Le miroir

Publié le par Julien Métais

1. Quiconque ne s’est pas observé dans un miroir au point d'éprouver un violent sentiment de malaise et de nausée ignore ce que signifie être humain. Or, cette observation de tout l’intérieur de l’homme, je m’y suis livré sans retenue et depuis lors je divague, ayant perdu toute assiette – nul point fixe à quoi m’appuyer – je suis semblable au bouchon emporté par la houle. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toute ces années qui me restent à vivre ? Ai-je d’ailleurs envie d’en faire quoi que ce soit ? Ne forment-elles pas un immense point noir au cœur de ma destinée, point noir que je dois rejoindre d’une façon ou d’une autre et où je vais disparaître ? Quand je pense à ces années qui s’étalent complaisamment devant moi, je me dis que vraiment il n’y a rien-là qui puisse m’attirer. Un néant vertical avant de rejoindre un néant horizontal, un souffle vide qui achèvera de creuser en moi un vide encore plus grand, un vide si grand que j’en perdrai la mémoire et irai m’abattre le front contre une pierre que je baptiserai de mon sang, et puis plus rien. Ce n’est pas que je regrette d’avoir rencontré mon image, d’en avoir sondé les mouvements intimes, d’y avoir décelé les germes de mort dissimulés dans l’immobilité terrifiante de la matière. Mais je n’aurais jamais imaginé que cette vue pénétrante me réduise à ce presque rien que je suis devenu. Car je-suis-presque-rien, entendez que j’ai déjà une jambe enfoncée dans le néant, que dis-je une jambe, mes deux jambes et mon torse et mes épaules. Seule ma tête jouit encore d’une relative indépendance mais je sais que c’est juste une question de temps et que bientôt mon cou se figera, ma bouche se fermera, mes yeux se révulseront, mon front s’effondrera, mes oreilles tomberont… S’il faut être tout à fait honnête, j’avoue que j’attends ce moment avec gourmandise. Bientôt, je ne serai plus et cette certitude m’aide à patienter. Pourtant je ne dois pas précipiter les choses, je ne dois pas prévenir mon sort, puisque tout est écrit, je l’ai vu au fond du miroir. Quel événement mystérieux m’a jeté dans cet état ? Quelle est la cause obscure de ce vide qui a pris possession de moi ? Quelle est cette chose horrible dont la vision effrayante a suffi à m’anéantir ? Car, après tout, un miroir n’est jamais qu’une surface plane, lisse et brillante où accroche le monde. Il n’y a rien dans le processus de réflexion de nature à susciter quelque effroi, à moins que la raison de cet effroi ne réside dans celui qui s’en approche, à moins qu’il n'y ait dans l’homme des figures fuyantes à peine ébauchées et qui ont colonisées les profondeurs du psychisme. Telles sont les questions auxquelles je vais tâcher de répondre en relatant ce qui m’est arrivé, afin que les lecteurs puissent juger mon cas en connaissance de cause, sans céder aux préventions et aux préjugés qui constituent la substance ordinaire des conversations et qui alimentent les passions et les rumeurs.

