Le chien mystique (1)

Publié le par Julien Métais

1. Je suis là. Je ne sais pas ce que je fais là. Je ne veux pas le savoir. Je suis là mais je n’ai rien demandé. On est venu me chercher. On m’a arraché à la douceur de mon foyer, à mon frère inconsolable. On m’a plongé dans une rue humide et venteuse, pendant longtemps j’ai été transi, incapable du moindre mouvement. Puis, j’ai découvert ma nouvelle maison. Mais je ne l’ai pas tout de suite explorée. Ses longs couloirs me faisaient peur. Il m’a fallu plusieurs jours avant de m’y aventurer. Je souffre de solitude. La journée, mes maîtres sont absents et je dois patienter. Or je n’ai jamais été habitué à patienter. La patience n’est pas mon fort. Je repense à mon frère avec qui j’aimais chahuter. Avec qui, à présent, puis-je encore chahuter ? Quand les enfants rentrent, leur taille m’impressionne, je tremble. Quand les parents rentrent, je me cache pour ne pas être écrasé. Car je tiens à rester en vie. Ce n’est pas que mon nouveau foyer soit désagréable. On s’occupe bien de moi, on veut que je prenne ma place, que je me sente heureux et épanoui mais comment, au juste, prendre une place qui n’existe pas ? Car cette place n’a jamais existé avant que j’arrive. Cette place est un trou béant, une fiction qu’on veut me contraindre à jouer et moi je déteste tout ce qui n’est pas authentique. Je suis assis dans mon couffin. J’observe en silence les allées et venues de la famille. Parfois, des visages s’approchent tout près de moi et ces visages paraissent terriblement grands. D'autres fois, une parole prononcée avec plus de vigueur résonne à mon oreille pendant plusieurs secondes. Il serait faux de dire que je ne prends pas un certain plaisir à observer tous ces gens autour de moi. Mais bientôt la lassitude me gagne, je voudrais me retrouver seul, loin des indiscrets. Alors je me blottis sur moi-même et ferme les yeux et j’aperçois des images qui se succèdent et mon corps est secoué de petits spasmes. Je dors. Il me faudra du temps avant de m’habituer à ma nouvelle condition.

 

2. Aujourd'hui je suis tiré de mon sommeil par la voix de mon maître qui m’appelle pour la promenade. Rien ne m’est plus agréable que ces excursions par les hautes plaines d’herbes rases, parmi les rochers et les pierres cassées. J’emprunte un sentier tortueux, toujours le même. Je reconnais chaque odeur, chaque bruissement, chaque murmure. Je me sens chez moi dans ce paysage au relief tourmenté. Mon maître marche d’un pas rapide. Je gravite autour de lui. Tantôt devant, tantôt derrière, mais toujours à l’intérieur d’un cercle invisible dont pour rien au monde je ne m’aviserais de sortir. J’ai besoin de sentir la proximité de mon maître. Cela me rassure. La seule fois où, énervé par une odeur entêtante, je suis sorti du cercle et ai poussé jusque dans un espace abstrait, inconnu de moi, mon maître m’a recherché longtemps, avant de me retrouver prisonnier d’un buisson de ronces. J’avais le corps meurtri, la truffe en sang. Ô douleur de ce souvenir ! A force de faire cette promenade, l’idée m’est venue que mon maître était un animal étrangement casanier mais, peu après, j’ai songé que cette façon de vivre me convenait. Elle m’a permis d’apprendre à percevoir sous les odeurs familières des odeurs plus subtiles, et à discerner derrière le paysage qui se déroule des formes encore insoupçonnées. Je sais que chaque promenade est unique et que, quand bien même il suivrait le même chemin toute sa vie, je ne manquerai pas d’y débusquer des promesses de félicité. Parfois, mon maître me parle. Il attire mon attention sur un élément insolite du paysage, sur le déplacement d’une pierre, la feuillaison d’un arbre, une trace de gibier. Je lui exprime alors ma reconnaissance, même si rien de ce qu’il me montre et que je feins de découvrir ne m’est étranger. Car mon flair est si puissant qu’il arrive à sentir dans la faille d’un rocher les profondeurs de la terre. Mon flair n’est pas un radar, il ne capte rien, il fait surgir de terre ce qui s’y trouve dissimulé, il est un organe merveilleux qui fait apparaître l’invisible. Par mon flair, j’ai accès à la vérité du monde. C’est pourquoi les longs raisonnements que me tient mon maître sur l’extraordinaire richesse de la nature aux formes infinies, sur le mystère de l’univers et des astres qui y scintillent, sur la beauté du monde, tout cela me fait doucement rire, car mon flair est le nœud où se tiennent noués tous ces éléments. 

