Narcisse en campagne

Publié le par Julien Métais

1. Qu’il est difficile de rester en équilibre sur le toit du monde sans éprouver tôt ou tard le besoin de voir son image reflétée par une matière solide, une matière irréprochable sur quoi on puisse s’appuyer sans risquer de tomber ! Voilà ce qu’il éprouve depuis qu’il est entré dans le monde. Surtout ne pas se perdre de vue ou sinon le pire est à craindre. Et c’est parce qu’il en a une conscience aiguë qu’il est rarement en situation de se manquer. Le voilà déjà qui a surpris au détour d’une rue, dans un renfoncement, une petite surface luisante. Il se rapproche tout à la joie de s’y reconnaître. Je serai bientôt moi, bientôt je coïnciderai avec mon image, a-t-il le temps de se dire. Il est déjà en train de se pencher vers celle-ci qui le contemple d’en bas, il tend le bras et s’empare de la petite glace tombée là par mégarde. Or quel n’est pas son étonnement quand il s’aperçoit que ce morceau de glace lui résiste. Il écarte l’ombre d’où se détache son image et tire sur le menu objet, se coupe le doigt. Le sang coule et son image disparaît sous une flaque vermeille. Quel est donc cet objet tranchant qui le regarde sans ciller ? Il a beau écarter l’ombre qui l’environne, il ne parvient pas à le percevoir dans sa totalité. Par contre, il a compris qu’il est inutile de s’acharner sur lui. Qu’il reste où il est, cet ingrat, ce récalcitrant, incapable de reconnaître et de saluer la beauté là où elle se présente ! Quand il sort du renfoncement et revient sur ses pas, il supporte mal l’éblouissement causé par la lumière du jour. Il se sent blessé dans son amour-propre. Il voudrait n’avoir jamais vu le sang recouvrir son image, prendre sa place en quelque sorte. Pourtant, ce sang est bien le sien mais comme il paraît grossier en comparaison des lignes claires de son visage, de la pureté inaltérable de ses traits, de l’étincellement de ses prunelles…

2. Il emprunte l’avenue des Champs-Elysées. Des boutiques illuminées s’offrent à lui. Il se sent mieux. Il reprend des forces à vue d’œil. Partout de grandes glaces au fond desquelles son image frétillante a fière allure ! Comme il se convient ! Comme la grâce anime son visage et lui imprime les marques d’une beauté ineffable ! Il s’étonne de ne pas voir dans le regard des passants la même flamme. Soudain, pris de stupeur, il s’aperçoit dans le regard d’une femme tel qu’il se voit lui-même. Ce regard lui renvoie si fidèlement son image qu’il en est troublé jusqu'au fondement. Il aborde la jeune femme et, tandis qu’il commence à lui parler, il se voit dans son regard se voyant, et en éprouve une vive jouissance. Comment se fait-il que l’image soit à ce point ressemblante ? Il lui parle, il lui parle de tout et de rien, de peu de chose en somme, car ce qui l’intéresse, c’est de se reconnaître en position de voyeur, ébloui par la perfection de son image. Mais la jeune femme, irritée par cet importun qui devient franchement discourtois, s’empare de son sac et lui décoche un coup en plein visage. L’objet rebondit sur le nez et repart dans les airs. Puis, elle tourne les talons sans un mot. Comme il est vilain ce charmant homme avec son nez en sang ! Il fouille au fond de son pantalon, en sort un mouchoir usagé et s’éponge le nez. Il se hâte de rentrer chez lui, bouleversé par l’événement terrible qui vient de se produire. On ne l’y reprendra plus à s’adresser ainsi, à l’improviste, à une jeune demoiselle. Il pense à son nez qui n’en finit pas de saigner. Il s’inquiète pour son visage : si le nez est cassé, c’en est fini de son compagnonnage avec la beauté ! Il va ressembler à un affreux chameau, il n’osera plus mettre le bout du nez dehors, il terminera sa vie dans son petit appartement, loin des regards indélicats. Lui-même, il ne se risquera plus à s’examiner sous toutes les coutures. Plus jamais ses voisins ne l’entendront pousser des soupirs d’aise et s’exclamer de joie en voyant venir à sa rencontre, du fond du miroir, sa propre image ! Heureusement, quand il se décide enfin à passer dans la salle de bain, il constate que son nez a subi peu de dommages, juste une petite rougeur accompagnée de quelques saignements. Pas de quoi affoler la beauté !

