Le chien mystique (2)

Publié le par Julien Métais

6. Aujourd'hui, en proie à une soudaine inspiration, j’ai abandonné mon maître sur la place de l’église et je me suis faufilé à l’intérieur du majestueux édifice. Des étoiles pailletaient d’or le plafond voûté, le bleu du ciel perçait la blancheur des pierres. Je me sentais si léger que je flottais dans l’air. Tout près de moi des anges soufflaient dans des trompettes tandis que, au fond de l’église, gisait un dragon terrassé. Des hommes, en grande tribulation, cheminaient vers un point inaccessible. Un serpent enroulé à un arbre sifflait des psaumes. Dans le ciel, un aigle décrivait de larges cercles puis, comme happé par son mouvement, disparaissait dans un point noir lumineux. Un lion couché m’observait. Je ne savais plus où donner de la tête, j’étais pénétré par ce spectacle insolite, pure féerie qui se déployait sous mes yeux dans de gigantesques rouleaux d’images parsemés d’étoiles. La joie me transportait. J’étais l’une des innombrables figures de ce tableau mouvant. Je jouissais d’un sentiment de félicité inconnu. Je n’étais plus un chien, je n’étais plus un animal, j’étais un signe, un symbole vivant. Mon corps avait perdu toute épaisseur, la matière formait en moi un trou indéfinissable mais ce trou était l’expression incandescente de ma présence. Mon corps n’était plus un faisceau de matière qui résiste à sa dissolution, il était la dissolution de la matière dans la lumière frémissante de l’invisible. J’étais une force de vie infinie. Tout ce que je voyais, tous les éléments de ce tableau étaient comme transfigurés par cette lumière qui se déversait en flot continu sur la foule des hommes, amassée au creux de la vallée. Le sentiment de paix qui m’emplissait provenait de cette diffusion de la lumière dans chaque atome d’air. L’air était en feu et pourtant ce feu était nourricier et pourtant ce feu me revigorait et me transfigurait. Je pleurais des larmes de feu et plus je pleurais plus je sentais jaillir en moi une source vive et cette source aussi était lumière. Mais, tout à coup, un cri retentit, d’abord lointain puis plus proche. Je portai la main à mes oreilles et je vis du sang. Je baissai la tête et j’aperçus devant un pilier mon maître, la laisse à la main, qui m’appelait furieux. Du moment où je le vis, je chutai à ses pieds. Il me saisit brusquement. Le retour à la maison fut un long sermon au cours duquel il me réprimanda pour ma conduite inadmissible. Comment avais-je pu trahir sa confiance, comment avais-je pu être assez effronté pour entrer seul et sans autorisation dans un lieu sacré, comment avais-je pu souiller le sol de ma présence ? Ne savais-je pas que seuls les hommes sont invités à se recueillir et à prier Dieu ? Je le laissais parler. Après tout, il agissait sous le coup de la peur, il croyait m’avoir perdu et ne jamais me retrouver. Pourtant, j’étais là, au milieu de la création, voguant sur des vagues de lumière éblouissantes…

 

7. Je suis ravagé. Pas un moment de repos. Je ne dors plus, je ne mange plus. La vie n’a plus ni goût ni saveur. Que vais-je bien pouvoir faire du temps qui me reste à vivre à présent que mon maître a succombé à sa longue maladie ? Les dernières semaines furent affreuses. Je l’entendais tousser au-dessus de moi au point d’étouffer. Il crachait du sang dans son mouchoir blanc. Je le voyais chaque jour décliner, j’épiais sur son visage tiré les signes indiscutables de la maladie. Il passait une bonne partie de ses journées, alité. Il souffrait beaucoup, les os lui faisaient mal. Il tolérait ma présence et je veillais sur lui, couché sur le petit tapis rouge, le regard humide et le cœur serré. Les derniers jours, son état s’aggravant encore, on me fit sortir de la pièce. Les volets étaient tirés et la chambre baignait dans l’obscurité. L’esprit de mon maître n’était plus qu’une ombre. On eût dit un spectre échappé d’une tombe. Je faisais les cent pas dans le long couloir qui débouchait sur la chambre. Je me couchais derrière la porte. Je sentais la puissance indestructible du lien qui m’unissait à lui. Au début, je ne voulais pas croire à l’inéluctable. Je voyais bien que mon maître s’essoufflait, que ses forces diminuaient, qu’il n’était plus question de poursuivre nos excursions. Mais il me fallut plusieurs semaines avant de réaliser qu’il était en train de mourir. A partir de ce moment, je m’employais à lui prodiguer des élans de tendresse et des marques d’affection continuelles. Je léchais ses bonnes mains, je posais ma tête sur sa poitrine, je ne voulais plus le quitter. Je mesurais la grandeur du chemin parcouru ensemble et je louais les puissances de la destinée d’avoir été choisi par un tel maître. La sagesse qui émanait de sa personne comme une douce lumière, j’avais toutes ces années profité de ses inestimables bienfaits mais, avec sa disparition, je me sentais si démuni que le simple fait de vivre me paraissait insurmontable. Comment me tenir debout et marcher droitement alors que mon maître n’était plus là pour me guider et m’orienter sur le chemin tortueux de la vie ? Certes, je savais bien que je contenais un monde dont j’avais exploré, sous son influence, une portion non négligeable, mais où trouver la force et le courage de poursuivre seul cette exploration ? Une certitude s’imposa à moi dès les premiers jours : je devais refuser de m’abandonner trop longtemps au désespoir si je ne voulais pas perdre le goût de vivre. C’est pourquoi, me remémorant longuement les paroles pleines de vérité de mon maître, et tâchant d’y puiser les aliments d’une vigueur nouvelle, je m’aventurais au-delà du chemin où il m’avait cantonné. Je découvris bientôt des horizons insoupçonnés, je marchais dans l’invisible et je commençais à sentir croître en moi un violent désir d’absolu. Je m’aperçus alors que, loin d’être un obstacle, ma solitude exigeait de moi plus que je n’aurais jamais pu attendre. Engagé loin du relief qui occupe les jambes des hommes et tire d’eux une fatigue salutaire, je cheminais hors du chemin et je jouissais de cette nouvelle condition. J’avais l’impression exaltante de pouvoir recueillir toute la création dans ma poitrine et je humais l’air du soir avec délice. J’en avais fini avec la quête de sens qui avait consumé la vie de mon maître. Mon unique désir était de veiller à la conservation de la création, comme quelques semaines plus tôt, je veillais mon maître à son chevet. Mon cœur s’était furieusement dilaté et plus le temps passait plus je me sentais à l’étroit dans la maison solitaire. Je devais changer d’existence, je devais trancher le lien qui me retenait encore au passé. Aussi, un beau jour, je ne rentrai pas. J’errai de par les rues étroites et sombres, je longeai les murs, je débouchai sur des places inondées de lumière où une foule compacte semblait attendre je ne sais quel événement décisif. Je traversai les ponts et me désaltérai. L’hameçon du remords ne m’empoigna pas. Je me sentis même mieux. Pourtant cette vie d’errance ne pouvait se prolonger indéfiniment.

