La joie

Publié le par Julien Métais

J’appelle joie la sensation du possible à l’état pur.

La joie qui dilate le cœur régénère les sources mêmes de la vie.

La joie fait effraction dans le monde et en révèle la beauté inaperçue.

L’homme joyeux ne craint plus rien car il sait qu’il n’y a rien de plus grand que le mouvement enveloppant qui le transporte plus haut que le visible.

La joie, d’un coup d’aile, abandonne la souffrance à ses fantômes et ouvre en l’homme l’espace incandescent qui rend toute chose nouvelle.

Si la joie est communicative, c’est parce qu’elle porte en soi la figure éblouie de sa propre métamorphose, figure qui n’est pas chemin mais arche d’alliance de l’homme avec la création et avec ce qui en elle est au fondement de toute chose.

La joie est dans la souffrance cette pointe de feu inassignable qui libère le possible.

Dans la joie l’homme coïncide si bien avec son possible qu’il n’existe plus pour lui-même que comme expression achevée du mouvement qui lui dilate le cœur.

La joie est créatrice de part en part, c’est dans son rayon que l’homme accède à la puissance de transfiguration de l’advenu.

Sois joyeux et tu sauras que ton cœur est dans le monde l’apothéose d’un acte dont la grandeur dépasse et sauve toute mesure.

L’homme joyeux s’avance dans l’existence le cœur confiant. Il sait l’art de tourner les obstacles en figures resplendissantes de son insatiable besoin de grandeur.

La joie est force de pénétration des confins. Par elle les confins deviennent l’unique terre habitable.

La joie est une fête au cours de laquelle l’homme éprouve la dissolution de son être et la remise du désir – source de limitation et de dispersion – au mouvement pénétrant qui le transforme et en fait une terre nouvelle. Car à l’intérieur de ce mouvement l’homme devient pour lui-même une terre nouvelle, terre où habite et palpite et exulte le Verbe de Dieu, parole de lumière, source de régénération infinie.

L’homme touché par la joie a le cœur rassasié de beauté. Il accède de son vivant à la vie éternelle.

L’extraordinaire créativité de la joie qui n’en finit pas d’essaimer la rend délicieusement inactuelle.

Seule la joie rend le monde aimable et habitable. Sans elle l’homme pourrirait dans les ténèbres du visible.

La joie lance partout des flèches de feu dans l’espace infiniment dilaté du cœur. La joie est ces flèches de feu qui se fichent dans le cœur de ceux qui l’entourent et les fait resplendir dans l’invisible.

L’homme que la joie habite vit dans le vrai lieu. Il porte en lui les semences de vie surabondantes qu’il distribue aux hommes comme des pains d’éternité destinés à ranimer la chétive espérance.

La joie violente l’âme mais l’âme réclame cette violence pour se délivrer de ses servitudes et vivre dans la lumière roborative de l’éternité.

Plus l’esprit enchaîne ses opérations avec une rigueur implacable, plus il se concentre sur la pointe de ses actes dans l’attente fervente de ce qui va survenir, plus le cœur se dilate et emplit l’espace du dicible et se répand, au-delà de cet espace premier et fini, dans l’espace indicible et infini où il trouve son fondement. La pensée est une invitation à la joie et quiconque pense droitement est récompensé de son effort par cette mer intérieur qui déferle en lui et le pousse au-delà de lui-même, aux sources mêmes de la vie.

Le goulot de l’existence est le terrain d’élection où la joie s’élargit et devient vide suprême – terre hospitalière – offert à notre indigence.

La joie brise l’être et ouvre dans cette brisure l’espace de transfiguration du possible.

Dieu élargit les cœurs comme le potier l’argile qu’il façonne.

La joie n’est pas consolatrice, la joie arrache l’homme à la sténose de l’histoire, elle le délivre de lui-même et de sa condition malheureuse pour le faire entrer dans la plénitude d’un acte sans histoire, qui chemine tout seul par-dessus les événements et réconcilie le cœur avec l’origine de leur battement.

La joie n’est pas un état de perfection, la joie est dépassement de toute perfection. Elle sauve l’homme du besoin de perfection.

Depuis qu’il a été saisi par la joie, cet homme court dans les confins avec une ardeur merveilleuse. Les anges eux-mêmes, en le voyant passer à côté d’eux, s’étonnent que ses jambes soient plus hautes et plus rapides que leurs ailes.

Si dilaté le cœur que l’espace s’abolit pour laisser place au surgissement de l’advenu.

Dans la joie la sagesse reflue et se fait lumière.

La joie est une crue qui déborde dans l’invisible.

Dans l’ivresse de la joie, ce n’est pas l’être qui rayonne mais ce qui au-delà de l’être habite l’inachevé.

L’intarissable joie saura bien nous dédommager des coups de sabot de la peur et des coups de tête de l’angoisse aux yeux creusés de nuit.

Quand la joie éclate, il est trop tard pour reculer. Il faut éclater avec elle – en elle – et éclater signifie subir sa force d’arrachement infinie – avant de retoucher terre et de retrouver sa condition misérable. Mais la joie a besoin de cette misère – comme un chantier qui prépare son avènement – pour surgir dans sa nouveauté essentielle et ranimer chacune des cellules qui composent le corps social ainsi que le corps individuel.

Que la joie surgisse sans prévenir ne signifie pas qu’elle ne se mérite pas. L’avènement de la joie est précédé d’un long travail d’enfantement, un effort continu à travers lequel l’esprit tend à s’élever au-dessus de lui-même pour exprimer tout l’inconnu qu’il contient. Et la joie ne se manifeste pas seulement au terme de ce travail d’enfantement, comme la suprême récompense dont l’idée figurerait l’expression éclatante, mais tout au long de ce travail. La joie est ce surcroît de forces qui permet à l’esprit, de bifurcation en bifurcation, de cheminer droitement jusqu'à la limite de son pouvoir. 

