses enfants introduisaient en catimini leurs amis dans la chambre à coucher, s’amusant à lancer un cerceau afin qu’il se fixât sur le bras. Elle les chassait énergiquement et, le soir venu, ses enfants montaient dans leur chambre sans manger. Un tel manque de respect lui paraissait inqualifiable. Pourtant, les pauvres enfants ne pensaient pas à mal, nulle perfidie dans leur jeu, mais le désir de nouer un semblant de relation avec le père que la maladie leur avait enlevé. Le temps passa et la mère dut se rendre à l’évidence, même dans ce petit appartement, les fins de mois restaient difficiles. Nonobstant un courage inouï et un dévouement complet à sa famille, la mère vivait sur ses maigres économies. Elle était parvenue au bout de ses forces, contrainte, après une longue semaine de travail exténuant, de travailler le week-end. Anéantie, elle ne savait plus que faire. Enfin germa dans son esprit usé l’idée qui, espérait-elle, allait les tirer de ce mauvais pas.

2. Il s’agissait de mettre au travail son mari qui, si immobile soit-il, pouvait se révéler d’une aide précieuse. En effet, une statue chez soi, c’est beau, ça tient chaud mais cela ne suffit pas pour vivre. Elle avait songé à ces hommes, drôlement accoutrés, le visage enfariné, qui se tiennent immobiles en certains lieux publics. Elle s’était dit qu’étant donné l’état de son mari, la concurrence serait vite écrasée. Or elle habitait non loin du château de Versailles. L’endroit était idéal pour exécuter son projet. Elle prit tout de même la précaution de demander l’accord de son mari. La réponse ne fut pas longue à tomber, ou plutôt elle fut si longue, si interminablement longue, si désespérément longue, qu’elle considéra que cette non-réponse avait valeur d’acquiescement. Elle fit venir des manutentionnaires qui installèrent son mari devant les grilles du Château, un peu sur le côté pour ne pas gêner les allées et venues des visiteurs. Les deux hommes qui étaient installés à demeure, et qui tiraient un profit non-négligeable de leur commerce, virent l’arrivée de l’inconnu d’un très mauvais œil. Heureusement, ils étaient déjà dans leur immobilité de statue quand on le déposa sur son socle, de sorte qu’ils ne purent que maugréer intérieurement. Par contre, en fin de journée, ils se dirigèrent vers l’intrus et lui intimèrent l’ordre de déguerpir au plus vite. Impassible, il ne daigna pas même leur jeter un regard. Le bras tendu vers l’horizon, l’air dur et intraitable, il faisait songer à ces prophètes qui annoncent une catastrophe. Les deux hommes s’agitaient en bas. D’un commun accord, ils décidèrent de lui infliger une bonne leçon. Ils recueillirent l’argent déposé dans le chapeau et le partagèrent. Voyant qu’il ne réagissait pas et semblait même souverainement indifférent à leurs faits et gestes, ils partirent avec le chapeau. Avant cela, cependant, dans un accès de rage, ils donnèrent un violent coup de pied dans le socle, mais la statue ne bougea pas et ils durent convenir, un peu honteux, le lendemain, qu’ils s’étaient blessés. De fait, ils boitaient légèrement. Cela ne les empêcha pas de prendre la pose. Quand la femme revint chercher son mari, elle constata que la recette avait été volée. Elle lui demanda des explications, mais celui-ci, comme à son habitude, garda le silence. Alors, elle décida de revenir le lendemain, dans l’après-midi, pour essayer de comprendre ce qui s’était passé. On remballa le mari qui dormit comme un loir aux pieds de son épouse.

