La rêverie

Publié le par Julien Métais

Nous ne savons plus rêver, nous laisser porter par un sentiment grisant de communion avec la nature. Nous sommes des comptables l’âme dévorée de chiffres. Nous sommes des géants qui prenons dans nos mains calleuses le soleil brûlant et, sans le moindre scrupule, écrasons du bout des doigts cette lumière obscène. L’obscénité nous fait de l’ombre, à nous les rampants et les impuissants, à nous les traîne-la-jambe et les inconsolés !

Plus de rêverie possible à présent que l’âme a cessé de désigner une matière ductile parfaitement réceptive à la transparence de l’air et au murmure des choses, à présent que le secret du monde s’est ébruité et que le silence est devenu un supplice intolérable.

La jeunesse ne rêve pas parce qu’elle n’a plus le temps d’accorder à la rêverie l’aliment mystique qu’elle réclame. Elle se consume à poursuivre au fond d’un petit écran la figure obscène de sa destinée.

Le pouvoir enivrant de la rêverie tient à sa puissance d’inachèvement. Par elle nous sentons que le monde n’a pas de figure et que nous sommes dans le monde cette absence de figure réalisée qui comble nos attentes.

Il rêve depuis si longtemps qu’il est persuadé que le monde extérieur qui lui résiste est encore une image échappée de la grande hotte de la rêverie. Il lui suffit du reste de fermer les yeux pour le voir disparaître.

Toute rêverie vagabonde sur les toits du monde le cœur léger.

La rêverie est le plus beau fruit de la solitude. Il faut se laisser assimiler par ce fruit pour sentir la grandeur de ce qu’on lui doit. 

Expression hallucinée de ce qu’il y au fond du désir d’insatisfait, la rêverie devient l’occasion d’une divagation merveilleuse sur la possibilité de vivre hors du monde.

La rêverie se tient dans le monde, elle opère depuis le monde. Mais peu à peu, comme sous l’effet d’une force irrésistible, elle tire le monde à elle et l’entraîne dans sa ronde et le soulève et le tient au bout de ses bras sans qu’il ne puisse rien opposer à la puissance de ce mouvement merveilleux. Tout est alors confié à la rêverie et c’est du reste la grandeur de la rêverie que de favoriser la propagation jusqu'au cœur de la nuit du brûlant secret qui livre le monde.

La rêverie sauve l’homme de l’usure du temps. Grâce à elle ce qui semblait défraîchi, vieilli, morne et sans emploi reçoit une vitalité nouvelle qui élève et tourne toute chose vers son soleil.

Au foyer de la rêverie l’homme touche le bord du ciel et sa joie se fait lumière.

On n’a plus le temps de rêver depuis que le ciel est devenu une immense image où chacun scrute avec avidité l’expression de son impuissance à mourir hors du royaume des mots.

La rêverie est l’exemple rare d’une désappropriation du monde qui donne le monde et à travers cette donation restitue l’homme au plus près de la possibilité d’être soi.

La rêverie est une étrange compagne. A chaque instant, elle engendre des mondes nouveaux, mais ces mondes ne sont pas sans rapport les uns avec autres, ils sont les expressions animées de la grandeur du chemin qui, d’image en image, éveille en l’homme le désir des confins. Cependant les confins ne désignent pas un lieu physique déterminé, ils forment au plus intime la claire palpitation qui porte et accomplit tout le devenir humain.

En nous arrachant aux injonctions de la vie pratique, la rêverie libère en l’homme le sens du possible. C’est ce sens que le penseur poursuit dans sa quête éveillée parce qu’il sait qu’il précède tout ce qu’il peut en dire et que sa quête n’est justifiée que par ce savoir instinctif qui le porte au-devant de lui-même, là où toute chose s’abandonne à la grandeur de son énigme.

Nous ne savons plus rêver parce que nous ne savons plus contempler la grandeur du monde qui pousse en nous avec une force incroyable et qui porte la semence du possible. Pourtant il y a dans ce processus de déprise de soi, dans cette démission de l’être, dans cette remise de soi à ce qui nous précède, une chance unique offerte à l’homme, celle de pénétrer de plain-pied au foyer surabondant où jaillit le rire clair de l’enfance retrouvée.

