Portrait d'un homme sans histoire (1)

Publié le par Julien Métais

A Paul Valéry

1. L’homme dont je veux vous parler est une personne que j’ai connue il y a fort longtemps et dont je ne puis évoquer le souvenir sans une vive émotion. C’était un homme dont la curiosité effrayante nourrissait un besoin de clarté insatiable. Tout ce qui tombait sous son regard était aussitôt analysé, décomposé, ramené à ses éléments premiers et, une fois ces éléments dégagés, il se faisait un plaisir de les réagencer dans des combinaisons nouvelles où le produit de ses réflexions prenait alors un tour singulier. Il était pour lui-même une terre fertile inépuisable. Il ne cessait de noircir des feuilles parce que, disait-il, « dans le mouvement intime de l’écriture se dessine la possibilité d’un monde ». Et, en effet, quand on l’écoutait raconter ses longues explorations aux confins du sens, naissait en chacun la conviction qu’il avait dû contempler des paysages inconnus, sans commune mesure avec ceux qui frappent ordinairement notre vue. Son esprit était une citadelle imprenable, tous ceux qui se sont essayés à en faire le tour dans le but de tenter un assaut décisif sont revenus bredouille. Au moment de pénétrer dans la forteresse, une force énigmatique les repoussait en arrière, les laissant désarmés et sans ressources. C’est que cet homme ne concevait pas la pensée comme la plupart de nos philosophes, un système de raisons abstraites se suffisant à soi-même. Penser, c’était pour lui « élargir le cercle de l’inconcevable ». On comprendra sans mal qu’une telle conception ait pu susciter, de la part de ses pairs, des invectives et des moqueries sans nom. Mais cela ne semblait guère l’affecter outre mesure. Aussi longtemps qu’il avait de quoi écrire, il était le plus heureux des hommes. Pourtant la pensée ne se résumait nullement à ses yeux à un mouvement de fuite. Il était trop lucide pour céder aux lâches complaisances des hommes qui s’enferment dans des occupations plus ou moins louables pour combler le vide de l’être. Sa pensée était plutôt un moyen de reprendre contact avec les forces vives de l’univers, et je pense pouvoir affirmer sans me tromper que c’est précisément dans ce contact intime qu’il puisait la substance de ses actes. La pensée occupait dans l’économie de sa vie une fonction aussi essentielle que respirer, boire ou manger. Il devait penser pour vivre car dans le cheminement de la pensée se découvrait la vie à son point d’intensité le plus élevé. Or c’est ce point d’intensité – seuil inaccessible à l’esprit purement rationnel – qu’il voulait chaque fois atteindre parce qu’alors la vie lui était donnée en plénitude. Je l’ai entendu dire un jour à quelqu'un qui s’indignait du sort que les philosophes réservent à l’homme et au monde que l’invention du concept avait précipité la fin de la pensée. Car, disait-il, « le concept est une pure construction intellectuelle sécrétée par le langage, or la pensée n’a pas besoin de concept pour se mouvoir librement dans l’espace abstrait de l’inconcevable, elle procède depuis des flux intensifs qui lui arrivent de derrière le langage. La philosophie qui devrait être une opération de libération du possible, s’enferme dans l’être et s’y livre avec une violence peu commune à des spéculations vaines et stériles. Il faut traverser l’épaisseur du monde pour rejoindre, au-delà du langage, la source vive de toute créativité ». Il avait d’ailleurs lui-même suivi une formation philosophique mais sa façon de concevoir les choses était si singulière que bien peu partageaient ses vues.