3. Le lendemain, il va chez son boucher acheter de la viande. Toutes ces émotions l’ont mis en appétit. Il demande une bonne tranche de viande, une tranche bien saignante, car décidément il est affamé. Il se sent un appétit d’ogre. Alors le boucher étale un lourd morceau de rumsteck et en découpe une tranche conséquente. C’est à ce moment-là que quelque chose commence à ne plus aller. Car il a vu le couteau du boucher brandi en l’air, et dans ce couteau il s’est vu ensanglanté et le voilà pris de tremblements et de convulsions. Sac de viande ébranlé qui bouge tout seul ! Le boucher s’avance, l’attrape par les cheveux, car la viande c’est son rayon, il s’y connaît ! Puis, d’un geste ferme et assuré, il taille dans le vif du sujet et retranche ce qu’il peut encore sauver de ce tremblement maléfique. Après avoir exercé ses talents pendant plusieurs minutes, il ne reste plus grande chose de l’homme. La beauté visiblement ne souhaite plus frayer avec lui, la beauté souhaite même se désolidariser tout à fait de ce grotesque individu qui n’a pas les yeux en face des trous. En face de quoi a-t-il donc les yeux cet énergumène pour considérer que la beauté est son partage, qu’elle lui appartient en propre et que nul n’est fondé à contester cette possession sous peine de se voir sévèrement réprimandé ? La beauté a foutu le camp et l’homme, quand il sort de chez son boucher, est méconnaissable. Ce n’est pas qu’il soit laid, mais il n’a plus de raisons de s’enorgueillir de la libéralité de la nature qui, cette fois, s’est montrée avec lui impitoyable. Remarquez, peut-être que quelqu’un de sensé ne trouverait pas si rebutant ce visage arraché et ses chairs molles effondrées ! Quoi qu’il en soit, dès qu’il s’aperçoit du jeu de massacre dont il a été l’objet, dès qu’il voit son miroir reculer de terreur, il doit s’asseoir pour reprendre ses esprits. Comment oser encore sortir avec une tronche pareille ? Ce n’est pas la beauté qu’il a sur le visage mais un trou d’obus. La belle gueule est devenue une gueule cassée. Furieux, hors de lui-même, il claque la porte de son appartement et se présente de nouveau chez son boucher. En entrant dans la boutique, il avise le tablier de l’homme maculé de sang et éprouve une sourde nausée. Il passe derrière la caisse, saisit le tablier du boucher et lui ordonne de lui rendre son ancien visage, celui où surnageait comme dans un bain frais et odorant la beauté aux lignes pures. Mais le boucher ne l’entend pas de cette oreille. Il aplatit vigoureusement la chair sanguinolente sur son établi et se met à scier. Puis il prend une sorte de marteau et tape à bras raccourcis sur la viande bleue ! Et, de fait, il en voit de toutes les couleurs, le pauvre bougre ! Sans doute aurait-il dû réfléchir à deux fois avant de retourner dans cet affreux bouge. Dix minutes plus tard, le boucher, satisfait de son travail, le prend par la peau du cou et l’envoie valser dans la rue. Il tourne, longtemps il tourne sans avoir eu le temps de surprendre son nouveau visage dans l’œil bovin du boucher. Mais, puisqu'il en est ainsi, il préfère se laisser entraîner par ce mouvement tourbillonnant qui le conduit bientôt devant son immeuble. Il monte les marches quatre à quatre. Impatient de se dévisager, mais, ayant égaré ses clés, il défonce la porte et se rue dans la salle de bain. La glace le considère, impassible. Il la considère à son tour et se réjouit de ne pas percevoir sur sa surface le moindre frémissement. Si la glace a accusé le coup sans broncher, cela doit être possible également pour lui. Il ouvre les yeux et se regarde et ce qu’il voit ce n’est pas lui ni la beauté ni je ne sais quoi, ce qu’il voit c’est une immense lame de couteau qui lui traverse le crâne de part en part. Et, certes, il a fière allure avec cet outil dans le crâne. Il tourne la tête de côté, dans un sens puis dans l’autre. Il se voit dans le miroir, il se voit dans la lame du couteau où se réfléchit le miroir… Tout compte fait, le boucher a fort bien travaillé et, déjà, il compte le remercier pour son œuvre qui n’est en rien indigne de celle d’un élève des Beaux-Arts. Non, vraiment, ce boucher est un artiste complet, il a le coup de main, la rapidité et la précision dans l’exécution, l’idée longtemps méditée et qui, soudain, s’incarne. C’est une œuvre d’art qui est sortie toute nue des mains du boucher. Ah oui, vraiment, il ne regardera plus du même œil les têtes de veau et de cochon, sagement alignées, qui agrémentent son comptoir ! Le voilà, en tout cas, refait à neuf et ce tour nouveau qu’il a pris lui convient merveilleusement.