2. Je me suis réveillé un dimanche matin. Le soleil filtrait à travers les stores de ma chambre. J’entendais par la fenêtre entrouverte les maraîchers qui commençaient à déballer leur marchandise sur la petite place située en contrebas de mon immeuble. Des éclats de voix me parvenaient dans le silence de la belle journée qui s’annonçait. J’étais d’humeur radieuse. J’avais expédié les dernières affaires courantes et finalisé un dossier sur lequel je travaillais depuis plusieurs mois. Je pris un copieux petit-déjeuner puis me changeai pour aller faire mon footing hebdomadaire. Comme d’habitude, le parc où je courais était presque vide, je remontai une allée de tilleuls et au bout du chemin en terre, je tournai à gauche, traversant un sous-bois. De là je poursuivis jusqu'à une pièce d’eau à partir de laquelle je bifurquai à droite. Je longeai de riantes prairies en pente douce où des chevaux paissaient paisiblement. J’aimais courir à cette heure matinale, écouter le pépiement clair des oiseaux, sentir l’air chargé d’odeurs. Parfois des écureuils passaient devant moi à toute allure et à peine avais-je le temps de les apercevoir qu’ils étaient déjà en haut des arbres. Le soleil comme un œil grand ouvert sur le monde opérait son inexorable ascension dans le ciel. Je suivis une large allée sablée où des bancs étaient disposés çà et là. Chaque enjambée me donnait l’impression grisante de pénétrer plus avant dans le tableau vivant de la nature. Je respirai profondément et me purgeai de toutes les toxines accumulées durant la semaine. Après avoir fait le tour d’un imposant pavillon de chasse, je gravis un long chemin de terre qui débouchait sur une petite route au bout de laquelle se trouvait l’entrée du parc. Les promeneurs commençaient à arriver. De retour chez moi, je bus un verre de lait et tout suant, je me dirigeai vers la salle de bain. Je ne me doutais pas alors de ce qui allait se passer. Sans doute que si j’en avais eu l’idée ou le pressentiment, j’aurais différé ce moment ou du moins je me serais douché dans le noir… 

3. Quoi qu’il en soit, alors que j’étais en train de me sécher avec la serviette bleue achetée la veille, j’aperçus sur le miroir de la salle de bain une petite trace noire, comme un défaut que je n’avais jusqu'alors pas remarqué. J’essayais de l’enlever mais sans succès car cette trace ne se situait pas sur la surface du miroir mais à l’intérieur. Et plus je fixai cette trace plus il m’apparaissait clairement que ce miroir possédait des propriétés étranges. Ainsi je vis bientôt cette même surface se couvrir de bosses et de creux. Je passai la main dessus mais le miroir était parfaitement lisse et plat. Je détournai mon regard de cette vilaine trace. Les creux et les bosses disparurent aussitôt. Perplexe mais désireux de comprendre la nature de ce phénomène mystérieux, je fixai à nouveau la trace noire, comme si j’espérais puiser dans l’intensité de mon regard une réponse à mon incompréhension. Or, au moment où je reculai pour considérer le miroir dans son entier, je vis quelqu'un dans le miroir. Qui cela pouvait-il être puisque j’étais seul dans la salle de bain fermée à double tour ? Après un instant, je réalisai que cet être difforme qui se pavanait sous mon nez, exposant sa laideur repoussante avec insolence n’était autre que moi ! Simplement, l’image unifiée de mon corps était morcelée et comme dispersée à la surface du miroir. En haut à gauche, une jambe, en bas à droite un bras, là-bas un pied, dans l’angle opposé une main et là, devant moi, à l’endroit précis où se trouvait la trace noire quelque chose qui ressemblait à une tête ou à un œil et qui me regardait et m’écoutait et semblait se rire de moi ! Avais-je la berlue ? Je m’approchai de nouveau afin de m’assurer que mon imagination ne me jouait pas un tour. Tout semblait normal. Mais quand je reculai, je fus comme anéanti. Non seulement les membres de mon corps étaient disjoints mais ils avaient changé de place. Le pied avait été déplacé sur le côté opposé, la jambe était descendue en bas tandis que le bras était disposé en haut à droite. C’était à n’y rien comprendre. Et pourtant dans cet entrelacs incompréhensible toujours un œil pénétré de reflets m’observait au centre de la tête inflexible. Effrayé, je fermai les yeux. Je suffoquais dans cette pièce humide. J’ouvris le robinet et me rinçai abondamment le visage et la nuque. Je ramassai la serviette bleue que j’avais laissée tomber. Je m’essuyai le visage en essayant de me persuader que tout cela n’était pas la réalité, qu’il était impossible qu’un miroir renvoie autre chose que le reflet fidèle de celui qui se penche sur ses abîmes. Je rouvris les yeux. Ce qu’il y avait dans le miroir, c’était à présent une forme unifiée composée de l’ensemble des parties disséminées, sorte de monstre surgi des profondeurs et qui apparaissait et disparaissait à la vitesse