2. Ce besoin impérieux de penser qui dominait sa vie explique le cours assez monotone de son existence. Chaque jour, à heure fixe, il avait rendez-vous à sa table de travail où il consignait ses pensées dans un état de fièvre et d’excitation croissant. Je l’ai entendu jurer parce qu’il ne trouvait pas le mot juste, je l’ai entendu taper du poing sur la table et renverser une chaise parce que l’idée dont il sentait physiquement la présence se dérobait au moment de prendre figure. Il était pourtant d’un naturel plutôt patient, sachant d’expérience que la pensée est un long processus d’engendrement et qu’une vie ne suffit pas pour arriver au terme de ce processus, mais quand l’idée tournait autour de lui sans consentir à se livrer tout à fait, il lui arrivait de s’emporter. Très vite, cependant, il se reprenait et, refusant de s’obstiner plus longtemps, il interrompait son travail et allait prendre l’air sur les grands boulevards parisiens. « Ne plus penser, aimait-il à dire, est le meilleur moyen de progresser sur le chemin de la pensée ». Et il est vrai que rares étaient les fois où, rentrant de ses promenades, l’idée encore récalcitrante ne céda devant les assauts fulgurants de l’esprit revigoré. Pour les gens de son entourage, une telle vie tout entière dédiée à la pensée paraissait terriblement morne et ennuyeuse. Pourquoi ne voyageait-il pas ? Pourquoi n’allait-il pas explorer le monde et ses beautés merveilleuses ? Pourquoi vivre reclus dans cette petite chambre, le buste incliné sur une petite table, le visage tendu au-dessus d’une petite feuille d’une pâleur maladive ? Souvent ses amis se réunissaient pour raconter, photographies à l’appui, les voyages au bout du monde qu’ils avaient entrepris. J’ai remarqué que, lors de ces réunions, il écoutait attentivement et semblait intéressé par ce qui se disait mais quand, la soirée touchant à sa fin, l’hôte invariablement se tournait vers lui et lui demandait ce qu’il en pensait, comme pour le faire sortir de sa réserve, la même réponse revenait sur les lèvres de mon ami. Il affirmait qu’il passait ses journées à voyager, au-delà même des limites de l’espace et du temps, dans un état de griserie et d’ivresse qui le ravissait, de sorte que dès qu’il se détournait de ses spéculations et redescendait vers le monde des hommes, il éprouvait dans le secret de son cœur le sentiment poignant de quitter un espace abstrait sans porte ni fenêtre où le possible fait force de loi, et de retrouver un monde figé. Il précisait d’ailleurs que ce sentiment ne concernait pas seulement le cadre spatio-temporel où il évoluait et les relations entre les hommes qui s’y expriment, mais qu’il s’étendait au langage lui-même, à la grammaire, à la pauvreté d’un sujet accouplé à un verbe et engendrant à la diable un complément. Un coup d’œil jeté sur le vaste domaine du langage suffisait à faire naître en lui une impression de malaise tant il s’y sentait à l’étroit et, pour tout dire, en terrain étranger, et j’ai compris, à force de le fréquenter, que l’écriture était le remède qu’il avait trouvé pour se libérer de toute forme d’enfermement dans une structure de sens. En tout cas, le désir de voyager comme on l’entend d’ordinaire lui était parfaitement étranger, seul l’intéressait l’exploration méthodique de son esprit, de ses places fortes et de ses ponts, de ses monuments et de ses palais majestueux, de ses sources dérobées… Il aimait à ce propos répéter que « la pensée bien comprise est un voyage au bout du possible et que ce voyage ne peut se faire en groupes, selon des itinéraires tout tracés, et en adoptant les règles des agences touristiques qui prennent soin de ménager aux touristes de fréquentes haltes dans des hôtels luxueux, à seule fin d’assurer leur commodité et leur confort. Le voyage de la pensée suppose, en effet, que celui qui s’y engage consente à se perdre sans aucune garantie de revenir intact de son excursion aux confins du sens. Il suppose donc un péril, une mise en jeu de tout l’être, une abnégation et un courage, un sens de l’aventure très particulier et qui semblent faire cruellement défaut à la plupart des hommes ». Lui qui se livrait chaque jour à ce type de voyage intérieur, de tous les voyages m’assura-t-il le plus dépaysant, il n’en tirait aucune gloire et aucune vanité, car il considérait que les hommes ne sont pas également faits pour penser, parler, chanter, danser, commercer…

