Le puzzle

Publié le par Julien Métais

1. On lui a offert un puzzle. Cela fait bien longtemps qu’il ne s’est adonné à cette activité consistant à assembler suivant un ordre croissant des pièces séparées, afin d’obtenir une figure nette et pure. Le puzzle en question a ceci de particulier que la figure à laquelle il doit aboutir demeure inconnue. Sur le carton qui recouvre les pièces, un grand blanc. L’intérêt de ce puzzle, qui en accroît sensiblement la difficulté, est de laisser à celui qui s’y essaie la surprise de découvrir la figure qu’il doit réaliser. S’agit-il d’un paysage, d’un voilier, d’un animal, seule la réalisation complète du puzzle permettra de le savoir. Il étale donc les pièces sur le tapis. Il met les coins et les bords à part. Il regroupe les pièces par couleur ou effet de contraste. Devant lui, une grande planche en bois sur laquelle il dispose les coins.

2. Cela fait déjà trois heures qu’il est occupé à ce puzzle et, à chaque fois, c’est la même histoire. Il s’aperçoit qu’il s’égare et fait fausse route, mais en l’absence de tout modèle, il ne peut faire autrement que de passer un temps considérable avant de renoncer. Il doit être suffisamment avancé pour se rendre compte que l’assemblage n’est pas pertinent et ne mènera à rien. Alors il désassemble les pièces, frustré et déçu. Quelle image peut bien se cacher derrière cette multiplicité de pièces éparses sur le tapis ? A force d’échouer et de recommencer, cela devient une idée fixe. Quel que soit le temps qu’il doit y consacrer, il éprouve l’impression obscure mais tenace que, loin d’être un simple divertissement, il s’agit là d’un jeu éminemment sérieux et que de la réalisation du puzzle dépend sa vie.

3. Cela fait trois jours qu’il passe ses journées, penché sur ce puzzle. Cela fait trois jours qu’il ne sait pas comment le terminer. Il ne dort plus ou alors seulement pour rêver à la figure parfaite dissimulée derrière le fouillis des pièces. Il sent comme une ombre lointaine qui s’approche de plus en plus, qui palpite sous ses doigts agiles, mais jusqu'à présent force lui est de constater qu’il n’a pu en venir à bout. Toujours cette figure se dérobe, toujours elle glisse entre ses doigts et tout est à refaire. Pourtant, il procède de façon méthodique, avec ordre et patience. Il assemble les pièces, une ébauche de forme apparaît, il pense être sur le point d’en finir mais voilà que les dernières pièces refusent de s’unir et de se mêler aux autres. Alors, reconnaissant son erreur, il défaits les pièces et se sent le plus seul des hommes.

4. Cela fait trois semaines qu’il fait et refait quelque chose qui ressemble à une figure mais qui, au dernier moment, s’efface et perd toute visibilité. Il commence à douter de la probité de ce jeu. Chaque pièce lui semble suspecte. Ce jeu n’est-il pas tronqué ? Possède-t-il vraiment une figure ? De fait, à aucun moment depuis qu’il s’est lancé dans cette folle entreprise, il n’a utilisé toutes les pièces. Pourtant l’idée de les compter ne l’intéresse guère. Il y a nécessairement dans ce jeu toutes les pièces nécessaires – soit donc, un nombre limité – mais le nombre des combinaisons possibles semble infini. C’est à n’y rien comprendre. Cette nuit, il a eu une idée. Et si chacune des figures qui apparaissaient représentait l’une des étapes de sa vie et si ce puzzle était par définition inachevable aussi longtemps que sa vie à lui demeurait inachevée ? Mais alors comment espérer finir un tel puzzle ? En tout cas, il se souvient de son enfance et de son adolescence, de sa vie de jeune adulte, de la rencontre de sa femme et de la naissance de ses enfants, de son entrée dans la vieillesse… Autant de tableaux qui défilent sous ses yeux et éveillent en lui un puissant sentiment de nostalgie.

5. Cela fait trois mois qu’il est sur ce puzzle. Pour la première fois, il a disposé sur sa planche en bois les pièces qu’il a sous la main. Il est sur le point d’en finir. Encore une pièce et il pourra se vanter d’avoir triomphé de tant de veilles passées à mettre en ordre une figure rétive. Chose étrange, il se rend compte que, même à ce stade, le tableau qu’il a sous les yeux n’a pas encore révélé son secret. Il doit disposer la dernière pièce et c’en sera fait. Or, au moment de s’en emparer, sa main qui glisse sur le tapis n’étreint que du vide. Impossible de trouver cette ultime pièce. Affolé, il soulève le tapis, regarde sous la boite, pousse les meubles, met le désordre dans la petite pièce où il s’est installé. Mais, après avoir cherché de longues heures, il doit bien se rendre à l’évidence, il a malencontreusement égaré ladite pièce. Celle-ci demeure introuvable. Du fond de son désespoir, il voit sa vie vaciller. Il s’arrache les cheveux et pleure de rage. Qu’a-t-il donc fait de cette foutue pièce ? Comment, dans ces conditions, terminer ce puzzle ? La tentation est grande de le défaire et de le recommencer. Peut-être alors que la pièce manquante réapparaîtra ! Mais il se rend compte de l’absurdité et de la puérilité de son raisonnement. Comment ce qui manque pourrait-il réapparaître à la faveur d’une simple opération de reconstruction ? Il ne sait plus quoi faire. Il s’en veut d’avoir accepté ce cadeau et il est bien certain que s’il avait su à l’avance tout ce que celui-ci allait lui faire endurer, il l’aurait, sinon refusé, du moins abandonné à quelqu'un d’autre. A quoi bon s’encombrer d’un jeu qui promet ce qu’il ne peut donner ?

