De l'assassinat comme expression supérieure de la bêtise

Publié le par Julien Métais

A Samuel Paty

1. C’était un travailleur, comme vous et moi. Il exerçait un métier, longtemps considéré comme le plus beau métier du monde, et qui est devenu, sous le coup des défigurations de l’histoire, sous l’empire de la haine et de la violence, un triste sacerdoce. Pourtant, comme tant d’autres, il avait choisi d’exercer ce sacerdoce parce qu’il pensait que la formation et l’éveil des jeunes esprits à la réflexion critique, à l’appréciation nuancée des événements, dans une société en mal de repères, dans une société rongée par la lèpre noire du mensonge, était indispensable pour empêcher les tentatives de sabordage de la démocratie. Il était enseignant d’histoire-géographie, cet homme au sens civique développé, cet homme amoureux de son pays et soucieux de voir triompher les idéaux républicains : « liberté, égalité, fraternité ». Ce n’est pas une belle devise que ces idéaux, ce sont des valeurs universelles gravées dans le marbre de la mémoire, des valeurs avec lesquelles on ne transige pas. L’histoire de France, ce n’est pas rien. 1789, 1881, 1905, ce n’est pas rien. Il était enseignant et tous les ans, il faisait étudier à ses élèves des caricatures de Mahomet. Il n’agissait pas dans un but satirique – les dessinateurs s’en étaient souciés – mais afin de les sensibiliser, quelle que soit leur religion, à l’importance de la liberté d’expression. Il n’agissait pas pour ajouter aux caricatures une autre forme de caricature mais pour inciter les élèves à se questionner sur le sens de ce qui est permis en démocratie. Il aimait ses élèves, ce professeur épris de justice et de vérité, il aimait ses élèves et ce n’est pas seulement dans un but pédagogique mais par conscience des ressources inépuisables que chaque être porte en lui et par vif désir de voir ces ressources se développer et fructifier qu’il étudiait tous les ans ces caricatures. Il y voyait une protestation de la liberté face à ceux qui avaient prétendu et qui prétendaient encore empêcher son expression. La liberté d’expression a été acquise après tant de luttes et de sang versé que ce n’est pas aujourd’hui, ni en 2015, ni demain que les citoyens laisseront des hommes cagoulés, des hommes vêtus de noirs, avec au fond des yeux l’ombre brûlée de la démence, leur enlever ce droit inaliénable.

2. Il étudiait donc ces caricatures et, par crainte de froisser la sensibilité de ses élèves, il invitait ceux qui le désiraient à quitter la classe. Par là il faisait preuve d’esprit républicain. Il ne voulait pas que ces caricatures, par ce qu’elles contiennent de subversif et de brutal, pussent scandaliser ses élèves. A ceux qui restaient, il prenait le temps de les éclairer sur les circonstances de leur naissance, il prenait le temps de suivre les contours du trait noir dont s’étaient saisis les caricaturistes pour répondre à l’odieux assassinat qui avaient eu lieu dans le bureau de Charlie Hebdo, il prenait le temps de leur faire sentir le prix infini de la liberté – non pas la liberté de tuer par ignorance, non pas la liberté de tuer au nom d’un Dieu qui condamne toute forme de violence, mais la liberté de sauvegarder le respect fondamental de la dignité humaine. Il les alertait sur les dangers de l’endoctrinement idéologique et religieux, leur décrivant le processus de conditionnement qui, d’un homme, fait un avorton, un semblant d’homme, une chose hideuse enfin, pleine de haine rageuse, prête à tuer père et mère pour rejoindre le Grand Pacha. Il les informait sur les dangers d’une lecture trop littérale des Livres Saints ou d’une lecture partielle et fragmentée qui perd de vue le contexte et l’arrière-plan historique. Il leur parlait des philosophes des Lumières, de leur combat acharné contre l’obscurantisme et la superstition. Il leur montrait la force incomparable de la satire qui, plus et mieux que n’importe quelle arme de guerre, appuie là où ça fait mal. Il les faisait débattre sur la liberté de penser, soulignant le lien consubstantiel entre la pensée et son expression, il leur apprenait à s’écouter les uns les autres sans préjuger de ce que dit l’autre ou de ce qu’il pourrait avoir dit. Ce faisant, il les sensibilisait au choix du mot juste, du mot plein et irrécusable, du mot qui porte et déporte, et à l’importance de ne pas se laisser submerger par la charge émotionnelle qui court sous les mots et qui, bien souvent, ne correspond que très vaguement à la réalité évoquée. Par ce recul sur eux-mêmes, il éveillait les jeunes esprits à une perception plus fine de la réalité, de façon à ce qu’ils puissent par eux-mêmes s’orienter dans la pensée et affronter en toute conscience la complexité d’un monde en mutation perpétuelle.