La joie est l’œuvre de la charité qui dilate le monde jusqu'à la rupture.

L’homme joyeux enjambe les précipices et ignore la peur parce qu’il n’est plus rien que ce souffle de vie qui le façonne et le constitue de part en part, lequel, dans son expression ultime, est l’accomplissement de l’amour divin.

La joie tressaille et exulte, la joie rayonne et flamboie, la joie soulève et courre, la joie chavire, tombe et paraît à nouveau dans sa beauté de vierge incorruptible.

La joie est belle parce qu’elle imprime à son sujet la grâce du commencement.

La joie n’existe que pour rendre à l’homme, dans un moment de beauté partagée, la jouissance des confins.

L’homme joyeux ne redoute pas la mort, car rien dans la mort n’atteint la grandeur dont la joie est l’expression bourgeonnante. La joie saute les pieds joints par-dessus la mort et atterrit sur le rivage étincelant de l’oubli.

Toute joie lève le voile de la mémoire et libère l’homme du domaine de la représentation.

La dilatation du cœur qu’opère la joie est pure de toute fatuité. La joie ne se veut pas elle-même, elle n’est pas une façon d’affirmer, sous une forme dissimulée, la puissance de l’homme, son orgueil indéracinable, son ambition illimitée. La joie dilate mais cette dilatation a toutes les apparences d’un laisser-aller délicieux, la joie élargit le cœur jusque dans l’invisible pour le pur plaisir de se sentir exister hors de toute contrainte. Elle est cheminement hors du temps.

Qui dira la musique de la joie aux accents ineffables ? Je me souviens du jour où saisi par la joie, j’exultais et je chantais, pure nappe sonore déployée dans l’espace incandescent. Je n’étais plus un corps de chair et de sang, j’étais une émission de lumière qui se modulait sous la forme de sons infiniment doux et pourtant cette douceur qui me pénétrait et me soulevait n’avait rien de mièvre. Elle marchait d’un pas ferme et assuré, et je sentais qu’avec elle rien ne pouvait m’arriver, j’étais cette marche qui me parcourait de part en part et m’entraînait à l’extrémité de mon souffle. Ô joie divinement mélodieuse, l’homme qui vit sous ta conduite ne risque rien, il sait qu’il est intouchable dans l’apothéose de ton chant.

Pourquoi les hommes ne se contentent-ils pas d’être joyeux ? Pourquoi doivent-ils déraciner la joie partout où ils passent et répandre partout la stupeur et l’effroi ? Pourquoi doivent-ils s’annexer le visible jusqu'à se retrouver bientôt, seuls, atomes dérisoires, aux portes de l’invisible ? Car on n’entre pas dans l’invisible aussi longtemps que la matière ne témoigne pas de la lumière surnaturelle qui la façonne et la traverse. Or la joie définit justement l’état où l’homme accueille cette lumière surnaturelle et se laisse par elle emporter jusque dans l’invisible. La joie ne prend rien, elle est le don vibrant de l’advenu dans l’espace infiniment dilaté du cœur.

La joie n’est pas une force neuve qui tout à coup traverserait l’homme, le dilaterait puis le laisserait le cœur vide et les yeux éteints. La joie est un passage qui n’en finit pas d’être passage, ce qui signifie qu’elle est là, œuvrant au plus intime, à chaque instant de notre existence, si bien qu’il nous revient, à nous qui avons perdu le sens de la beauté, de lui faire passage, afin qu’emportés par elle nous traversions le miroir de l’être et cheminions hardiment hors du chemin.

Dans la joie l’acquiescement à la vie se fait offrande.

La joie est une source de félicité parce que les mains avec lesquelles elle nous empoigne et nous soulève et nous transporte au-delà de nous-mêmes sont pleines de lumière.

Sois joyeux, homme misérable, et tu verras resplendir au fond de ton corps la transparence des cieux, et tu ne seras plus qu’une boule de feu lancée dans le grand tremblement du monde.

L’irruption de la joie est un doux tremblement qui nous donne à sentir la profondeur de notre enracinement dans l’invisible, seule patrie véritable.

La pureté de la joie offusque la visibilité du monde. Par elle l’homme est livré à la splendeur de l’invisible dont il n’aura de cesse par la suite de rappeler le souvenir fortifiant.

Ne sois pas triste, vieil homme, car ta tristesse est le mur cassé le long duquel rampe et bourgeonne la joie éclatante. Bientôt le ciel lui-même sera trop bas, bientôt les confins seront à portée de main.

L’homme se berce d’illusions parce que la joie est trop haute pour lui. Il redoute d’y perdre son âme. Il préfère s’abîmer dans la tristesse que d’encourir le risque de s’élever au-dessus de lui-même. Car alors la chute peut être fatale.

La joie n’est pas détente mais mouvement spiralé ascendant. Qui est pris dans ce mouvement touche le possible qui sort de lui et le renouvelle.

Ô joie infiniment simple et féconde, tu découvres à l’homme endormi la grandeur du monde qu’il renferme et qui le justifie.

A chaque joie sa part de fièvre élémentaire, à chaque joie son éruption volcanique.

La joie du bourreau qui s’acharne sur sa victime n’a rien de gratuit, c’est une joie préméditée. Je la qualifierais volontiers de joie réfractée.

Rien d’insidieux dans la joie mais un élan pur et entier du cœur vers son étoile.

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