3. Le lendemain, on installa le mari à sa place habituelle. Les deux hommes ressemblaient déjà à des statues inoffensives. En fin de journée, la femme s’assit sur un banc pour observer la scène. Or ce qu’elle aperçut la stupéfia. Elle surprit deux statues en train de voler les recettes de son mari. D’un bond, elle se leva et accourut. Mais les hommes prirent la fuite. Le jour suivant, la femme attendit que les deux individus prennent place, puis, après avoir fait déposer son mari sur son socle, elle s’approcha de l’un et se mit à lui tirer l’oreille, suscitant un éclat de rire de la part des touristes fraîchement débarqués. Puis elle s’approcha de l’autre, et pour lui faire sentir toute son infâmie, se mit à le tirer par la manche. N’ayant pas le temps de reprendre son équilibre, la statue tomba à la renverse et se brisa net. L’homme se cassa un bras. Elle rejoignit alors son mari autour duquel une foule énorme se massait. Par moment, elle avisait le fond du chapeau et se réjouissait de voir le succès qu’il remportait. Bientôt, il fallut acheter un second chapeau, tant l’argent affluait. Peu à peu son mari devint l’attraction principale. Le château, si grand, si beau, si ordonné, si éclatant de lumières, était boudé par les touristes qui n’avaient d’yeux que pour cet homme capable de contrefaire la pierre avec un naturel hors du commun. Et il est vrai que pour ce qui concerne l’art de se tenir immobile le plus longtemps, il l’emportait haut la main sur les deux compères, et le public ne s’y trompait pas. La réputation de l’homme était telle que des cars d’enfants étaient tout spécialement affrétés pour aller voir la statue. Les poches bourrées d’argent, les enfants regardaient, émerveillés, cet homme qui paraissait inatteignable. La femme exultait. Grâce aux recettes de son mari, elle pouvait comme autrefois faire des économies substantielles. La vie avait perdu ses arêtes saillantes, ses angles inflexibles qui font que chaque mouvement devient diablement compliqué. Semblable à un paisible ruisseau, la vie coulait, claire et limpide, sans que les pierres en dessous en altèrent ou en ralentissent le mouvement. Les amis défilaient dans le petit appartement pour voir celui qui avait rendu la vie à une famille au bord du gouffre.

4. Chose curieuse, personne, durant toute cette période, ne s’étonna de voir l’homme arriver le matin, raide comme pierre, soutenu par trois hommes vigoureux, qui, avec mille précautions, le descendaient d’une petite camionnette puis revenaient le soir, renouvelant la même opération dans l’autre sens. On devait penser que cela faisait partie du spectacle et que, une fois les portières fermées, la statue reprenait forme humaine. De même, il fallut attendre plusieurs semaines pour s’aviser que la position dans laquelle se trouvait l’homme n’était peut-être pas insignifiante. Le bras tendu vers l’horizon avait sûrement quelque signification cachée. On dépêcha sur place des philosophes et des théologiens, des hommes de science aussi, mais personne ne put résoudre l’énigme de ce bras. Certes, l’orientation singulière de la statue était le fait de la femme qui ne laissait rien au hasard, mais on ne pouvait se sortir de la tête que ce doigt pointé vers des régions inconnues, avait une importance capitale pour apprécier la portée philosophique de ce que l’homme donnait à voir. La jambe repliée éveillait elle aussi une foule de questions. Pourquoi cet équilibre précaire ? Comment comprendre le contraste entre la jambe repliée et le bras tendu ? Cet homme ne réalisait-il pas en acte un équilibre suspendu ? Mais alors comment se faisait-il qu’il semblât si enraciné sur son socle, si solide à la fois et si fragile ? L’opposition du bras – expression de la force déployée – et de la jambe – expression du retrait et de l’inquiétude retenue – traduisait admirablement cet équilibre souverain, lequel se retrouvait dans le visage où la poudre laissait apparaître un sourcil surélevé, créant un déséquilibre accusé par le nez long et fort. Oui, décidément, cette statue n’avait pas fini d’intriguer. Son succès était tel que la mairie dut intervenir pour déloger l’homme qui faisait de l’ombre au château. Mais l’émotion fut si vive parmi la population qu’on renonça. Grâce aux recettes accumulées, la femme put acquérir un logement donnant sur la place devant le château. Elle ne travaillait plus qu’un jour sur deux et passait une partie de ses journées, assise à la croisée de la fenêtre, à observer la foule qui se pressait autour de son mari. Elle était fière de lui et elle ne pouvait se cacher le fait que la place véritable de son époux était peut-être devant les grilles du château de Versailles. Elle répugnait parfois à venir le chercher, tant elle était persuadée qu’il prenait un vif plaisir à demeurer ainsi dans un si beau site. Surtout la nuit, quand les étoiles tombent du ciel et découvrent dans leur sillage des constellations inconnues. Ainsi deux nuits par semaine, elle acceptait, le cœur serré, qu’il découche, et quand elle le retrouvait au petit matin, elle était prise d’un sentiment de ferveur amoureuse comme au début de leur rencontre. Ce mari, décidément, n’avait pas fini de la surprendre. 

