Les gilets jaunes

Publié le par Julien Métais

1. Chers compatriotes, je vous le dis, la France est en train de traverser une crise morale et spirituelle sans précédent, dont il lui faudra plusieurs décennies avant de se relever. On ne mesure pas à quel point ce pays est rongé du dedans par un mal insidieux qui en absorbe et en pompe les forces vitales. Les Français, peuple fier et insoumis, peuple debout à l’heure du plus haut péril, n’ont guère plus de substance qu’une poignée d’ombres hurlant à tous les vents. Et sans doute y a-t-il, pour la première fois dans l’histoire de la Cinquième République, une incompréhension cruciale, que dis-je, un irréparable divorce entre la population et les organes de représentation de la République. Les Français ne se reconnaissent plus dans les élus de la nation. Certes, ils les ont portés au pouvoir mais le plus souvent à contre-cœur et parce qu’il fallait bien jouer le jeu démocratique. Mais de ce jeu, à présent, ils ne veulent plus, car ce jeu est truqué et ils le savent et c’est pourquoi ils protestent, afin de contraindre le gouvernement, d’abord sourd à leurs injonctions, à renoncer à sa politique libérale outrageante, et de reprendre en main les rênes de leur destin. Ils arborent un gilet jaune et bloquent les rues de nos villes, ils colonisent les ronds-points, empêchent la circulation des voitures, invitent ceux qui le veulent à les rejoindre, parce qu’ils incarnent la France qui veut se réveiller et sortir de son long sommeil. Ils ne supportent plus de sentir la main de leurs représentants, la main de ceux qui les gouvernent, la main de leur président leur serrer la gorge en souriant. Ils veulent être reconnus, non pour ce qu’ils ne sont pas, mais pour ce qu’ils ont le droit d’être et le devoir d’affirmer. Car leurs revendications sont légitimes, de même que leur farouche opposition à l’ordre établi. Ce n’est pas seulement leurs conditions de vie, précaires et difficiles, qui les conduit à protester et à former des barrages dans tout le pays, mais le sentiment d’une injustice devenue intolérable. Ils ont été trop longtemps bernés, trompés, manipulés, exploités pour accepter encore qu’on continue de leur mentir. Ils ne veulent pas faire la révolution, ces hommes de l’ombre, ils veulent vivre dans la lumière de midi, libérés des discours oiseux et des fausses promesses que leur débite la classe politique. Ils veulent vivre dignement, dans le respect et la reconnaissance de leurs droits – car ils ne sont pas moins hommes que ceux qui les gouvernent, leur cœur ne bat pas moins fort dans leur poitrine, leur espérance n’est pas moins vive. Mais le soleil qu’ils désirent cachent une ombre plus grande qu’ils ne soupçonnent pas et, bientôt, la joie de se sentir compris sera chassée par l’amertume d’une nouvelle défaite. Car ils ne sont que de minuscules rouages dans cette immense machine qui dévore ses enfants. L’argent, puissance planétaire, a tissé partout des liens invisibles qui les entraînent peu à peu et vont leur rompre le cou. Les inégalités sociales, vouées à se creuser et à s’étendre, formeront bientôt un fossé infranchissable. Et de ce fossé des hommes augmentés – des androïdes aux yeux cerclés de nuit – sortiront, comme une infâme colonie d’insectes aux ailes d’acier, et ils trancheront dans le vide et, de nouveau, les têtes tomberont. La France se meurt, vous dis-je et je prévois que, d’ici peu, il faudra se cacher pour survivre. Il ne restera de l’homme, au plus intime, qu’un grand vide et ce vide sera l’unique trésor d’une vie, ce vide sera l’image consolatrice de la défaite de l’homme sur lui-même et son environnement – pure phosphorescence engloutie dans une nuit sans étoiles.

 

