La ferme

Publié le par Julien Métais

1. Il venait de faire l’acquisition d’une petite ferme dans le Perche. La première nuit fut mémorable. Il rêva qu’il vivait dans un immense palais dominant un somptueux jardin composé d’antiques statues, figures tutélaires veillant sur les allées descendant en pente douce vers une paisible rivière. Sur cette rivière une embarcation d’où montaient des airs d’opéras. Des individus conversaient et fumaient, observant au loin le splendide palais. Il se réveilla reposé et de fort bonne humeur, heureux de pouvoir profiter de son nouvel environnement. Il s’occupa une bonne partie de la journée à déraciner les mauvaises herbes et à enlever les ronces qui visiblement se sentaient chez elles ! Le soir, il prit son repas dans le jardin, sur une table verte, en se laissant bercer par les bruits de la nature. Les problèmes de la ville étaient loin derrière lui et, quand il se glissa dans ses draps frais, il ne lui fallut pas plus de deux minutes pour tomber dans les bras de Morphée. Il se leva toutefois dans la nuit pour aller boire un verre d’eau. En descendant au rez-de-chaussée, il aperçut les affaires de jardinage qu’il avait entreposées dans l’entrée. Il alla jusqu'à la cuisine, but, remonta le massif escalier en chêne et se recoucha. C’est alors qu’il entendit de légers coups provenant de la pièce d’à côté. Étonné, il ouvrit la porte et alluma la lumière. Il n’y avait personne. Qui aurait-il d’ailleurs bien pu y avoir ? Il se dit qu’il devait s’agir d’une erreur de sa part, que le bruit qu’il avait cru entendre était un effet de son état somnolent. Bref, il n’y pensa plus et sombra dans un profond sommeil. Le jour suivant, il se réveilla en forme mais il y avait comme une ombre qui planait sur lui. Car ce bruit demeurait un mystère. Mais devant la beauté du site, devant aussi le soleil qui rayonnait sur toute la vallée, il oublia cet incident. Ce n’est que le soir, au moment de se coucher, qu’il y repensa. Il attendit plusieurs minutes avant de s’endormir pour écouter les bruits de la maison. Mais, à part le vent qui soufflait par intermittence dans la toiture et dans la cheminée, tout était parfaitement calme. Il éteignit sa veilleuse et s’endormit. Quelques heures plus tard, il se réveilla en sursaut. On tapait contre le mur. Mais cette fois, les coups étaient franchement plus forts. Il se précipita dans la pièce voisine, alluma, et vit… personne. Il resta un moment dans la petite pièce à considérer les meubles, poussa le gros fauteuil, souleva les rideaux. Les objets sur le bureau n’avaient pas changé de place. Il retourna se coucher. Dans son lit, il songeait aux frayeurs qu’enfant, il aimait se faire, quand il décelait au fond de sa chambre la présence de bêtes monstrueuses tapies dans l’ombre qui attendaient l’heure glorieuse pour sortir de l’obscurité et se ruer sur lui. Mais, maintenant, il était un homme et ces peurs nocturnes n’étaient que le produit de l’imagination infiniment impressionnable d’un enfant ! Il attendit encore un peu afin de s’assurer que nul bruit ne venait troubler le cœur de la nuit puis il se rendormit.