5. Après des négociations longues et compliquées, il fut convenu que la visite du château commencerait par celle de la statue. Devant le refus farouche de la femme de déplacer ne serait-ce que d’un pouce le socle où trônait fièrement son époux, on modifia l’entrée principale qui se fit à compter de ce jour sur le côté, en poursuivant derrière la statue. Mais les autorités n’avaient pas prévu le besoin irrépressible de la foule de revenir, en quittant le château, vers l’homme en équilibre. Et, en effet, il y avait dans cet équilibre suspendu quelque chose qui défiait les statues les plus illustres du château, à quoi s’ajoutait le fait que la statue n’était pas un simple morceau de pierre mais un homme en chair et en os. Ainsi, il fallut instituer un ordre de circulation de la statue au château puis du château à la statue, lequel donna bien des tourments aux autorités. La femme, intraitable quand il s’agissait de son mari, fut tout à fait rassurée quand elle vit que la situation était enfin maîtrisée. La situation financière de la famille devint florissante. Elle s’établit dans un appartement voisin, beaucoup plus spacieux, à la grande joie des enfants. On aurait voulu remercier ce père, on lui sautait au cou et on l’embrassait mais celui-ci demeurait insensible. Une fois, pourtant, on crut voir une larme tomber à ses pieds.

6. La fin de l’année scolaire approchait et une grande fête avait été organisée au château. De mémoire d’homme jamais on n’avait vu une telle affluence. Les avenues qui conduisaient à la place étaient noires de monde. La place offrait le spectacle ahurissant d’une foule si compacte qu’on aurait dit un cercle saturé de terre. Et de ce cercle surgissait, en un point d’abord indécis, une statue qui en formait le centre impondérable. La foule se massait contre les grilles du château mais bientôt sous la pression, les grilles cédèrent. La foule emplit le devant du château. Quelques intrépides, incommodés par le hérissement de tant de têtes, montèrent sur les toits. De là-haut, au moins, le point de vue était grandiose. On voyait l’homme sur son socle, parfaitement immobile, indifférent au mouvement de la foule traversée de nombreux courants intérieurs qui ne présageaient rien de bon. La pression de la foule n’allait-elle pas faire perdre à l’homme son subtil équilibre, n’allait-il pas finir piétiné par tant de pieds ulcérés ? Une fanfare au loin se frayait péniblement un chemin. Plus la musique se rapprochait plus la foule était soulevée par une excitation grandissante. La femme, debout devant la statue, fermait le passage aux importuns tentés de renverser son mari. Elle semblait bien impuissante, face à la foule affluant de toutes parts, comme si elle se renouvelait de l’intérieur. Elle avait, du reste, en mère prévoyante, expressément interdit à ses enfants de se joindre à elle, les obligeant à regarder le spectacle depuis la fenêtre. La fanfare marqua une pause à quelques mètres de là puis tourna au coude de l’avenue, reprenant sa marche d’un pas cadencé en direction de l’église Notre-Dame. Des cris stridents saturaient l’espace mental. C’étaient les enfants juchés sur les épaules de leur père qui ne tenaient plus en place et tapaient des pieds et des mains leur monture mal en point pour qu’elle se rapprochât encore de la célèbre statue. A un moment, une femme poussa un hurlement terrifiant. S’ensuivit une altercation entre deux hommes et il s’en fallut de peu que la foule ne se transformât en boule de feu prête à tout détruire sur son passage. Puis l’inconcevable se produisit. Alors que dix-huit heures sonnaient à l’église, l’homme bougea : il posa à terre sa jambe repliée et baissa son bras le long de son corps. Sidérée, la foule se figea sur place. Après s’être débarbouillé le visage et avoir remis de l’ordre dans ses habits, l’homme fit quelques flexions, puis, dans un silence de mort, fendit la foule, laissant derrière lui des milliers de statues orphelines.

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