 

8. Quelques jours plus tard, alors que mon état de santé s’était considérablement détérioré – à force de manger dans les poubelles, j’étais devenu méconnaissable – je me retrouvais sur la place où se dressait la majestueuse église. J’y entrai sans hésiter. Je recherchais un peu de fraîcheur mais, très vite, je fus pénétré par le sentiment intense que je ne me trouvais pas là par hasard. Le ciel admirable qui, la première fois, m’avait ravi ne descendit pas sur moi mais, pendant un instant, j’aperçus dans l’air immobile un entrelacs de guirlandes d’azur et des chutes d’étoiles étincelantes. Je sentis l’aile d’un ange me frôler et d’un coup la confiance me revint. J’exultais de joie, j’avais trouvé dans ce lieu désert, dans ce lieu que le vide défend, la plénitude dont mon âme était éprise. Le pas du sacristain sur la pierre froide me fit tourner la tête. Je me précipitai derrière une statue de la Vierge Marie tenant dans ses bras le crucifié. Peu après, on vint fermer l’église. Enfin seul je pus trotter à mon aise parmi les assemblées de banc. Mon flair infaillible m’arrêta devant une petite porte dissimulée, restée entrouverte. Je gravis l’abrupt escalier qui me conduisit sous le clocher où j’avisai une énorme cloche. Je fis le tour et m’avançai pour profiter de la superbe vue. Je voyais les maisons adossées les unes aux autres, je voyais les rues qui les délimitaient et traçaient d’étonnantes trajectoires, je voyais des montagnes écumantes, je voyais au loin, là-bas, au bord de l’horizon, une ligne fine et pure. Je décidai de vivre en haut de l’église. Cependant, après quelques jours, tenaillé par une âpre faim, je dus me résoudre à sortir de mon repaire. Or, en arrivant en bas de l’escalier, je tombai sur le sacristain qui, quand il me vit, se pencha pour m’attraper. Je passai entre ses jambes et allai me cacher dans la pénombre de l’église. Mais déjà je l’entendais qui approchait. Comme j’étais sur le point de prendre la fuite, il se produisit une chose incompréhensible. Ce n’était pas le sacristain qui se tenait devant moi mais mon maître qui me faisait signe et m’invitait à le rejoindre. Je n’en croyais pas mes yeux. Comment pouvait-il être là alors qu’il avait été enterré dans le caveau familial quelques semaines plus tôt ? N’était-ce pas une hallucination due à mon extrême faiblesse ? N’était-ce pas la noire illusion qui s’enfle et prend l’apparence des êtres chers pour nous faire sentir plus durement notre déréliction ? Et voilà que cet homme qui me faisait signe se mit à proférer des paroles, pas n’importe quelles paroles, des paroles qui vont droit au cœur parce qu’elles sont l’expression d’une vie transfigurée par la beauté. Et je les reconnaissais ces paroles, et je sentis les larmes me monter aux yeux, et je sentis mes jambes vaciller, et je sentis le monde tressaillir. Bonté divine, c’était bien lui, nul doute possible. Je me jetai dans ses bras, la tête blottie contre sa poitrine. Je savourais cet instant unique, l’instant des retrouvailles avec celui qui est revenu de la mort. Je reconnaissais ses larges mains viriles qui jadis ranimaient en moi la jeune espérance. Je me sentais guéri, prêt à vivre dans l’éclaboussure de son soleil. Ivresse d’une vie rendue à sa cime, ivresse d’une vie qui ne s’appartient plus et qui s’enfonce dans la lumière et peu à peu disparaît – non par manque de forces ou inertie – mais par besoin de se perdre dans son soleil. Car mon maître était l’image sensible de mon soleil, son incarnation admirable. C’est pourquoi j’ai tant aimé vivre à son ombre, j’y ai appris à discerner la figure haute et pure de la lumière que je désirais, et cette lumière est de nouveau là, devant moi, figure d’éternité qui m’appelle, et je suis moi-même dans mon maître cette figure émancipée de l’épaisseur de la matière, je suis moi-même ce pur rayon qui tombe sur l’autel de l’église d’où s’élève et retentit la douce musique de l’inachevé.

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