2. Au réveil, il sentit une certaine lourdeur dans ses membres mais, enfin, rien de bien sérieux, rien qui put en tout cas assombrir la belle journée qui s’annonçait. Il travailla toute la matinée au jardin à bêcher les plates-bandes et prit un bon repas, arrosé d’un vin doux qui ravit son palais. Après le café, il fit une sieste sur une chaise longue, protégé du soleil par un grand chapeau de paille, puis poursuivit ses activités de jardinage. Il devait tondre la pelouse qui commençait à se développer dans des proportions inquiétantes. Il actionna le moteur et, la tondeuse s’ébranla. Tandis qu’il tondait, il laissait aller son esprit. Des idées l’assaillaient à chaque pas et, devant cette abondance dont la nature le gratifiait, il ne longeait pas toujours de façon régulière le bord du gazon. Heureusement, très vite, la machine émettait un râle, comme un étouffement, et la lame cessait de tourner. Il devait alors renverser sur le côté la tondeuse pour libérer la lame coincée par des touffes d’idées qui, quelques mètres plus loin, se glisseraient de nouveau sous la machine. Cela l’obligeait à garder une certaine lucidité, cette opération n’étant pas sans danger. Une fois, en reculant maladroitement, il faillit reposer la tondeuse sur son pied ! Dans ces moments privilégiés, il avait l’impression grisante de ne pouvoir venir à bout de toute cette profusion d’idées. Pourtant l’étendue à tondre n’était pas bien grande. Mais les herbes étaient hautes et les idées repoussaient aussitôt coupées ! Il mangea avec appétit le soir sur sa table de jardin posée sur la pelouse, les pieds nus. Comme il se sentait bien au milieu de la prodigue nature ! Comme il était fier de son acquisition ! Le soir, il se jeta dans son lit, fourbu. Il s’endormit rapidement. Mais, un peu plus tard dans la nuit, il fut de nouveau réveillé par des coups de plus en plus forts. Il se leva d’un bond, alluma mais, encore une fois, il ne remarqua rien de particulier. Il s’assit dans le fauteuil. Il attendit de longues minutes mais le calme était complet. Il était en train de s’assoupir quand il entendit un violent coup de l’autre côté du mur ! Il se précipita dans sa chambre mais personne ! Il décida de placer le fauteuil dans le passage entre les deux pièces, ce qui lui permettrait d’observer à son aise si quelqu'un se cachait derrière cette mauvaise plaisanterie. Il s’endormit peu après et se réveilla le lendemain plus courbaturé que la veille !

3. Cette nouvelle journée fut nettement moins agréable. Des ronces le piquèrent méchamment aux doigts et en voulant déraciner une souche de lierre, il chuta dans un massif d’orties. D'autre part, il s’aperçut avec un certain agacement que l’herbe tondue la veille avait repoussé de plus belle. Il dut donc passer de nouveau la tondeuse et, par distraction, il se prit les pieds dans une idée récalcitrante qui stoppa net le moteur. Impossible de remettre en route cette maudite machine. Plutôt que de s’acharner en vain, il alla faire un tour. Mais à peine était-il parti qu’il se mit à pleuvoir des trombes. Il rentra chez lui en courant, se changea et finit la journée, passablement irrité, enfermé dans son salon à regarder la pluie tomber ! Après son dîner, il lut une heure puis estima qu’il en avait assez subi et alla se coucher. Quand il monta dans sa chambre, il vit le fauteuil mais préféra se jeter dans son lit moelleux. Il dormit comme une souche et se réveilla le lendemain dans de biens meilleures dispositions. Pourtant, il remarqua à son réveil que le fauteuil n’était plus là où il l’avait laissé. Il avait repris sa place habituelle, dans la petite pièce jouxtant sa chambre. Pour se rassurer, il se fit la réflexion qu’il l’avait sans doute déplacé sans s’en rendre compte, tant il est vrai que le désordre lui avait toujours paru une faute de goût impardonnable. Chaque objet devait occuper sa place, et la place qu’il occupait n’était pas le fruit du hasard mais d’un choix longuement pensé. L’objet qui se dérobait à cet ordre troublait la paix et l’harmonie de la pièce, ce qui n’était pas sans conséquence sur le propriétaire du lieu. Il jugea donc que le retour du fauteuil à sa place était une bonne chose puisqu'il favorisait dans son esprit la naissance d’une disposition bénéfique.