 

3. Curieuse quand même cette vie de chien que je mène parmi les hommes. J’ai souvent la nette impression qu’il existe quelque affinité supérieure entre eux et nous et, bien des fois, j’ai constaté que la tristesse qui m’envahit quand je pense à mon frère est un sentiment très prégnant chez mon maître, un sentiment qu’il connait intimement. Si, longtemps, j’ai eu peur des hommes, j’avoue que je trouve à présent à leur contact un bien-être qui me réconforte. La nature de ma relation à mon maître est fondée sur une fidélité inébranlable. Je sais que je peux compter sur lui, qu’il n’hésitera pas à intervenir pour me défendre en cas de danger, je sais qu’il n’hésitera pas non plus à me punir si je désobéis, mais j’ai appris à voir dans cette certitude le symbole de notre affection. Et, je crois, d’ailleurs que je le lui rends bien. La fidélité est inscrite dans ma chair comme un sceau indestructible. Malheur à celui qui prétend la mettre à l’épreuve, il sera sévèrement déçu. Cette fidélité, j’en expérimentais déjà la force quand je tétais ma mère et qu’avec mon frère, nous évoluions dans l’espace chaud et doux de nos premières semaines. Je l’ai retrouvée chez cet homme mais avec une nouvelle dimension – dimension presque impalpable et pourtant profondément enracinée. Avec mon maître, la fidélité ne s’épuise pas dans la substance nourricière qu’il me prodigue, elle devient le terreau fertile d’une abondance de relations, relations affectives et psychologiques, morales et spirituelles. Je sens, par exemple, quand il est agité par quelque tourment intérieur, soit cas de conscience morale, soit question métaphysique, et par ma présence et ma docilité, je l’aide à aller jusqu'au bout de son cheminement. Il sait qu’il peut se confier à moi et, souvent, lors de nos longues excursions, il me parle et je crois comprendre ce qu’il me dit. En tout cas, il est rare qu’il ne rentre chez lui le cœur content. Je suis là, témoin silencieux mais agissant depuis ce silence, et ma présence témoigne en elle-même de la possibilité de chemins indéfinis. Ces chemins, je ne doute pas qu’il s’y engage à mesure que le paysage se déroule sous nos pieds et qu’arrivés au bord de la falaise, nous avançons dans la brume qui nous appelle. Oui, je l’aime ce maître exigeant et je ne voudrais surtout pas le décevoir. Bien sûr, je désapprouve ses sautes d’humeur ou ses promptes colères, je le sens alors trop loin de moi et je me dis que la distance qui nous sépare excède toute distance physique. Mais, peu après, il revient à moi, le regard débordant de tendresse, les bras chargés d’affection et ce compagnon-là, je ne veux pas le perdre. N’allez pas croire que l’amour m’aveugle. Je suis extraordinairement lucide et je puis juger des situations et des hommes avec plus de force qu’un homme, mon flair m’introduit d’un coup au plus intime et je hume l’air des cimes enfoncé dans mon couffin. Je ne me fais guère d’illusion sur l’espèce humaine, ni du reste sur les autres chiens, mais, au moins, mon maître est bon et veut mon bien. Du reste, je ferai tout pour lui, je donnerai ma vie sans l’ombre d’une hésitation.