de la lumière. Quand je m’approchai la forme reculait, en revanche, dès que je m’éloignai, elle apparaissait et reprenait toute la place. Le corps secoué de sanglots, je pleurai et des petits cris s’échappèrent de ma poitrine. J’allais fuir ce lieu maudit quand j’entendis des coups contre le miroir. C’était la forme, de l’autre côté, qui frappait violemment. Je pouvais voir un poing furieux qui grossissait. Je me retournai et saisis la poignée mais la porte refusait de s’ouvrir. Dans ma précipitation, je tirai dessus et finis par me retrouver la poignée dans la main, pris au piège. Je tapai à mon tour sur la porte en hurlant, espérant que quelqu'un pourrait m’entendre. Tandis que je frappais comme un forcené, je percevais encore dans mon dos les coups de la forme sur le miroir mais ils perdaient de leur intensité. J’avais l’impression de prendre le relais de la chose à l’intérieur du miroir, comme si elle m’avait octroyé le pouvoir de poursuivre son œuvre à l’extérieur ! Mais voyant que je m’égosillais en vain, je finis par me taire. J’éteignis la lumière et m’assis, impuissant, adossé à la porte. Un calme étrange s’installa. L’obscurité complète avait au moins le mérite de me dissimuler la vue de cet affreux miroir. Par instant il me semblait percevoir comme un point rouge qui perçait la nuit à différents endroits. Je me frottai les yeux et, après avoir observé attentivement le tableau noir et n’avoir rien repéré d’anormal, j’en concluais qu’il devait s’agir d’une création de mon esprit affolé. La peur est la mère de toutes les défigurations, ne pas s’y abandonner est le commencement de la sagesse. Mais j’avais beau me raisonner, il m’était bien difficile de garder mon sang-froid. Pourtant, il fallait, quoi qu’il m’en coûte, que je réfléchisse aux moyens de sortir de ce cauchemar. C’est alors que j’entendis comme un sifflement provenant du miroir. Je me levai pour tenter d’identifier son origine. En m’approchant à tâtons, je constatai que ce sifflement se situait à peu près là où j’avais aperçu la trace noire. Il émanait de l’œil et, alors même que mes yeux ne pouvaient le distinguer, je sentis cet œil exercer sur moi une pression douloureuse. Je m’approchai encore, cherchant du bout des doigts l’origine du sifflement. A un moment, le sifflement cessa. C’était donc là que se situait l’œil, c’était ce point qu’il fallait frapper si je voulais en réchapper ! Je pris donc dans l’un des tiroirs sous le lavabo une paire de ciseaux et, de toutes mes forces, je tailladai la zone en question. J’entendis alors un hurlement s’échapper de derrière le miroir. Peu après, le miroir se brisa et un morceau tomba à mes pieds. Je me baissai pour le ramasser quand je sentis quelque chose sur ma tête. Soudain on me tira les cheveux, ce qui eut pour effet de me redresser. Heureusement j’avais eu le temps de saisir le morceau par terre et, d’un mouvement brusque, je frappai cette chose invisible qui m’empoignait la tête. Mais, malheureusement, cela n’eut pas le résultat escompté, puisque non seulement la main qui me tenait ne relâchait pas son étreinte, mais elle me souleva littéralement de terre et m’entraîna derrière le miroir. Pourtant, comme je le compris plus tard, il n’y avait rien derrière le miroir si ce n’est un néant d’image et j’étais ce néant. Je jetai un regard autour de moi pour essayer de neutraliser la figure maléfique. Je parvenais à libérer mon bras gauche et, d’un geste rapide, je saisis la main qui m’avait soulevé, mais cette main n’appartenait à personne, elle ne se rattachait à aucun corps visible, elle était là, flottant dans le vide de l’espace au-dessus de ma tête. Je repassai de l’autre côté du miroir et me précipitai pour allumer la lumière et, ô vision d’épouvante, je vis que j’étais moi-même le propriétaire de la main ensanglantée ! Car c’était bien ma main droite que tenait ma main gauche, jeu de mains incompréhensible et obscène dont j’étais l’odieuse victime ! Effaré, je donnai de grands coups de pied dans la porte qui finit par céder et j’entrai dans le grand soleil inondant le parquet. Ce qui s’était passé au juste, je ne me l’expliquais pas. Étais-je en proie à des hallucinations ? La folie comme une petite bête menue et servile avait-elle pris ses quartiers dans mon esprit ? Y avait-il vraiment quelqu'un dans le miroir ? Étais-je du reste moi-même passé derrière le miroir ? Quelle était cette forme persécutrice qui se riait de moi ? Pourquoi n’avais-je pas remarqué plus tôt la trace noire sur le miroir ? Et pourquoi le fait d’y prêter attention avait-il eu pour fatale conséquence ma séquestration dans la salle de bain ? Toutes ces questions continuèrent longtemps à me hanter sans que je puisse leur apporter de réponse satisfaisante. Il s’était passé ce jour-là un phénomène inexplicable et je vivais chaque jour avec le souvenir cuisant et honteux de ce miroir grimaçant.