3. Je me suis souvent demandé ce qu’il recherchait avec une telle ardeur et, après l’avoir longtemps observé et avoir recueilli le fruit de ses réflexions, j’en suis venu à cette idée qu’il voulait éclaircir le champ du possible. Mais éclaircir n’est peut-être pas le mot juste tant il était important à ses yeux d’aller jusqu'aux limites de la vue, pour surprendre dans quelque recoin du cerveau la gerbe d’étincelles qui lui livrerait la beauté du monde dont il pressentait l’extraordinaire plénitude. Il ne s’agissait pas pour lui de penser quelque chose de défini mais de s’ouvrir, dans le mouvement même de la pensée, à la grandeur d’un acte dont il s’apparaissait comme l’éblouissante extrémité. Il voulait aller au-delà de lui-même, derrière les faisceaux de signes qui jalonnent et déterminent le cours de nos existences. Il m’a confié un jour que chaque fois qu’il échouait à se dissoudre dans la pureté intérieure qu’il sentait brûler en lui comme un feu doux et souverain, il considérait qu’il avait manqué à son devoir. Il avait une très haute exigence envers lui-même et il ne se laissait guère de répit dans cette traque insensée de l’absolu. Son exigence était telle qu’il arrivait qu’il ne dorme pas plusieurs jours de suite parce que l’expression d’une idée le laissait insatisfait. Il ne voulait pas que sa pensée soit altérée dans son expression première par des éléments parasitaires. Il voulait fixer le tremblement du pur. Bien sûr, l’élément intellectuel était présent dans ses manœuvres intérieures mais seulement comme le moyen nécessaire pour s’élever à un plan supérieur où toutes les facultés de l’être s’unissent et ne forment plus qu’une même ligne de feu dans le ciel inaltérable du possible. A cet élément intellectuel, développé dans des proportions peu communes, se joignait une capacité d’abstraction remarquable, qui expliquait la difficulté rencontrée par ses lecteurs à le suivre dans ses hautes spéculations. C’est d’ailleurs un reproche qu’on lui faisait souvent. A quoi bon cette prédisposition à l’abstraction, cette hauteur de vue et cette exigence infinie, ce désir de pureté intégrale si le lecteur ne peut en faire son fruit et profiter de ses bienfaits ? Mais il ne se laissait pas émouvoir par ceux qui y voyaient la preuve accablante du manque d’intérêt de ce qu’il écrivait. Il savait qu’il était engagé dans une quête de vérité passionnée et que cette quête ne tolérait aucune compromission, aucune complaisance avec les facilités que se donnent ceux qui, par faiblesse, intérêt ou lâcheté, règlent leur pensée sur les besoins de la multitude. « On ne transige pas avec l’absolu » avait-il coutume de dire. Pendant très longtemps, il est resté inconnu et cela ne semble pas le moins du monde avoir en quelque façon influé sur sa façon d’écrire. De même, quand, bien malgré lui, il a commencé à acquérir une certaine notoriété et que son nom a circulé dans les milieux intellectuels autorisés, rien n’a changé dans sa manière d’envisager son travail. Au fond, c’était un artisan de la pensée. Il ne vivait que pour pénétrer la nature des choses. Si grand était son besoin de compréhension qu’il aurait donné ses entrailles pour connaître le fond de l’univers. Mais, encore une fois, cette compréhension ne se limitait pas à un caractère purement intellectuel, il voulait recueillir dans le mouvement secret de la pensée toute la création, de façon à favoriser l’avènement d’un processus de reconfiguration qui aurait rendu à chacune des forces de vie leur disponibilité et leur éclat premier. En somme, il voulait sympathiser avec la totalité des forces de vie à l’œuvre dans l’univers afin de rendre toute chose nouvelle.