 4. De fait, cette troisième journée dépassa toutes ses espérances. Il fit un soleil radieux et, en apercevant son gazon, il lui parut beaucoup moins haut que la veille. Des oiseaux s’ébattaient au-dessus de sa tête dans le cerisier en fleur. Un rosier dissimulé derrière des ronces fit son apparition. Il se dépêcha de gratter la terre et de faire place nette autour de lui. Il était d’une humeur joyeuse et le paysage déroulait devant lui ses vallées encaissées. Il se sentait comme un aigle sillonnant les airs et observant de son œil fin et pénétrant les disparités du relief. Il avait soif de grands espaces, c’est du reste la raison pour laquelle il avait acheté cette petite ferme qui dominait la vallée. Et, là-haut, de son perchoir, il voyait venir les événements au loin, pour un peu, il se serait pris pour le créateur de l’univers ! Après son déjeuner, il fit sa sieste habituelle, puis alla explorer la forêt adossée à sa ferme. Quand il revint le soir, il manifestait la même égalité d’humeur. Il avait pénétré la mousse touffue des grands arbres, il avait surpris des chevreuils, vu un lièvre lui passer entre les jambes, senti la présence mystérieuse d’une force qui le fascinait. Il prit son repas sur la table verte et, après avoir lu un moment, monta se coucher. Mais quand il arriva dans sa chambre, il repensa au fauteuil et il sentit poindre en lui une sourde inquiétude. Car l’amour de l’ordre s’alliait chez lui à une profonde curiosité, lesquels, il avait eu maintes fois l’occasion de le constater, faisaient rarement bon ménage ! Il décida de replacer le fauteuil entre les deux pièces et de veiller le plus longtemps possible. Peut-être pourrait-il démasquer enfin l’ordonnateur de cette sinistre comédie. Car même s’il ignorait l’origine du phénomène, il ne doutait pas de la réalité des coups frappés contre le mur de sa chambre. Il s’installa donc confortablement – pas trop cependant pour ne pas glisser dans le sommeil –, éteignit la lumière et attendit patiemment. La nuit était complète mais la lune versait dans le bureau une lumière blafarde qui éclairait une partie du mur attenant à sa chambre. Cela faisait déjà deux heures qu’il attendait, calme et silencieux, quand tout à coup il entendit dans sa poitrine des boums violents. Dans l’ombre, il crut apercevoir un poing qui se levait puis s’abattait sur le mur mais l’obscurité l’empêchait de bien distinguer. Était-ce un poing, une enclume ou quoi ? Toujours est-il qu’il observait, sidéré, ce mouvement qui montait et descendait avec une régularité terrifiante. Il jeta un coup d’œil sur son lit et il crut apercevoir une forme sous les draps. Il s’avança pour palper cette forme mais il n’y avait personne. Le lit était vide. Les coups devenaient assourdissants. Il revint vers le fauteuil et, au moment où il tourna la tête vers le mur, le poing disparut ! Il commençait à douter de son intégrité psychique. Comment quelqu'un de sain pouvait-il assister au milieu de la nuit à de tels phénomènes ? Et puis, à qui ce poing appartenait-il ? Voilà la question qui tambourinait ses oreilles. Ce n’était certes pas le sien qu’il considérait affectueusement au bout de ses bras ! Mais alors ce poing devait appartenir à quelqu'un qui avait accès à la maison. Il songea spontanément à l’ancien propriétaire, vieux grincheux qui vécut dans les lieux pendant plus de trente ans. Mais en repensant au poing qu’il avait vu, à l’image que ce poing avait enfoncé dans sa tête, il eut rapidement la conviction que ce poing était trop gros, trop large, trop massif pour être celui d’un homme. Il imagina un moment que ce poing était celui de Dieu. Dieu voulait le punir de quelque faute passée. Mais, très vite, il se ravisa. Car à supposer que Dieu existât Il avait sans doute des choses plus pressantes à faire que de se glisser nuitamment dans une vieille ferme pour y taper contre un mur ! L’image du poing le poursuivit longtemps puis, un peu avant l’aube, il s’endormit sur son lit.

