L'arbre généalogique (2)

Publié le par Julien Métais

4. Soudain une idée insidieuse me traverse l’esprit. Le vieil Adam n’existe plus depuis des lustres, et si je suis là, devant Ève, ce n’est certes pas pour satisfaire sa curiosité, mais pour, en tant que nouvel Adam – le troisième si je compte bien depuis que l’homme est sorti des cavernes pour aller se promener à l’ombre d’une croix – lui donner une nouvelle descendance. Mais où donc se trouve Dieu, ce grand oublié de l’histoire ? J’ai beau tendre l’oreille, les pas de Dieu résonnent dans ma mémoire comme un souvenir emprunté. Je fais le tour de l’arbre, je tape le sol et gratte la terre, j’inspecte les cieux à travers l’entrelacement prodigieux des branches qui s’élèvent comme un tourbillon de verdure au-dessus de ma tête, mais je dois me rendre à l’évidence, Dieu n’est nulle part. Aurait-il déserté sa création après avoir chassé Adam et Ève du jardin d’Eden ? Cette désertion serait-elle la cause du discrédit qui le frappa si longtemps puis de son oubli ? Le seul moyen d’en savoir davantage est encore d’interroger Ève, la première femme. Mais l’interrogatoire est vite terminé, car Ève n’a aucune idée de ce qui est arrivé à Dieu et prétend tout ignorer des causes de sa disparition. Du reste, comment pourrait-elle prêter le moindre intérêt à cette question alors que Dieu l’a condamnée à vivre enlacée à la souffrance ? Dieu, me dit-elle brusquement, elle ne veut plus en entendre parler ! Et, d’un mouvement brusque, elle prend ma main et m’attire à elle. Décidément, les femmes sont toutes pareilles, elles ne supportent pas l’idée de vivre sans descendance, elles vivent pour enfanter des foyers d’images hallucinés ! Je la laisse faire un instant, juste pour le plaisir de sentir son corps chaud et langoureux contre le mien. Puis, étant sur le point d’inscrire dans les cieux une nouvelle descendance, je la repousse. Son regard couve une sombre flamme. Elle se jette sur moi, me renverse et me martèle la poitrine de ses poings acérés. Elle me tire les cheveux et me traîne de longues minutes autour du gros tronc. Je perçois dans l’ivresse de la poussière qui me pique les yeux la langue fourchue d’un serpent qui siffle à mon oreille. Je suis à bout de force et me repends de ne pas avoir céder à ses faveurs. Comment se fait-il que cette créature, si chétive, possède une telle force, comment se fait-il que je sois entre ses mains si peu de chose, moi l’homme sans qui il n’est pas de nouvelle descendance possible ? Je comprends, à cet instant, que la mère de l’humanité a vécu trop longtemps dans l’humiliation pour supporter pareil refus. Elle n’a plus de temps à perdre, elle ne peut plus se permettre de folâtrer avec le premier venu, elle doit engendrer tout de suite l’invisible si elle ne veut pas rester, solitaire, au pied de l’arbre où elle croupit. Elle me supplie, elle m’implore, poussant des imprécations qui produisent dans mon esprit confus un effet contraire à celui attendu. Je prends mes jambes à mon cou et m’enfonce dans l’épaisse forêt. Là au moins elle ne viendra pas m’importuner avec ses jérémiades. Mais à peine ai-je franchi le seuil que mon pied vient heurter une énorme racine. Je roule sur un tapis de feuilles humides. Je me relève sans encombre et vais examiner de près la racine. Je la vois soudain frémir et sortir de terre et s’élever dans les airs et retomber vingt mètres plus loin. J’ai heurté le pied d’un géant, peut-être un fils que Dieu a semé avant son départ. Et voilà que cette montagne obscure se penche sur moi et me saisit par le col. Je suis dans le creux de la main calleuse du géant. Je me rappelle les contes de fée que mon père nous racontait enfants. Mais il ne s’agit plus de fiction, je suis bel et bien dans la main d’un géant sur le point de m’avaler tout cru. Ah ! les jolis contes de notre enfance, ai-je le temps de me dire au moment où il m’introduit dans sa gueule béante. Je suis sur sa langue. Je tape dessus avec mes talons pour le forcer à parler. Mais il ne paraît pas pourvu d’une once de raison. Pas un mot ne sort de cet antre obscur. Un grognement, c’est à peu près tout. De fins réseaux d’argent conspirent à me précipiter dans son gosier. Je m’accroche de toutes mes forces à l’une de ses dents pourries, la pourriture ici est mon amie car en creusant avec les doigts je parviens à enlever la saleté en surface, de sorte que je peux me faire une place à l’intérieur de la dent. La salive s’écoule au-dessus de ma tête. Je suis hors de danger. Il ne sera pas dit que je finirai ma vie dans le tube digestif de cet horrible monstre.