4. Par la suite, j’observais un autre phénomène étrange qui suscita de la part de mes proches de nombreuses railleries. Je m’aperçus, en effet, que chaque fois que je passais devant un miroir, aucune image n’apparaissait. Je n’avais plus de reflet pour éprouver la réalité pleine et entière de mon être. En revanche, ceux qui étaient avec moi me voyaient au fond du miroir. J’étais pour moi-même un homme sans image. Je dois dire que cette découverte ne fut pas sans me causer une juste frayeur. Car si nul miroir ne pouvait attester de la véracité de mon existence, étais-je encore ? Comment se faisait-il que je demeurasse pour les autres celui qu’ils avaient toujours connu, cet homme avec des traits distinctifs interdisant toute erreur d’identification, et que je fusse pour moi-même un étranger ou plutôt quelqu'un qui n’existe pas ? Pourquoi le regard que je posai sur moi au fond du miroir se séparait-il du regard des autres au point de ne pouvoir m’y reconnaître, puisque je n’y étais tout simplement pas, au fond du miroir ? Mais cette inquiétude douloureuse s’atténua peu à peu et laissa place à un sentiment de résignation puis de soulagement. De résignation, d’abord, car je n’avais pas les moyens physiques de modifier cette situation. Je ne pouvais pas faire apparaître l’homme que j’étais et je n’avais par conséquent d’autre choix que d’accepter mon sort et ma nouvelle situation dans le monde. De soulagement ensuite, car depuis la disparition de mon image, j’avais cessé d’être une source de tourments pour moi-même. Plus besoin de me confronter à un double idéal, plus besoin de souffrir devant la glace pour en faire surgir une apparence irréprochable. Je ne me souciais plus de ce qui occupe une grande partie de la vie des hommes et qui se résume à la question de savoir si l’image qu’ils renvoient est séduisante, aimable, achevée. Sans doute cette image avait-elle disparu avec la forme qui m’avait empoigné. En tout cas, j’en vins à me féliciter de cette disparition, car je me sentais libre comme l’air, débarrassé de moi-même. Je ne louchais plus sur les images multipliées que ma vue allumait dans le regard des autres, toujours à vouloir paraître ce que je n’étais pas, toujours à me discréditer au nom de cette image idéalisée, d’autant plus idéalisée qu’elle était moins mienne, puisque je n’avais pas de figure, j’étais juste ce rien qui se réjouissait de n’être pas. Mon entourage ne fut pas long à constater le changement opéré en moi. Je n’étais plus sujet à ces sautes d’humeur, à ces agacements soudains qui me rendaient irascibles. Je ne m’emportais plus quand la patience faisait mine de vouloir me mettre à l’épreuve. J’attendais paisiblement et, le moment venu, je portais le coup décisif, consacrant ma victoire sur les forces de pesanteur qui écrasent le monde. Même la vieille mélancolie avait relâché son étreinte et, stupéfaite, elle m’observait gambader comme un jeune homme dans l’arène sanglante de l’histoire. Elle devait sans doute mettre cela sur le compte d’une certaine insouciance, jointe à la nouvelle vigueur de mon espérance, mais, en tout cas, jamais je ne m’étais éloigné aussi longtemps de son repaire. Elle commençait à se sentir bien seule, pauvre vieille oubliée et remplacée par une allégresse fulgurante. Les obstacles que les circonstances se chargent de placer sur le chemin de la vie, je les franchissais sans y penser et m’en sentais d’autant mieux. Je vivais dans une sorte d’urgence perpétuelle mais cette urgence ne s’enracinait pas dans le système étouffant de contraintes à l’intérieur duquel les hommes se débattent, avec plus ou moins de réussite, mais dans la profondeur d’un acte ressaisi dans la lumière du possible. La peur sanglotait de rage quand elle me voyait passer devant elle sans lui accorder le moindre regard. Elle avait le sentiment humiliant d’avoir perdu le levier sur lequel s’édifiait son empire. Quand, par hasard, mon regard croisait le sien, elle reculait et disparaissait au fond du visible. C’est au cours de cette période heureuse que j’ai rencontré ma femme et que nous avons eu nos deux enfants. La vie me semblait si simple et cette simplicité j’en donnais à chaque instant de tels exemples que je finis par être envié et jalousé. Qui étais-je pour afficher insolemment mon bonheur alors que les gens autour de moi vivaient dans un état d’anxiété croissant ? Si je n’étais rien, qu’est-ce qui m’autorisait à vivre parmi les miens avec une telle impudence ? On voulait me voir souffrir, on voulait voir se dessiner sur mon visage les rides amoncelées de l’inquiétude, on voulait voir la mort et ses tunnels souterrains aspirer mon visage, on voulait que je ne fasse plus semblant de n’être pas concerné par le sort de l’espèce humaine. Mais, en vérité, je n’étais nullement indifférent à la douleur du monde, simplement celle-ci passait à travers moi comme une flèche de feu et en ressortait transfigurée. La distance qui me séparait des autres était décidément trop grande pour être comprise et approuvée. Pourtant, ces désagréments n’eurent que peu d’effet sur ma façon d’être et de me tenir dans le monde, et pendant longtemps je fus cet homme enchanteur qui se jouait de la difficulté d’être soi parce qu’il s’était libéré du monde des apparences, scintillant dans le regard des hommes comme un cristal de glace indestructible. 