4. Il parade ainsi plusieurs jours, montant et descendant l’avenue des Champs-Elysées avec affectation. Il voit bien qu’on le regarde, que la lame de couteau qu’on lui a enfoncée dans le crâne sert aux passants de miroir où ils peuvent eux aussi à loisir contempler leur image et jouir de se voir se voyant. Mais ce qui le comble d’aise, c’est de sentir combien avec le temps il est devenu un élément nécessaire de cette avenue, tout comme l’Arc de Triomphe. On vient le voir, on le questionne, on l’envie. Comment Dieu a-t-il pu engendrer une telle œuvre ? N’est-ce pas là miracle ? Il les rassure. Il leur raconte l’opération du boucher. On est abasourdi, stupéfait, sidéré. Il se sent aimé. Il imagine que les passants l’aiment pour ce qu’il est, qu’ils viennent honorer la beauté qui se promène sur cette célèbre avenue. Pourtant, il faudrait être aveugle pour considérer que, sous une face ou une autre, il puisse en quoi que ce soit inspirer la moindre émotion esthétique. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que ce que l’on vient voir, c’est sa propre image multipliée dans les reflets étincelants de la lame. Pour le reste, on ne le voit pas et on ne veut pas le voir. D'ailleurs, si on le voyait, on serait tellement horrifié qu’on serait pris de vertige, on succomberait devant l’irreprésentable. La beauté n’anime plus ce visage, fendu en deux comme une vulgaire bûche. En tout cas, le voilà un nouvel homme. Il est tellement heureux qu’il lui arrive, quand la nuit tombe sur la ville, de se coucher sur un banc. A l’aube, il frissonne, il remue puis s’étire et se lève, et le soleil peu à peu illumine les boutiques blafardes et la foule grossit et s’assemble autour de lui. On veut savoir où il achète sa viande, on lui demande l’adresse de son boucher, on le supplie, on le somme de répondre. Mais l’homme, d’un mouvement de tête impérieux, refuse de répondre et, avec un calme souverain, reprend sa marche glorieuse. Il semble inaccessible, cet homme sur la tête de qui s’exerçait il y a peu le boucher. On s’écarte sur son passage, on le salue et on s’incline, on lui baise les pieds. Ah ! si ces pieds étaient des miroirs comme on aimerait à s’y contempler !

5. Son histoire a pour effet d’ameuter la foule devant l’échoppe du boucher. On se presse, on se pousse, on se bat pour avoir la primeur de pénétrer dans ce lieu sacré où un coup de couteau bien placé a suffi à faire d’un illustre inconnu l’une des personnalités les plus en vue du tout Paris. Devant cette affluence ininterrompue, le boucher se sent pousser des ailes. Il taille, coupe, retranche avec un égal bonheur. Bientôt, la modeste échoppe lui semble trop petite. Il veut prendre son essor, il a des envies de grandeur et rien ne semble pouvoir entraver sa céleste ascension. Il se voit déjà en train de tailler le bois de la croix, et quand on s’étonne de la passion qu’il met dans le plus insignifiant de ses gestes, il répond que la passion est la seule déesse qu’il consent à servir car entre toutes elle seule procure à l’homme ce surcroît de forces nécessaire à l’exécution des grandes œuvres. Il se voit, tout de blanc vêtu, dans la maison du Père, attrapant à la dérobée l’aile d’un ange solitaire et y appliquant de grands coups de hache pour en rompre la jointure. Serait-il mal intentionné ? Pas le moins du monde, mais il aime tailler dans le vif sans réfléchir aux conséquences de ses actes. C’est un artiste que cet homme, et il serait pour le moins déplacé de lui reprocher de vouloir créer quand il crée sous l’autorité de l’artiste suprême. Il connait donc un succès fulgurant. Son échoppe est devenue une boutique éclatante de lumière où le rouge vous saute à la gorge et vous poursuit jusqu'au fond de vos rêves. Combien d’hommes a-t-il rendu célèbre, lui, le tâcheron vigoureux ? Il est difficile de les dénombrer tous mais ce qui est certain, c’est qu’il est fréquent de croiser sur les quais, au détour d’une rue, en haut d’un boulevard, un individu avec le crâne fendu en deux ! Et la fascination suscitée par la vue de la lame encore fichée dans le crâne dépasse toute expression. Mais, le plus extraordinaire, c’est quand deux individus, équipés de la même lame, se croisent par hasard. On voit alors jaillir des étincelles, petites fusées qui montent haut dans le ciel, puis retombent dans un scintillement de lumière éblouissant. Dans ces moments-là, tout le visible est contenu dans ces gouttes de liqueurs dorées et ceux qui ont la chance d’assister à cette transformation, rentrent chez eux ivres de joie. Oui, décidément, la vie n’est plus la même depuis que ce boucher a pris en main les destinées humaines…