4. Je me rappelle du jour où ma femme et moi fûmes invités à dîner dans son petit appartement parisien de la rue de Seine. Je m’attendais à voir trôner dans son salon une superbe bibliothèque remplie de livres les plus divers. Je me faisais un plaisir à l’idée de pouvoir examiner ces livres, les soupeser, les ouvrir et les inspecter pour vérifier si mon ami n’avait pas griffonné à la marge quelques pensées édifiantes. Or quelle ne fut pas ma déception quand je m’aperçus que le salon ne contenait en tout et pour tout qu’un modeste bureau, une étagère couverte de dossiers, un vieux fauteuil en cuir, un petit canapé pour recevoir ses amis. La pièce était assez sombre et de taille modeste. Des lampes éclairaient des coins du salon mais rien ici que de très ordinaire. Je lui fis part de mon étonnement et lui demandai où étaient les livres dont il avait fait sa nourriture quotidienne pendant si longtemps. Il me répondit le plus simplement du monde que, lors de son emménagement, il en avait profité pour se délester d’un poids désormais superflu, et qu’il avait fait don de ses livres à diverses associations. Il avait assez lu, disait-il, pour savoir qu’au-delà d’un certain degré dans l’apprentissage de la langue et dans la connaissance de ses mécanismes internes, la lecture cesse d’être indispensable à la vie de l’esprit. Non qu’il ait renoncé à toute lecture mais l’essentiel était pour lui de lire son esprit et il disposait pour cela de tous les outils nécessaires. Du reste, ajoutait-il, la connaissance de la langue n’est pas suffisante si elle n’est relayée par une perception fine et aiguë des variations du flux intérieur qui conduit l’homme à penser et à se parler à lui-même. « La lecture est encore présente dans ma vie, mais elle n’influe plus directement sur ce que j’écris, elle vient juste me reposer de mes spéculations abstraites en me présentant d’autres situations intérieures, plus immédiatement incarnées. C’est la raison pour laquelle j’apprécie la lecture des grands romans où se laissent percevoir à travers la diversité des personnages mis en scène et le jeu complexe de leur relation la sensibilité unique et le regard pénétrant du romancier ». De toute façon, il n’avait jamais lu qu’en vue d’accroître ses pouvoirs et d’atteindre un degré de précision remarquable dans le jeu des expressions possibles de son esprit. La lecture était pour lui une opération subordonnée à l’acte d’écrire en tant que cet acte lui permettait d’accéder à des territoires inconnus. « Toute lecture prépare le moment souverain où l’esprit pénètre dans le champ infini du possible et devient pour lui-même une proie fabuleuse », aimait-il à dire. Un peu décontenancé par ses propos, je lui parlais d’écrivains que je connaissais qui avaient les murs de leur salon tapissés de livres. Il m’interrompit en me rétorquant que le culte des bibliothèques lui était profondément étranger. « Les livres ne sont pas faits pour être empilés et exposés à la vue des visiteurs. Ils sont faits pour être assimilés et, une fois accompli cet office, il est naturel de s’en débarrasser car ils ont alors reçu le sceau de l’esprit, de sorte que l’enveloppe extérieure qui trône sur la bibliothèque est comme un corps mort que l’âme a quitté. Les bibliothèques instruisent plus sur la vanité des auteurs que sur leur capacité véritable à assimiler la substance impérissable contenue en chaque livre. Elles sont également un moyen pathétique de se protéger de la corruption du temps en s’entourant des grands esprits du passé. Mais à quoi bon vivre au milieu de ces grands esprits si ce n’est pas pour entretenir et poursuivre avec eux une discussion animée, et non se coucher à leur ombre souveraine ? Moi, j’ai été définitivement guéri du faux prestige des bibliothèques le jour où j’ai compris qu’elles formaient autant de sépultures où les hommes s’ensevelissent vivants pour ne pas aller à la rencontre du monde. C’est pourquoi je vis dans le plus complet dénuement. La pensée consiste d’ailleurs à se dépouiller de la chair, des nerfs, du sang et du squelette en-dessous pour entrer dans la transparence des choses ».

5. Ce qui me fascinait peut-être le plus chez cet être prodigieusement doué, c’était la détermination inflexible avec laquelle il poursuivait son idéal sans se laisser distraire ni par les autres ni par soi-même. Il ne pouvait pas rester plusieurs jours de suite sans écrire, ou alors il devenait irritable, éprouvant le sentiment pénible que son existence glissait au néant. Il avait besoin de se confronter journellement avec l’absolu de la pensée, car il savait que chaque instant est le germe d’un monde possible et il ne voulait pas laisser se perdre ce germe ni laisser sans descendance cette vie ignorée qui attendait de prendre figure. Mais l’écriture remplissait également d’autres fonctions. En particulier, elle lui permettait de s’élever au-dessus de la médiocrité du quotidien, des vicissitudes de l’existence, de tout cet à-peu-près dont vit et meurt le monde. Il confiait à l’écriture la noble tâche de le cultiver en lui apprenant à s’engendrer soi-même sans se trahir dans chaque nouvelle naissance. « S’engendrer soi-même, disait-il, c’est donner à la création la chance de renaître à la grandeur de son mystère ». C’est dire qu’il concevait l’écriture comme une opération privilégiée ayant pour but d’accueillir la création à l’extrême pointe de sa plume pour aller célébrer ses noces avec l’invisible. « Ecrire, disait-il encore, c’est effacer les traces de son passage ». L’écriture était, en somme, le moyen suprême de progresser dans le monde invisible où ruissellent les sources de la beauté. Car c’était qu’il voulait s’abreuver, puisqu'en elles réside la condition de toute régénération. Pendant qu’il écrivait, il se régénérait et quand, gagné par la fatigue, il revenait à lui, son regard s’éteignait et son visage semblait percé par quelques secrètes pensées confusément abandonnées. Qu’il était pénible d’assister alors à l’obscurcissement de ce visage qui se voilait d’un coup et dont des expressions nerveuses venaient brouiller les lignes harmonieuses et pures ! Mais, très vite, il se ressaisissait et offrait à chacun son visage familier. 