 

4. Cette nuit, j’ai été réveillé en sursaut. J’ai entendu dans la pièce voisine des bruits étranges, des craquements, des chuchotements. J’étais dans mon couffin dans l’angle d’une porte. Je me suis dressé. J’ai aperçu deux hommes, vêtus de noir, qui jetaient dans un grand sac en toile des objets de taille diverse. Ils vidaient les tiroirs de la commode du salon et détachaient des murs les petites gravures aux cadres dorées que mon maître chérit tant. Je me suis mis à aboyer et j’ai mordu au mollet le plus grand des deux. Il a poussé un hurlement, m’a attrapé par la peau du cou et m’a envoyé rouler dans mon couffin. Effrayés, les voleurs ont pris la fuite, leur sac à moitié rempli. Peu après, mon maître et sa femme sont arrivés. Ils n’ont pu que constater les dégâts. Quant à moi, je m’en suis sorti avec quelques courbatures et le sentiment déshonorant de n’avoir pu les empêcher de commettre leur vol. Ils ont emporté avec eux un peu de mon innocence et, depuis cette nuit terrible, ma confiance dans les hommes a été sérieusement ébranlée. Quand mon maître reçoit des amis, y compris des amis de longue date, je ne puis réprimer un mouvement de suspicion envers ces noirs étrangers qui peut-être nous veulent du mal. En tout cas, cet événement est à l’origine de mes fréquentes insomnies. Je vois la nuit des ombres en plein midi et dans ces ombres je me vois me voyant et dans cette vision ce qui me voit me brise en mille morceaux ! De combien de formes épouvantées suis-je l’odieuse demeure ? On veut m’anéantir, c’est certain, et quand je me réveille, le corps secoué de frissons, je ne suis plus qu’une pensée dévastée par la peur de succomber au pillage de l’être. L’impression causée en moi par cet événement est si profonde qu’elle a influé également sur ma relation à mes congénères. Autrefois, quand je croisais un chien, j’étais tout à la joie de le sentir et de faire sa connaissance. Je bondissais et faisais des pirouettes, nous roulions par terre et nous relevions pleins de bave affectueuse. Nous prenions plaisir à nous revoir et à reprendre nos jeux. Mais, aujourd'hui, je perçois dans le regard des chiens l’œil étincelant du maître, et cette perception suffit à me dissuader de frayer compagnie avec eux. Que cet événement m’ait rendu craintif, c’est indubitable, mais il m’a surtout appris à faire tomber les dernières peaux mortes qui, n’en déplaise à mon orgueil, me cachaient encore la vue des hommes. Même mon maître, même l’image que je m’en faisais, a été écornée. Pourtant, si je ne puis plus mettre ma confiance entre ses mains, si mon état me voue à une solitude complète, à quoi bon continuer de vivre ? Je sais que les philosophes de l’Antiquité considéraient l’acte du suicide comme une action noble et courageuse, à l’image du bon Sénèque, obéissant jusque dans la servilité, c’est du moins ce que m’en a dit mon maître. Mais le suicide me paraît tellement inconcevable que je n’y puis songer sans frémir. La vie n’est-elle pas de tous les biens le plus précieux ? A quoi bon retrancher de soi la part la meilleure, celle qui ne demande qu’à croître et qu’à mûrir ? J’ai trop longtemps entendu mon maître s’agacer contre ceux qui manquent du courage de porter à la lumière tout l’inconnu qu’ils renferment que je me dis que le plus sage est encore de persévérer dans ce désir jusqu'à ce qu’il porte fruit, car le désir est un mouvement orienté vers plus haut et plus grand que soi. Je dois mener ma vie de chien sans me laisser terrifier par les ombres sur le rivage et si, d’aventure, je reconnais parmi ces ombres la figure de mon frère, je dois fermer les yeux et continuer d’avancer car cette ombre n’est que la projection morbide d’un désir larvé. En dépit de mes premières préventions, je continue donc d’accorder à mon maître la confiance qu’il réclame, parce que sans cette confiance l’existence est un frêle esquif qui risque à tout instant de s’écraser sur le premier rocher. Je dois cheminer à ses côtés, toutefois ce cheminement n’est pas alignement mais trajectoire personnelle, laquelle se poursuit sans même qu’il s’en rende compte. Du reste, je sais que le pas de mon maître, si rapide et régulier, si léger, ne laisse pas de former dans l’espace abstrait du sens des trajectoires innombrables. Peut-être, après tout, suis-je en train de poursuivre ces trajectoires pour ne pas me sentir distancé, peut-être que ce que j’appelle ma trajectoire est en réalité celle de mon maître qui se déploie à l’infini. Je ne le crois pas, et je lui suis reconnaissant de me permettre de continuer à ses côtés mon propre cheminement. En tout cas, l’existence a changé de figure depuis ce jour fatidique. Elle est une plaine aride qu’il faut suivre jusqu'au sommet puisque c’est au sommet que se découvre dans sa splendeur cachée l’ivresse du commencement. 