La rêverie est souvent perçue comme l’expression honteuse de la défaite de l’homme incapable de prendre en main sa destinée, de mener sa vie comme il l’entend, d’abattre les obstacles qui jonchent le chemin. Et, en effet, la rêverie humilie la raison et ses prétentions exorbitantes, elle condamne l’homme à aimer l’inachèvement du monde qu’il s’épuise à se dissimuler à lui-même pour ne pas se perdre hors du chemin tout tracé où se consume ses dernières forces.

La rêverie prouve qu’il est possible d’aimer ici-bas la splendeur des confins.

La rêverie exhorte les hommes à se prosterner devant la nudité du monde où l’enfance est souveraine.

Parce qu’elle porte en elle l’élan créateur, parce qu’elle en est même l’accomplissement suprême, la rêverie fascine et fait peur. Pourtant il est impossible de vivre pleinement sans son concours, car c’est elle qui ouvre les portes et livre l’homme à l’inachevé. Elle est la grande prêtresse de l’invisible.

Dans le kaléidoscope de la rêverie le monde accouche de sa propre vacuité et se remplit de lumière.

La rêverie n’est pas un passe-temps, elle est l’unique ressource de l’homme adossé à son néant et qui veut se reposer de la fatigue d’être soi. Grâce à elle l’homme sent passer sur lui le frisson des confins et renoue avec l’âpre joie d’être vivant.

Merveilleuse digression qui réconcilie l’homme avec sa nature spirituelle, la rêverie est d’autant plus nécessaire à une époque de matérialisme effréné où la vie humaine se réduit à passer à travers une infinité d'écrans creusés par le ver insubstantiel de l'incuriosité trépidante.

Toute rêverie fait divaguer le langage au-delà de la sphère du concevable, toute rêverie favorise l’éclatement du langage sous la forme d’une explosion cosmique régénératrice.

La vacance de la rêverie encourage le rêveur à vider la création des foyers d’ombres noires qui y fourmillent, de façon à vivre comme au premier matin du monde.

Bien qu’elle ne débouche sur aucune connaissance positive, la rêverie possède l’insigne privilège d’insuffler à l’homme le sentiment revigorant de la possibilité de tourner les talons et de s’engager dans une direction nouvelle où rien ne subsiste des anciennes lois de la connaissance.

La rêverie abandonne la connaissance pour divaguer à son aise et quand elle revient à elle, c’est les bras chargés des trésors merveilleux entrevus dans ce pur moment de jouissance où l’être ne pèse pas plus lourd qu’une image.

Ce qu’il y a d’effrayant dans la rêverie est qu’elle oblige à creuser dans l’être une fosse à son désir de n’être pas.

Dans la rêverie l’homme ne communie pas seulement avec son passé et en son centre avec la flamme vive de l’enfance mais aussi et plus encore peut-être avec l’air et la terre, l’eau et le feu, toutes les forces vives qui composent et structurent l’univers. La rêverie est la figure poétique du possible inscrite au cœur de notre humanité.

Parce qu’elle délivre l’homme de la conjonction des forces de pesanteur qui l’écrasent et le réduisent à un point insignifiant dans le grand système de coordonnées de l’espace-temps, jusqu'à lui enlever toute possibilité de choix éclairée dans la conduite de son existence, parce qu’elle dispose l’homme à percevoir des figures éblouissantes et le transporte là où les lois de la raison sont impuissantes à le guider, la rêverie contribue à la puissante redynamisation de la vie psychique. Elle tire l’homme de sa torpeur éhontée et par un coup d’éperon imperceptible l’élève vers le pays merveilleux du souvenir à l’état naissant. Car la rêverie est un retour aux sources du souvenir, à cet instant béni où tout était encore possible, où la vie ne s’était pas encore figée dans une longue ride morne et glacée.

La nature cosmique de la rêverie en fait un instrument formidable pour réconcilier l’homme avec son néant. Elle réveille en lui le sens des confins et ennoblit la perception confuse de son environnement. Le visible alors s’infléchit, se creuse, s’intériorise et voilà que le rêveur entre dans la nuit pure de l’inachevé et découvre que toutes les entraves qui le faisaient souffrir n’étaient que des expressions mortifiantes de son attachement funeste aux lois d’une raison implacable. 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article