Réflexions spirituelles (3) : Le Péché originel

Publié le par Julien Métais

1) La doctrine du péché originel a donné lieu aux interprétations les plus contradictoires alors qu’elle constitue simplement le levier fabuleux grâce auquel l’homme survit à chaque instant au mirage de son histoire.

2) Sans le péché originel l’homme en serait encore à cultiver les fruits de son jardin. Il serait encore dans un état d’aveuglement à tout ce qui l’entoure et jouirait sans félicité de la grandeur de son état.

3) L’homme n’est pas coupable d’avoir transgressé l’interdit divin, puisque le serpent qui s’adressait à lui savait d’avance emporter son adhésion. Il est coupable d’avoir fait de cette adhésion le signe tangible de son impuissance à aimer l’invisible.

4) Dieu ordonne, l’homme désobéit. L’homme désobéit parce que Dieu ordonne. Dieu ordonne parce que l’homme va lui désobéir. Ainsi tout est accompli.

5) L’héritage du péché originel est ce champ de ruines qu’on appelle histoire. C’est aussi l’étincelle bienheureuse dans la poitrine de l’homme jeté au milieu des ténèbres.

6) Chacun est coupable devant Dieu d’avoir déraciné en soi l’arbre de vie qui lui était destiné.

7) Le péché originel ne constitue nullement un schème explicatif permettant de comprendre la situation actuelle de l’homme ainsi que sa condition misérable. Il est dans l’histoire humaine l’expression irrévocable de la grandeur de ce qui a eu lieu et de la possibilité toujours remise d’en recevoir le vivant héritage.

8) Face au dogme du péché originel il n’y a plus d’histoire possible, ou alors l’histoire se trouve condamnée à errer sans fin autour des conditions de sa possibilité comme l’expression triomphante de ce qui n’a pas eu lieu.

9) L’homme est naturellement prédisposé à la connaissance. Cette prédisposition a été cause de sa chute dans le temps et de la nécessité subséquente de vivre de la souffrance comme de son principal aliment. Pourtant, si cette souffrance exprime d’abord l’éloignement de l’homme vis-à-vis de son Créateur, elle forme également le lien nourrissant qui le maintient dans une relation fructueuse avec Lui, puisqu'elle lui insuffle la force et le courage d’aimer jusqu'à la mort.

10) Le savoir s’est enfermé dans une pomme et, placé sous la dent du premier homme, il a corrompu son corps en le livrant à un essaim de signes dont il demeure le sujet électif.

11) A travers la profondeur d’une pomme la nudité du monde s’est découverte à l’homme dans sa richesse insultante.

12) La pomme n’a pas fini d’accomplir en chacun sa prodigieuse révolution. Le jour où cette révolution sera accomplie l’homme tombera dans le ciel comme un fruit trop mûr.

13) L’invention du péché originel correspond au besoin irrépressible de l’homme de former partout des lignages afin que survive la malédiction associée à son nom. Car l’homme voue un culte singulier à cette malédiction, il la chérie et la loue, il en fait un objet sacré au nom duquel il est prêt à tout sacrifier, y compris sa propre vie. Plutôt tout abandonner au langage, son être, son corps, sa chair et ses fibres, que de devoir se dépouiller de la robe de bure qui le préserve de tomber.

14) L’homme a inventé le péché originel afin de donner à Dieu l’occasion de lui témoigner sa fidélité. Il s’est laissé tenter par Satan dans le but de tenter Dieu de le déshériter. Il s’est joué de Dieu et du diable. Engagé, depuis lors, dans une impasse, il a appris à reconnaître la sagesse divine dans l’éclair de sa déréliction. Il a appris à aimer Dieu par-delà les essaims de signes qui s’emploient à capter ses dernières forces pour le déposséder de l’invisible. Aime l’invisible et tu verras luire au fond du visible l’absence de toute visibilité qui éclaire le monde.

15) Sans le péché originel l’homme vivrait privé du surcroît de lucidité que prodigue la sainte ignorance.

16) Si la fatigue est une suite de la chute, elle en désigne aussi le point d’accomplissement suprême.

17) Dans toute tentation est enveloppé le désir de voir quelle figure va prendre ce qui fait histoire. La tentation est une façon de s’allier les métamorphoses du devenir historique.

18) Toute la vie de l’homme est un cri désespéré pour expulser le fruit défendu qui chemine dans ses entrailles et le relie à la longue chaîne des générations humaines.

19) Ingérer le fruit défendu n’est pas le détruire mais lui donner la chance de mûrir en soi sa vocation d’éternité.

20) Le péché originel est un récit mythique ayant pour but de porter l’homme à aimer si ardemment sa mort qu’il y trouve l’occasion suprême d’être restauré dans l’état béni d’avant la première faute. Bien sûr, cette restauration est d’ordre purement métaphysique, mais elle n’en exerce pas moins sur tout son être un pouvoir considérable : elle le met en demeure de sentir la vanité d’une vie qui ne serait pas rehaussée par le prestige d’une mort conçue comme le point d’accomplissement de toutes les métamorphoses possibles.

21) Avec le péché originel la mort fait son entrée sur la scène du monde. Il faudra patienter longtemps avant qu’elle ait joué jusqu'au bout son rôle de veuve éplorée.