 

5. L’autre jour, j’ai failli perdre la vie. Je me promenais avec mon maître à flanc de montagne quand notre sentier, après avoir longtemps serpenté à travers une sombre forêt, débouche sur un large cours d’eau. Mon maître s’approche. Le courant est rapide et l’eau glacée. Il s’accroupit, tourne la tête vers moi et me caresse en souriant. Il faut traverser. Je ne me sens pas très à l’aise, j’ai peur que le courant nous fasse dériver et que nous allions nous heurter à quelques pierres. Mon maître se relève, confiant. Il entre dans l’eau et m’engage à le suivre. A mi-parcours, mon maître n’a plus pied. Il fait de grands mouvements pour rejoindre l’autre côté de la rive, mais, soudain, un tronc d’arbre arrive à toute vitesse et le percute de plein fouet. Il disparaît sous l’eau. Je me précipite et, dès qu’il réapparaît, j’attrape fermement dans ma gueule l’un de ses bras. Je tire de toutes mes forces ce poids invisible qui, à plusieurs reprises, manque de m’engloutir. Finalement j’atteins la rive opposée. Mon maître a les poumons pleins d’eau. Il se met à quatre pattes et rend l’eau qui l’étouffe. Il est pris de spasmes. Je me serre contre lui pour le réconforter et lui dispenser un peu de chaleur. Il reprend progressivement ses esprits. Il s’assoit et me regarde plein de reconnaissance. Je suis récompensé par de larges et généreuses caresses. Je savoure l’effet produit sur tout mon corps par cette main tendre et aimante. Bonté divine, je sais pourquoi j’existe, je suis là pour servir la fidélité qui s’est incarnée en cet homme, je suis là pour lui prodiguer tous les soins dont je suis capable par une vigilance accrue, je suis là pour l’assister dans le tourbillon de l’existence, je suis là pour l’aider à ne pas perdre l’équilibre le long de la crête environnée de précipices où il m’entraîne. Car je devine qu’il y a en cet homme de tels trésors que ne pas prendre soin de lui serait abîmer la beauté, la profaner, en souiller la pure essence. Je suis là pour servir la vie qu’il porte en lui et qui ne demande qu’à jaillir et à éclater sous la forme d’une rosace mystique où disparaît l’ombre noire au bord du chemin qui désire nous faire tomber et jouir de cette chute – car jouir signifie ici pervertir la ligne du cœur plongée dans l’invisible. Depuis ce jour, nous ne sommes plus qu’un, mon maître et moi, depuis ce jour, nous mangeons ensemble la beauté et nous vivons au rythme de ses étonnantes révélations.

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