6. Mais notre pauvre Narcisse se sent blessé par la vue de tant d’autres Narcisses. Lui qui rêvait d’être le seul, l’unique, l’incomparable, voilà que son image traîne dans toutes les rues comme une chose vulgaire et repoussante. C’est pourquoi il renonce à ses escapades quotidiennes sur les Champs-Elysées. Vers la fin, il ne sort même plus de chez lui et ses proches s’inquiètent de son silence. Las de ne plus pouvoir exercer sur autrui la puissance enivrante de son charme, il quitte la ville et va promener à la campagne sa grande ombre écorchée. Arrivé à la lisière d’un champ de blé, il s’y engage sans le moindre scrupule. Il ne peut supporter qu’un autre que lui trône parmi les épis folâtres. Il souffle sur l’épouvantail et celui-ci s’évanouit. C’est à lui et à lui seul que revient l’insigne privilège de régner sur les blés. Or, en se baissant pour lacer son soulier, il aperçoit, sortant de terre, comme un morceau de verre cassé où il peut se contempler. Il voit là un signe du destin. Il ne commet pas l’erreur de tirer sur ce morceau de verre. Il ne le touche pas. Mais il passe de longues heures à scruter les moindres expressions de son visage. Avec la lame qui lui partage le crâne en deux hémisphères égales, il peut se régaler, l’image de son visage se démultipliant, devant, derrière, devant, derrière… Il a vraiment l’impression d’assister à un spectacle dont il serait la vedette incontestée. Il souhaiterait que le ciel, ce grand drap bleu jeté sur la terre, ne soit qu’un miroir au fond duquel, reproduite à l’infini, son image réjouirait la nature. Car comment la nature ne serait pas charmée par tant de grâces, par la beauté d’un visage harmonieux et pur, un visage incandescent qui ne demande qu’à se réfléchir dans tout ce qui l’entoure ? Et comment la nature ne s’en sentirait pas mieux, retrouvant force et éclat à ce contact bienfaisant ? Planté au milieu de ce champ, il se voit monter au ciel et il voit Dieu lui-même s’incliner, plein de respect pour la plus belle de ses créatures, comme si son œuvre lui avait échappée lors d’un moment de distraction et qu’elle occultait par sa présence rayonnante tout le champ du visible. Ah ! comme il se sent fort et fier et invincible ! Nul ne peut prendre sa place puisqu’en lui il n’y a de place que pour la beauté et qu’il est la beauté incarnée. Les animaux des champs ne viennent-ils pas chaque jour, au lever du soleil, se recueillir à ses pieds ? Oui, vraiment, il ne regrette pas d’avoir fui la ville pour la campagne. Là, au moins, il se sent justifié. Mais, alors qu’il peine à se remettre du trouble causé par tant d’émotions, il frémit jusqu'à la pointe des cheveux. Le morceau de verre a bougé, il en est certain, il a changé de place. Rien de bien inquiétant pour l’instant mais il ne peut s’expliquer ce phénomène. Sa beauté est-elle si vertigineuse qu’elle galvanise le monde inanimé ? De fait, en se penchant, il se rend compte qu’il ne reste que la pointe du morceau de verre, sortant à peine de terre. Il lui est impossible d’y contempler son image car son image n’a plus de place pour rayonner dans cette fichue tête d’épingle ! Il s’interroge sur les raisons de ce changement. Qu’a-t-il donc fait pour mériter cela ? Car sa beauté semble avoir perdu son charme, lui-même depuis qu’il ne peut plus se contempler prend une figure repoussante. On dirait un visage pénétré par un éclair ! Il est franchement laid, cet homme qui languissait de se contempler ! Les épis de blé, d’abord paisibles, commencent à se masser autour de lui, armés de leurs piques. Et c’est à qui criblera de trous le visage informe de l’étranger. Il souffre horriblement, se protégeant des mains. Mais celles-ci, grandes et sinueuses, offrent une surface délicieuse où, semblables à des dards, viennent se figer les pointes des épis. Douleur de ce spectacle pitoyable ! A un moment, un méchant coup d’épaules le jette à terre. C’est l’épouvantail venu reprendre sa place. Narcisse se relève, désespéré. C’est alors que se produit un événement considérable. La terre tremble et le morceau de verre sort des profondeurs et monte lentement vers le ciel dans un éblouissement. Puis, d’un coup sec et imparable, avec un bruit de mâchoire effrayant, la lame s’abat et fauche Narcisse, dans la fleur de l’âge. Voilà ce qu’il en coûte de pomper dans le vide de l’image la substance du monde !

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