6. Cela fait trois mois et trois semaines qu’il se tient prostré devant la planche en bois. Les yeux dans le vide, il songe à la pièce manquante. Des images se superposent et de cette superposition naît une impression de flou désespérante. Lui, il voudrait une image nette et pure, celle qu’il ne peut réaliser, celle qui le grandirait à ses propres yeux et imprimerait un sens à son existence. Car il a toujours vécu avec le sentiment d’une lacune, sorte de béance invraisemblable, comme si sa vie était dévorée du dedans par une bête monstrueuse qui l’affamait. Il se revoit adolescent, lisant avec passion tous les livres qui lui tombaient sous la main. Ne faut-il pas interpréter cet appétit de sens comme une tentative alors ignorée de combler cette lacune, de la remplir pour s’y sentir à l’aise ? En tout cas, la paix qu’il recherchait confusément, cette plénitude intérieure que la vie des grands hommes lui avait fait toucher du doigt, a toujours exercé sur lui une profonde fascination. Et, bien qu’il ne soit pas parvenu à la réaliser pour lui-même, bien qu’elle soit restée à l’état d’idée, elle n’en continue pas moins de le hanter. La tentative de terminer ce puzzle, au-delà de son aspect ludique, obéit, elle aussi, à ce désir de paix intérieure. Il se creuse la tête pour essayer de comprendre la nature de cette absence, trou béant au milieu de l’impossibilité de toute histoire. Une pièce manque et cela suffit à discréditer et à anéantir tous les efforts des hommes pour exister. Au milieu de ce puzzle, dans son centre caché, l’absence de la pièce convoitée tend à frapper d’irréalité tout le reste. Seul lui importe de mettre la main sur cette pièce, véritable clef de voûte soutenant tout l’édifice humain. Mais cette pièce fait défaut.

7. Cela fait trois mois et trois semaines et trois jours qu’il désespère de finir ce puzzle. Son petit appartement parisien est sens dessus dessous. Le désordre y règne en maître incontesté. Le puzzle inachevé semble avoir été abandonné dans un renfoncement. Certains coins sont en train de se désolidariser de l’ensemble. Des bordures se cassent et se détachent. Bientôt ce puzzle aura perdu toute apparence de figure, bientôt la pièce manquante aura engloutie tout le reste. Dans le salon jouxtant cette pièce, un homme est affalé en travers du canapé. D'une main, il tient une feuille tandis que de l’autre il dessine sur la feuille le puzzle reconstitué. Et, au centre de son dessin, brille une béance, et voilà qu’il essaie de donner vie à cette béance en l’animant, en la dotant d’une figure qui puisse s’intercaler en ce point précis et donner sens à tout ce puzzle. Puis, las des traits insignifiants qu’il trace dans cette béance, il repousse la feuille et soupire. Sur le dos, ses yeux suivent les moulures du plafond. Des lignes géométriques se poursuivent, se coupent et tracent de nouvelles régions dans l’éther immaculé. Le blanc du plafond lui entre dans l’œil. Ce blanc, c’est la pièce qui lui manque et il sent tout à coup son corps se lever, monter et toucher le plafond puis doucement redescendre et se poser sur le canapé qu’il vient de quitter. Est-ce une hallucination ? Il n’en sait rien, mais en tout cas, cette expérience de lévitation le bouleverse et une idée le saisit. Il est lui-même la pièce manquante qu’il recherche. C’est donc lui qui doit prendre place au centre du puzzle, s’y lover et y disparaître. Il se lève, entre dans la pièce attenante au salon. Le puzzle, disposé sur la planche en bois, trône au milieu. Au centre de la planche, une place laissée vide l’attend. Il avance prudemment. Il craint de modifier l’organisation complexe du puzzle. Il progresse cependant. Il arrive devant le bord vide. La forme qui s’offre à lui, légèrement arrondie, à quelque chose de rassurant. Il se recroqueville et s’endort. A cet instant, le puzzle s’illumine. Il semble animé d’un souffle nouveau, d’une organicité nouvelle, d’un chant inconnu. Puis, le silence retombe mais un silence d’une nature particulière, un silence vivant, un silence plein et dense, un silence nourricier. Et, avec ce silence, un grand calme et avec ce grand calme une nuit riche et profonde. Il peut dormir tranquille, cet homme réconcilié, il n’a plus rien à craindre, la nuit est son étoile.

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