6. Dans sa relation aux autres, il faisait preuve d’un tact et d’une délicatesse infinie. Rien ne lui répugnait tant que l’idée de blesser quelqu'un. Le sens de l’humilité était chez lui si développé qu’il ne pouvait pas rester insensible à la souffrance du monde. Il la prenait dans ses bras et la berçait doucement. Il était toujours prêt à apporter son aide aux personnes en difficulté. Il pouvait écouter pendant des heures un homme lui faire part de ses échecs et de ses repentirs, avant de l’encourager à se relever et à repartir d’un pas plus assuré sur le chemin de la vie. Profondément bienveillant, et refusant de céder à la foule des préjugés qui ôtent aux hommes toute liberté, il était très apprécié pour son remarquable sens de l’écoute. On se confiait facilement à lui et on le quittait avec le sentiment que tout n’était pas perdu. Cette bienveillance était contrebalancée par une pudeur extrême, tant sur le plan des sentiments que de la pensée. Il avait du mal à se livrer avec la spontanéité et l’ingénuité dont faisaient preuve ceux qui venaient le voir. Cette pudeur exprimait, je crois, dans sa forme la plus haute, le désir impérieux de ne pas souiller la pureté qui le rongeait. Elle correspondait à une inclination de sa nature qui le poussait à ne livrer qu’au papier le plus intime parce que c’était dans ce point de contact direct et immédiat avec la page que se déclenchait l’incendie des confins – royaume suprême de la beauté. Il se mettait à nu dans la page pour rejoindre ce qu’il appelait la nudité du monde, ce point de vulnérabilité exquis où l’être s’abîme dans le possible. La pudeur était le signe aristocratique de la grandeur de son dessein, faire tenir toute la création au bout de sa plume pour la rendre au possible dans sa pureté primitive. En société, cette pudeur expliquait sa réserve et sa retenue, il était bien rare qu’il dirigeât une conversation et, généralement, il fallait que l’un des invités se tourne vers lui et lui demande son avis pour qu’il consente à prendre la parole. Avec le recul, je pense qu’il y avait en lui une profonde méfiance envers les productions spontanées du langage, pleines d’imprécisions et d’inexactitudes et qui, comme des juges sévères et avisés, nous font prononcer sur des sujets que nous ne connaissons pas ou seulement de seconde main. Il ne voulait pas ajouter la confusion à la confusion. Il savait, du reste, que les opinions, par nature subjectives, sont changeantes et que le même individu qui se bat becs et ongles pour faire reconnaître son point de vue un soir, rejoue la même scène le lendemain en rejetant catégoriquement le point de vue de la veille. Les questions politiques, notamment, et les débats stériles qu’elles occasionnaient, ne lui inspiraient que répugnance et dégoût. Que l’on puisse s'entre-déchirer sur des sujets dont, en tant que simples citoyens, on ne connait ni les tenants et les aboutissants, que des familles entières ou des relations d’amitié soient brisées à jamais pour des raisons politiques, c’est-à-dire pour ce qu’il y a de plus superficiel en l’homme, lui semblait une pure aberration. Aussi refusait-il de prendre part aux débats publics. « La politique, disait-il, est l’art enivrant de parler de ce que l’on ignore ». La pudeur opérait donc comme un moyen de défense contre le chaos et la confusion des passions humaines. Je pense, en fin de compte, qu’il gardait sa pureté pour le pur et ne voulait pas la voir corrompue par le champ accidenté des relations humaines. Cette attitude m’apparaît, après coup, comme l’expression supérieure d’une forme de sagesse qui lui a permis de ne pas sacrifier son idéal aux contingences du moment.