5. Il se réveilla avec un poids sur les épaules. Il lui fallut du reste plusieurs minutes avant de pouvoir se lever et descendre l’escalier jusqu'à la cuisine. La plus grande confusion régnait dans son esprit. Il se rappelait ce qui s’était passé la veille et, en entrant dans la cuisine, il crut voir un poing passer derrière les rideaux. Il avait perdu l’insouciance du début et, pour le dire net, il ne se sentait plus du tout en sécurité. Quand il sortit dans son jardin, il constata que l’herbe avait encore poussé. Il mit donc en marche la tondeuse et reprit la tonte du petit gazon. A chaque enjambée, il avait l’impression de voir des poings sortir de terre. Dès qu’il en apercevait un, il se précipitait dessus mais, aussitôt disparu, un nouveau poing apparaissait. A un moment, la tondeuse fut prise d’une violente quinte de toux et le moteur s’arrêta. Il renversa la machine et, au lieu des liasses d’idées habituelles qu’il retirait à pleines mains, il vit comme des mottes de terre avec la forme d’un poing ! Maudite machine ! Je ne vais pas me laisser impressionner par une vulgaire image ! Je les crèverai ces noirs fantômes inassouvis ! Il ressentait le besoin de changer d’air. Pendant la petite excursion qu’il entreprit, il repensa à l’époque où il écrivait et il se souvint d’avoir longtemps eut l’impression d'être harcelé par des points. Il voulait finir ses phrases mais sans interrompre pour autant le mouvement qui l’animait et le guidait, il ne voulait pas segmenter le flux de la pensée, il voulait que le jaillissement de son inspiration s’exprimât hors du champ d’influence des conventions humaines. C’est pourquoi il écrivit à cette époque plusieurs copieux romans dont chacun se composait en tout et pour d’une seule et unique phrase. Mais, sous la pression de son éditeur, il dut renoncer à cette pratique, ce qui acheva de le convaincre de ne plus publier. Peu à peu, l’envie d’écrire perdit de sa force et de son intensité, et il y renonça. Ce souvenir l’étonna lui-même. Que la page, considérée avec un peu de hauteur, ait l’apparence d’un point, il n’y avait rien de bien surprenant, mais que ce point revienne le visiter sous la forme d’une main froncée et menaçante, il y avait là tout de même quelque chose d’étrange voire d’inquiétant. Était-ce sa mauvaise conscience d’écrivain qui venait le hanter ? Mais s’il n’écrivait plus, c’était justement à cause de son refus de consteller la page de points ! Décidément, c’était à n’y rien comprendre ! En rentrant chez lui, il prit un rapide repas puis, épuisé par sa rude journée, monta se coucher. A chaque marche, il se sentait gagner par une secrète appréhension. En haut de l’escalier, il avait la gorge nouée. Pourtant, il entra dans sa chambre comme si de rien n’était, prenant un air dégagé pour le moins suspect, et il se mit au lit. Il ne voulait plus se laisser tourmenter par ces bruits intempestifs. Tandis qu’il contemplait, allongé sur le dos, les formes saugrenues que la lune dessinait au plafond, il sentit un poing passer sur ses yeux et il s’endormit. Quelques heures plus tard, il se leva pour aller boire un verre d’eau. Quand il remonta dans sa chambre, à peine était-il arrivé sur le palier qu’il entendit à nouveau des coups violents contre le mur. Il se précipita et vit un homme immense qui, maniant son poing comme une massue, frappait le mur. Qui était cet homme, il n’en savait fichtre rien ! Il ne l’avait jamais vu, du moins pas dans cette vie ! Il s’approcha doucement, de peur de l’effrayer, puis, d’un mouvement brusque, il attrapa le poing qui allait s’abattre sur le mur. Mais le propriétaire du poing était si fort qu’il l’entraîna dans sa chute et que sa tête alla frapper contre le mur. Il tomba sur le sol inanimé. Quand il revint à lui, l’homme avait disparu, tout autour de lui régnait une nuit obscure. Il voulut se lever mais il s’aperçut qu’il lui était impossible d’exécuter le moindre mouvement. Il ne s’obstina donc pas. Il attendit. Il voyait bien que quelque chose d’anormal se produisait, mais, quoiqu'il ait de vagues soupçons – il suffisait d’écouter le battement de son cœur qui faisait un bruit de tous les diables – les traits de son visage ne trahissaient aucun trouble. Pourtant il devait bien l’admettre, il était en train de rétrécir dans des proportions inquiétantes. Sa tête était rentrée dans ses épaules, ses bras et ses jambes dans son torse. A cet instant il n’était pas beau à voir ! Mais, qu’importe puisque personne ne le regardait, puisqu'il était tout seul en bas de cette satanée page, à la fin de cette maudite ligne, dans la béance où le monde entier se réduit à la fulgurance d’un point dans la tête épanouie du lecteur. Les limites de son torse s’étaient effacées, il ne subsistait de lui qu’un bruit martelant et fatiguant qui montait des profondeurs de la nuit, cri de désespoir d’un cœur luttant pour ne pas disparaître avec la fin de l’histoire. Mais l’écrivain en avait décidé autrement. Il venait de mettre un point final à sa nouvelle et, satisfait de son œuvre, rassembla ses feuillets qu’il rangea dans une pochette où dormaient de nombreuses histoires, encore toute frémissantes de vie.

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