5. Mais, un matin, j’entendis derrière moi comme un ricanement étouffé. Je me retournai et, ô cruelle surprise, j’aperçus mon reflet au fond du miroir. Et je sentis aussitôt un poids terrible peser sur ma poitrine et la tête me tourner. Je quittai la salle de bain, prenant soudain conscience que toute la perception du monde sur laquelle je vivais depuis plusieurs années et qui m’avait réconciliée avec l’inventivité inouïe de la nature s'était effondrée. Le monde reprenait son visage coutumier, avec ses angles et ses cassures, ses lignes superposées et ses courbes infinies. Enfoncé dans mon fauteuil, je faisais l’expérience douloureuse de ma réincorporation dans un point fixe et intangible, point fixe qui en me définissant m’enlevait la légèreté souveraine avec laquelle d’un bond j’allais au fond de l’avenir. J’étais rendu à l’âpre réalité, mon corps déjà me faisait souffrir, mes organes gémissaient, mes articulations criaient, mon cœur tonnait dans sa poitrine oppressée. Les premières images faisaient leur apparition et, après quelques instants, mon cerveau suffoquait sous la nuée d’images tournoyant comme un essaim d’abeilles irritées. Les soucis du quotidien qui rongent les hommes, le travail et ses objectifs impossibles, l’insatiable besoin de reconnaissance, l’ambition aigre et impitoyable, l’orgueil et ses ulcérations dévorantes, tout cela s’imposait de nouveau à moi avec une force impérieuse. J’avais l’impression qu’on m’avait coupé les ailes, je n’étais plus qu’une vulgaire marionnette, triste pantin entre les mains de quelque puissance obscure qui saurait se charger, le moment venu, de me pousser du pied jusqu'à la tombe. Ô pauvre de moi ! Je comprenais mieux à présent les réactions de mes proches, leur récrimination et leur indignation, moi-même le bonheur des autres m’était devenu insupportable. Je me faisais horreur. Chaque fois que je croisais mon reflet, j’étais pris de convulsions et une bave blanche écumait de mes lèvres. J’enlevais les miroirs de mes murs. Je ne voulais plus apercevoir cette image repoussante que j’avais surpris un matin d’été et dont la vue me jetait dans un état de transe effrayant. Pourtant, au cours de toutes ces années, je n’ai pu me défaire de l’idée qu’en agissant ainsi je trahissais de façon encore plus manifeste mon assujettissement à la fascination que cette image exerçait sur mon esprit et ma sensibilité. Je rejetais le miroir parce que je me savais captif de son image, tout comme je l’étais du regard des autres et du besoin insurmontable de leur ressembler ! Voilà pourquoi je finis par m’installer dans une petite cabane au milieu des bois, là où je ne risquais pas de surprendre au détour d’un chemin, dans le regard courroucé de l’homme, l’image de ma défaite. Que l’on ne me demande pas comment je vois mes derniers jours, car je ne vois plus rien à présent que je suis mort à la lumière du jour et que j’erre dans une nuit obscure, poursuivant en rêve le point d’or qui me réconciliera avec moi-même. 

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