7. S’il est un sujet auquel il revenait inlassablement, parce qu’il représentait, disait-il, la limite aveugle de toute pensée, c’est celui de la bêtise. Il disait que la vie de l’esprit était une lutte de chaque instant contre les effets de pesanteur de la bêtise qui avait pris possession du monde. Il se faisait un devoir de triompher de cette bête hideuse qui se jetait en travers de son chemin, et il ne manquait pas une occasion de la saisir par les cornes pour la renverser. Je me souviens de l’une de nos promenades où, à ma grande surprise, il me soutint avec la dernière énergie que sans « l’ombre projetée de la bêtise la pensée ne vaudrait pas le moindre effort ». C’est que la bêtise n’est pas extérieure à la pensée, elle participe de façon très intime à son mouvement, de sorte qu’elle contraint l’esprit à lutter contre ses propres productions afin de ne pas céder trop vite aux effets de lumière qui l’éblouissent. Elle l’invite à une vigilance accrue, parce que c’est l’intégrité de ce qui se pense qui est alors en jeu, au-delà même de ce qui est pensé et de celui qui pense. Il aimait à répéter qu’« on ne pénètre pas sans une extrême prudence dans le territoire sacré de la bêtise ». Bien sûr, la bêtise prend son essor dans le langage qui, au cours des âges, véhicule des structures de sens atrophiées, lesquelles structures satisfont les plus ignorants et dispensent de toute pensée. De là maints proverbes et dictons que l’on attribue à la sagesse populaire et qui sont le plus souvent l’expression à peine déguisée de la bêtise, de là les conversations dans les lieux publics, aussi creuses et ineptes que le permettent les convenances sociales, de là tout ce tumulte, ce flot de paroles insensées qui se déverse sur le monde et enferme l’homme dans sa solitude. Ô bêtise profuse et ensorceleuse qui se niche dans les replis du cerveau et y prospère et s’y épanouit et met les mots dans la bouche des hommes et les fait parler à tort et à travers ! Il percevait clairement autour de lui les différentes formes qu’épouse la bêtise pour s’enraciner profondément dans la vie des hommes. De la bêtise fruste et grossière du peuple, source d’éclats de rire et de violence, à la bêtise plus raffinée de l’homme d’esprit, source d’admiration et de médisance, à la bêtise spirituelle des religieux, source de reniement et d’abjuration de la foi – il connaissait les degrés à travers lesquelles elle régnait sur le commun des mortels en maîtresse corrompue. Il m’avait d’ailleurs fait remarquer que le cynisme affiché de nos démocraties essoufflées est encore une forme d’expression de la bêtise, forme particulièrement peu évoluée, dans la mesure où elle repose sur un consensus tacite qui cause le rire de façon presque mécanique. Car, en effet, ce qu’il y a de plus remarquable dans la bêtise, c’est sa haute puissance créatrice. C’est pourquoi il éprouvait un vif plaisir à la poursuivre dans les formes abstraites de la pensée. Il aimait à la saisir sur le vif, au moment où elle tend à prendre une figure légitime et à tromper l’esprit. Alors, après lui avoir jeté un coup d’œil pénétrant, il foudroyait cette brave fille qui avait cru impunément pouvoir abuser son père. Il en était arrivé à la conclusion que l’exercice de la pensée consiste à se prémunir contre la tentation de la bêtise qui, à son insu, tire l’homme par la manche pour l’entraîner dans son repère. La lucidité est le seul remède à la bêtise mais ce remède porte en soi le mal dont il prétend guérir. Comment faire, dès lors, pour ne pas succomber à cette infâme traîtresse ? Je me souviens d’un aphorisme dans le recueil de pensées qu’il avait publié à la fin de sa vie qui, la première fois que je le lus, m’avait vivement frappé : « Penser, c’est faire voler en éclats l’ombre qui précède l’homme sur le chemin du possible ». Je sais aujourd'hui que cette ombre sur l’identité de laquelle longtemps je me suis interrogé désigne la bêtise elle-même, toujours à chercher les moyens de doubler l’homme et de le prendre à son propre jeu.

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