22) Le fait qu’au jardin d’Eden Adam et Ève se soient laissés séduire par le serpent et aient transgressé l’interdit divin, signifie que le premier homme a été créé libre, cette liberté impliquant une égale propension au bien et au mal. Mais si, dès le jardin d’Eden, le premier homme portait en lui la mort comme un fruit encore incrédule qui allait précipiter le cours des générations humaines, alors la tentation du serpent avait pour seul but de rendre manifeste aux yeux de l’homme la grandeur du mal qu’il abritait, de façon qu’il en explore les ressources infinies. Où l’on voit que, avant la Chute, était présent au cœur de l’homme un noyau de violence capable de bouleverser l’ordre divin. Et c’est ce noyau de violence, ressaisi dans le tamis du temps, qu’il s’agit pour chacun de cultiver afin de témoigner du désir de participer à la restauration de l’état originel. Mais cela ne peut se faire qu’au prix d’un amour infini de cela qui se présente à l’extrême pointe de la pensée, soit l’acte qui porte et maintient le monde sur son axe invisible et tourne l’homme vers son Créateur de façon à lui manifester sa joyeuse miséricorde. De ce point de vue, le travail de la pensée consiste à dompter cette violence sourde où se joue le destin du monde, pour en faire jaillir l’eau vive de l’Esprit qui renouvelle toute chose.

23) Si l’homme était heureux au jardin d’Eden pourquoi a-t-il cédé à la tentation ? Et s’il ne l’était pas pourquoi lui faire grief d’y avoir cédé ? Cet état de pure félicité que célèbrent les théologiens n’est-il pas par lui-même suffisamment aimable pour que l’on ne désire pas sa suppression ? La corruption de l’homme n’est-elle pas antérieure à sa chute dans le temps ? Mais alors à quoi bon revenir à cet état premier ? Et qu’est-ce que l’homme peut bien espérer de la fin des temps s’il doit de nouveau jouir d’une vie de félicité où la tentation comme un fruit corrompu pousse en lui ses branches inconsolées ?

24) La première faute d’Adam et Ève provient du désir brûlant de connaître la limite de toute connaissance en Dieu. Cependant elle demeure sans effet puisqu'en Dieu toute limite s’élargit jusqu'à devenir arbre de vie renouvelé au plus intime de la conscience.

25) C’est la présomption de notre misère que de voir dans le péché originel un simple expédient destiné à se rassurer sur le néant de notre condition. Car sans ce dogme comment pourrions-nous encore éprouver en vérité la distance qui nous sépare de notre acte le plus haut, comment pourrions-nous embrasser la création et jouir à travers cet état de communion fervente à tout ce qui n’est pas de la grandeur du monde qui vient ?

26) Le péché originel trouve son accomplissement théorique dans ce que j’appelle la « grandeur du monde qui vient ». Cette expression désigne l’état actuel de saturation du monde visible par l’invisible qui constitue son foyer le plus intime. Le monde qui vient ne se situe pas dans un avenir incertain mais dans l’espace inassignable d’un instant où le visible rentre dans l’invisible et trouve en lui sa force de rayonnement au cœur de l’homme. Ce monde est grand en ce qu’il enveloppe toute la création qu’il renouvelle de fond en comble au point d’en faire un système de lignes de vie se déployant simultanément dans toutes les directions. La grandeur du monde qui vient est grandeur de ce qui dans le péché originel a été ressaisi et transmuté en figure glorieuse du possible en état de perpétuelle mutation.

27) Le péché originel prouve l’impuissance de la raison à entrer dans le mystère de l’invisible sans accélérer la lente corruption de sa faculté.

28) La conséquence immédiate du péché originel est le combat intérieur de l’homme avec lui-même au moyen duquel il repousse les forces de pesanteur que le langage fait peser sur lui, et cherche dans la brisure des mots le souffle de vie transfigurateur.

29) La mort, suite naturelle du péché originel, remporte tous les suffrages. Nul moyen capable d’en détourner le cours et d’en différer l’accomplissement, nulle surprise susceptible de nous arracher à sa force de rayonnement éclatante, nulle joie de nature à nous faire aimer l’érosion intime qu’elle nous fait subir avec une constance inégalée. L’impossible est dans la mort la perpétuation du péché originel marquant de son sceau invincible la chair humaine.

30) Le péché originel est un principe de corruption destiné à faire tomber le vieil homme qui d’instant en instant veut prendre le dessus sur celui qui n’est pas.

31) Le péché originel enseigne à se méfier de la vivacité du signe qui retient l’homme captif de son royaume et le détourne de s’abîmer dans la perception intensive de son possible. Non que cette perception ait lieu indépendamment du langage – les mots sont des relais nécessaires à la métamorphose de l’esprit – mais elle doit s’accomplir dans l’unique but d’abandonner le signe à son errance en vue d’accéder à un plan d’existence supérieur où celui-ci n’est plus opérant, puisque rien de ce qui est articulé ne peut dire la grandeur inépuisable du possible.

32) Le péché originel n’a pas pour fin de culpabiliser l’homme sur la grandeur de sa faute. Il vise au contraire à lui faire aimer cette faute, à lui en faire sentir intensément tout le poids de grâce et de magnificence, et à lui demander la force et le courage d’enjamber le mirage de l’être pour partir dans l’inachevé et devenir pure force d’accomplissement du possible.

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