2. La maladie qui touche notre pays fait des ravages à l’échelle mondiale, mais nous, Français, nous sentons battre en nous comme un rappel à l’ordre, le devoir moral de réagir et de ne pas laisser se perdre ce qui, pendant si longtemps, fit la grandeur de la France, fille aînée de l’Eglise, habitée par une foi ardente et marchant main dans la main avec la jeune espérance et la vive charité. Ce pays, à moitié mort, en train de mourir devant le spectacle horrible du vide de l’être, ne doit pas oublier la grandeur de son héritage, il doit s’opposer de toutes ses forces – ses dernières – aux flux d’images ininterrompus qui l’éblouissent et le laissent hébétés. Ô homme, citoyen du possible, ne laisse pas plus longtemps la terre tourner à l’envers, donne-lui une pichenette qu’elle reprenne son cours, que chacun redécouvre le sens sacré de la lenteur, la richesse inépuisable d’une vie puisant dans l’invisible la force de sa régénération. Car le temps de la fascination a passé, il s’agit maintenant d’agir pour s’enraciner dans le sol natal et éprouver la profondeur de ses racines poussant directement dans le cœur du Christ. Car c’est bien le sang du Christ que nous ne cessons de vider depuis l’instant séminal de sa mise à mort au mont du Golgotha. Ce sang, nous en avons plein les mains et la bouche et le cœur et nous ne savons qu’en faire. Nous avons beau nous essuyer toujours il reparaît comme une malédiction inexpiable. Nous nous sentons condamnés, impuissants face à notre lâcheté. Nous nous fuyons nous-mêmes et enfouissons nos mains au fond de nos lits, dans la forêt du rêve, dans l’eau noire et froide de la mer. Pourtant, ce sang est pur, je veux dire qu’il contient dans sa substance de quoi se laver les mains et se libérer du fardeau de sa honte. Mais pour cela encore faut-il que les hommes se reconnaissent coupables, encore faut-il qu’ils admettent que depuis deux mille ans, tous les jours, ils crucifient le Christ et qu’ils prennent dans cet acte un plaisir malsain, encore faut-il qu’ils renoncent à broyer dans la main du langage tout ce qui pourrait les tirer de leur sommeil furieux, tout ce qui pourrait les éveiller à la conscience pleine et entière de leur forfait. Ne plus laisser le langage promener ses faisceaux de signes au-delà de l’horizon, ne plus être pour soi-même un conglomérat de signes que le temps finira par dissoudre, un néant colossal au regard duquel l’être lui-même semble ridiculement petit, ne plus usurper la place de Celui qu’on crucifie, voilà le commencement de toute vraie régénération. Et je sais que les églises sont vides, que la croyance a déserté le cœur des hommes – car il y a bien longtemps que les prêtres, ces hommes noirs auréolés de blanc, n'ont plus de mains – que le vide a pris toute la place, mais je sais aussi que le bois de la croix n’est pas mort en l’homme, que du bois de la croix la vie peut refleurir et c’est cette vie dont, avec une patience renouvelée, il faut prendre soin car en elle se trouve contenue la beauté d’un monde touché par la grâce, d’un monde si grand qu’il épuise d’emblée tout ce qu’on peut en dire, d’un monde si grand que l’amour peut s’y épanouir librement, loin des querelles et des dissensions. Mais la grande régénération que chacun espère, nul ne peut y accéder sans d’abord consentir à se livrer tout entier à la nudité du monde, et ce consentement n’est pas sans douleur puisqu'il suppose une rupture d’avec de tous les liens qui nous lient à ce que nous appelons commodément notre « identité » et qui n’est qu’une rêverie pétrifiée autour du néant. Peu importe alors la couleur des gilets, peu importe même la langue qui les parle, l’homme doit prouver son humanité en opérant cette rupture, laquelle est la condition de possibilité d’une vie nouvelle, d’une vie enracinée dans la plénitude d’un acte purifié de toute histoire. Ô vous, hommes intrépides, qui avez perdu la foi et présentez à qui vous le demande, comme une déclamation insensée, votre orgueil ravagé, soumettez-vous à l’injonction montant des profondeurs – injonction non pas seulement morale mais métaphysique – obéissez à ce désir de pureté qui vous brûle et embrassez la flamme qui s’élève, soyez cette flamme et emplissez l’espace du visible. A ce moment, vous n’êtes plus cet individu particulier, doué de telle ou telle qualité, vous n’êtes plus un agent de la société exerçant une fonction déterminée, vous êtes ce feu impérissable – feu qui ne détruit pas mais qui régénère – vous êtes l’expression de la beauté dans son premier matin. Brillez longtemps, étoiles de feu, et rapportez aux hommes indécis le secret de votre vitalité, resplendissez, flambeaux majestueux, et essaimez dans l’invisible ! Inculquez aux hommes la joie d’entrer vivant dans la profondeur du visible, la joie de ne plus se distinguer de cette profondeur, la joie de s’y perdre tout à fait. Alors le jaune comme une étincelle jaillie sous l’enclume du forgeron lèvera le voile et le visible et l’invisible apparaîtront comme les deux dimensions inséparables d'un même royaume – le royaume du possible offert aux hommes pour la rémission des péchés.

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