 5. Voilà plusieurs semaines que je suis retranché dans cette dent où j’ai eu tout le loisir de méditer. Aussi j’aimerais vous faire part du fruit de mes méditations. Tout d’abord, les arbres me sont devenus suspects. Plus question de passer de branche en branche pour atteindre une cime improbable ou s’enfoncer sous terre. Plus question d’escalader ce cadavre vivant où pullulent comme une végétation confuse les hommes, mes frères. Tout arbre dessine dans le bruissement de ses feuilles gorgées de lumière une généalogie inquiétante dans laquelle je ne me reconnais pas. Plutôt vivre solitaire dans la dent pourrie d’un géant que de participer à cette comédie humaine, faite de croissances et de feuillaisons, de ramifications inutiles. Le temps où l’homme singeait son semblable pour se conforter dans ses chances de réussite est passé. Vivre sur une branche m’a toujours d’ailleurs paru le comble du grotesque. Regardez-les tous ces hommes, sagement alignés, qui attendent que l’ombre au-dessus de leur tête les recouvre et les ensevelisse dans une nuit éternelle ! Ensuite, Ève est une furie dont je dois me garder si je ne veux pas devenir la bouture d’une nouvelle lignée. Il y a déjà trop de monde sous l’arbre corrompu du jardin d’Eden pour que j’endosse la responsabilité d’une nouvelle descendance. Je suis assez occupé avec les fantômes du passé, formes épouvantées sorties des profondeurs du langage, pour ne pas me charger du sentiment déshonorant de ne me sentir nulle part chez moi. Car, quoi qu’on en dise, j’aime ce monde et sa prodigalité infinie, je suis sensible au spectacle de la beauté quand le soleil embrase le bord de l’horizon et que la terre chavire. Combien de fois n’ai-je pas baisé les mains de la beauté, combien de fois ne lui ai-je pas prodigué mille caresses, combien de fois n’ai-je pas favorisé en elle la naissance de l’inconnu ? Et, pourtant, le sentiment poignant de la lente usure du temps qui jette l’homme à terre et l’envoie rouler au tombeau, ce sentiment ne m’a jamais quitté. Dès ma venue au monde j’ai senti passé sur moi un souffle glacial et, moi qui ne savais rien des lois de la nature, j’ai reconnu dans ce souffle la bouche hideuse de la mort soufflant ses créatures. De là sans doute cette singularité monstrueuse qui m’isole des autres et me fait sentir le néant de toute chose. Mon propre néant, j’en connais chaque exhalaison à force d’avoir traqué partout la pourriture dont vit et se repaît chaque créature. Comment vivre dignement dans ces conditions sinon en m’ensevelissant dans ma singularité, de façon à en faire jaillir les sources vives de clarté enveloppées de ténèbres ? Peut-être que les gouttes de lumière qui retomberont féconderont le cœur et l’esprit de quelques hommes intrépides, à même d’y puiser une nouvelle vigueur. Enfin, concernant la figure de Dieu, je n’ai plus guère d’espoir de l’approcher. Non que Dieu se soit retiré de sa création, je sais de toute éternité qu’il y est encore présent et j’ai eu plusieurs fois l’occasion de sentir son action bienfaisante me dilater le cœur jusqu'à m’arracher des larmes. Dieu n’est pas cette momie dont les historiens et les hommes de science ont vite fait de dater la mort très ancienne. Dieu est vivant mais cette vie nous est devenue étrangère à présent que nous nous recueillons au bord des tombes pour nous y morfondre et geindre sur nous-mêmes. Je prévois quelque jour prochain où les cimetières ne seront plus qu’une vaste étendue grisâtre mangée par la végétation parce que les pierres tombales seront rentrées sous terre sous le poids de la honte causée par tant de lamentations. Mais les hommes se déplacent-ils encore pour voir leur ascendant ? Ils n’ont pas le temps. Ils doivent se néantiser en bonne et due forme. Pose ton cœur sur la tombe, homme de peu de courage, et laisse-toi régénérer par le pénétrant silence ! Dieu est vivant mais l’homme est à bout de souffle. Il se débat contre ses proches, contre lui-même, contre son néant. Dieu a cessé d’exister du jour où l’homme a compris que l’arbre où il passait ses jours n’était pas limité dans sa croissance, qu’il pouvait s’élever plus haut que le ciel et que, vu de là-haut, Dieu lui-même formait un point ridicule dans l’enchevêtrement des siècles. Je me suis souvent demandé si Dieu ne se confondait pas avec cet arbre, comme s’il était si intimement présent aux hommes que ceux-ci n’étaient plus capables de le percevoir dans sa grandeur irréductible. Pourtant, une telle façon de concevoir les choses revient à accorder trop de crédit au pouvoir de la représentation. Dieu échappe infiniment au champ de la représentation. Il se dérobe à toute figuration. Il est l’invisible fait chair. C’est pourquoi je ne partage point les opinions de ceux qui se réjouissent de son absence. Je sais que cette absence éclaire davantage sur les hommes que sur Dieu. Elle révèle leur impuissance à habiter le monde sans souiller les sources de la vie. Elle est, en somme, l’expression redoublée de leur propre absence à l’acte souverain qui, à chaque instant, les engendre et leur donne le monde. Mais alors comment se fait-il que nulle part je ne trouve des traces de Dieu ?