3. Puis le Mal est arrivé. Il n’est pas descendu du ciel, le Mal. Il est venu par les réseaux sociaux. L’étranger s’est d’abord pris les pieds dans ces réseaux, puis il s’est relevé, persuadé qu’il devait agir sans délai. Pour quelle raison précise, il n’en savait fichtre rien, il n’avait pas assisté aux cours de l’enseignant, lui. Comme une ombre vénéneuse, il a glissé dans les sombres ruelles, et, après avoir traversé la petite place, il s’est posté devant le collège. Comme un frère qui attend un frère. A sa ceinture, un long couteau dont la lame fraîchement effilée brillait dans le noir. Il s’est renseigné, ce faux-frère, interrogeant les élèves sur l’identité de l’enseignant. Il attendait, tranquille et déterminé, tranquillement déterminé, sa victime. Il n’avait pas peur parce que la mort n’effraie que les vivants. Sa victime arriva. Il la suivit puis se jeta sur elle, la renversa, lui trancha la gorge d’un geste sûr tandis que l’homme se débattait et gesticulait comme une bête effarouchée, proprement il lui trancha la gorge puis il entreprit ce qu’il avait conçu comme l’élément essentiel de son crime. Il décapita l’homme. Il dut s’y reprendre à plusieurs reprises avant que la tête ne se détachât tout à fait du tronc, non pas que sa lame montrait des signes de défaillance, non pas que sa main tremblait ou que son esprit hésitait, non, rien de tout cela – combien de fois n’avait-il pas vu son oncle trancher la tête d’un agneau dans la baignoire éblouissante, juste pour se faire la main, combien de fois ne s’était-il pas réjoui au spectacle de sa robe empourprée de sang, et de la tête roulant sur le carrelage froid et de la vague lueur passant sur les yeux de l’animal – mais la vie de l’enseignant était si puissamment enracinée dans ce beau pays de France, y tenant par toutes les fibres de son être, cette vie d’humble travailleur était si vouée à la terre et à la semaison et à la culture et à la récolte, qu’il crut un instant que l’enseignant était plus fort que lui. Heureusement le Grand Pacha lui vint en aide et il put achever son acte odieux. Après, il photographia la tête coupée qu’il envoya sur les réseaux sociaux. L’étranger, par cette opération frauduleuse, rendait hommage au Mal qui l’avait si généreusement inspiré. Repéré par des policiers, il fonça sur eux en tirant sur les uniformes qui se dressaient sur sa route. Avant de mourir, il proféra ces paroles tristement célèbres, ces paroles indécentes, ces paroles honteuses, ces paroles défigurées, ces paroles que les citoyens, le cœur serré, entendent résonner dans les quartiers de leur ville quand un terroriste, croyant prendre son envol vers le ciel, retombe lourdement sur le sol, noyé dans son propre sang.

Et les beaux hussards noirs de la République d’un coup blêmirent.

4. Mais la tête de l’enseignant qui circulait sur les réseaux – ô indécence du visible au plein cœur de la nuit ! – cette tête, dans sa boite d’ébène, dans son cercueil tristement ouvragé, dans son cercueil six pieds sous terre, était déjà en train de repousser, de croître et de mûrir dans la tête des élèves et des collègues de son établissement, dans la tête de la communauté éducative, dans la tête de la nation tout entière, elle n’en finissait pas de grandir, de s’épanouir et d’essaimer, cette tête chère et souveraine. Et voilà que le peuple de France, riche de cette semence impérissable, se lève et chante d’une même voix, au nez et à la barbe des ombres assemblées – les ombres au couteau entre les dents – les ombres qui vivent du commerce de la peur, le peuple de France se lève et chante l’hymne de la liberté, et il chante avec tant de ferveur et d’abandon, avec tant de conviction, que les ombres reculent et disparaissent sous terre, cependant que le grand soleil de midi découvre la splendeur d’un monde où les pousses de la liberté, pareilles à une armée tumultueuse, une armée que le vent de l’histoire fait tressaillir, s’étendent jusqu’à l’horizon. Alors, on se dit que la mort a été vaincue et, dans la mort, l’inexpiable bêtise, et que toute vie sacrifiée témoigne dans le visible et l’invisible de l’inviolable liberté humaine.

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