6. L’image de la racine heurtée tout à l’heure me revient à l’esprit et je m’avise, par je ne sais quelle mystérieuse association d’idées, que le géant où j’ai trouvé refuge est une fantasmagorie où j’ai cru pouvoir vivre à l’écart des hommes, en voulant m’éviter le chaos de l’histoire, avec ses guerres et ses luttes intestines recommencées. S’impose alors à moi avec une force et une autorité impérieuse le sentiment vibrant que je ne pourrai porter mon humanité à son degré d’expression le plus élevé que si je participe moi aussi, comme mes frères, à cette lente agonie qu’est l’existence. C’est du tourbillon de l’histoire que doivent jaillir les étincelles de beauté qui féconderont les générations futures. Je m’extrais donc, non sans difficulté, de cette dent et j’attends le moment où le géant s’approche de l’arbre que j’ai lâchement quitté, pour m’élancer et saisir en plein vol l’extrémité d’une branche. J’atterris là où résident mes parents. Mon père qui m’a reconnu me sermonne. Ne cesseras-tu donc jamais tes enfantillages ? Je baisse la tête, un peu honteux. Je lui demande où est ma mère. Il me montre du doigt la branche d’en-dessous et m’invite à la rejoindre. Je lui réponds que je préfère monter chez moi. Quand j’arrive, je m’aperçois que les petites branches au-dessus de ma tête se sont développées et que les pousses se sont épanouies. Suis-je parti si longtemps ? Fatigué de tout ce que j’ai vu, je m’allonge à la base de la branche qui part de l’énorme tronc. J’essaie de trouver une position, la moins inconfortable possible, et je m’endors. Je sais que le temps qui me reste à vivre ne sera pas de tout repos, que j’ai de grandes choses à accomplir et que j’ai besoin de toutes mes forces si je veux mener à bien tout ce qui m’attend. Si patient soit-il, Dieu exige de ses créatures qu’elles répandent les semences de vérité qu’Il leur a prodiguées. Cette exigence forme à présent mon unique souci.

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