L'Etonnement

Publié le par Julien Métais

L’étonnement est la découverte soudaine d’un état de choses que l’homme n’avait encore jamais perçu dans sa puissante singularité. Il suppose la capacité intime à coïncider avec l’évidence de l’advenu et à y trouver une source d’enchantement perpétuel.

L’étonnement est révélation de la grandeur de l’advenu perçu dans sa force première de surgissement.

L’étonnement enseigne aux hommes à travers la violence du choc qui les fait vaciller et tomber hors des travers du langage que le monde est en soi parfait et que c’est leur propre imperfection, liée à un état d’aveuglement consenti, qu’ils projettent sur le monde. Tel est en effet l’unique moyen qu’ils ont trouvé pour mettre la main sur ce qui dans sa beauté bouleversante échappe par nature à leur prise. Ils se sont retranchés dans le cercle abstrait du langage, dans la violence effrénée d’un symbolisme désuet, pour conserver le sentiment de leur supériorité sur ce qui est. Ce faisant ils ont perdu de vue la beauté du monde, force de vie frémissante, toujours disponible, dans sa gratuité savoureuse. L’étonnement fait entrer l’homme dans la gloire du visible.

Il est dans la vie d’un homme des rencontres décisives qui préparent à l’étonnement de somptueuses fiançailles.

Le travail de la pensée n’est jamais qu’une longue préparation pour se sentir digne de recevoir l’étonnement qui va bouleverser à jamais la vie d’un homme.

Il arrive que la force fécondante de l’étonnement se fasse sentir après coup. Sur le moment les choses s’enchaînent sans que rien ne signale le léger mouvement intérieur qui leur imprime un sens inédit. L’ordre des sentiments et des pensées paraît identique à ce qu’il a toujours été. Puis, un beau jour, voilà qu’on s’aperçoit que rien n’aurait été possible sans cette rencontre cruciale, cette idée inattendue, cette impression singulière, tout le champ de la sensibilité en recevant une coloration nouvelle. L’étonnement a bien marqué une rupture dans l’ordre des choses mais la conscience de celle-ci a été différée – comme une réponse tardive au premier coup reçu au cœur, et qui vient en accomplir la promesse de fruition.

Le puits de la vérité est décidément trop profond pour que nous décidions de nous y engager sans guide. L’étonnement sera notre guide.

La force neuve de l’étonnement use la substance du monde à une vitesse prodigieuse. Mais cette usure est en soi avènement perpétuel de la richesse inépuisable du possible.

La vertu de l’étonnement est de désarçonner son sujet tout en lui laissant la liberté de se relever et de se remettre en selle ou de rester étendu par terre à contempler les astres du firmament.

Il n’y a pas d’étonnement sans le sentiment périlleux d’une disgrâce possible, il n’y a pas d’étonnement sans l’aptitude à percevoir dans cette disgrâce la possibilité d’un royaume nouveau.

L’étonnement est au fondement de la pensée si du moins il est vrai que, dans son activité la plus haute, la pensée n’est jamais qu’une suite de coup de foudres qui chacun à leur façon redistribue et redynamise les rapports de force à l’œuvre dans sa quête éperdue de beauté.

L’étonnement n’est vraiment fécond que pour les esprits actifs, engagés dans une quête de sens susceptible, sinon de les justifier, du moins de les conforter dans leur désir ardent d’aller jusqu'au bout d’eux-mêmes et d’enfanter la beauté qui les travaille et exige d’eux l’impossible.

Observez ce penseur qui depuis deux jours poursuit une idée. Voyez-le persévérer dans sa quête jusqu'à tomber de fatigue. Voyez-le passer une nuit agitée, l’esprit troublé par l’ombre de ce grand corps lumineux suspendu dans un coin de son cerveau et qui se dissipe au matin. Voyez-le se plaindre auprès de ses proches de son incapacité douloureuse à saisir au vol cette idée infiniment labile, cette idée dont la possession le comblerait davantage que tous les biens qu’on pourrait à ce moment lui proposer. Et puis, soudain, miracle, l’idée si longtemps convoitée fonce sur lui et devient une réalité objective, acquérant dans sa présence radieuse l’évidence de l’advenu. Comment l’expliquer sinon par le fait qu’un événement imprévu s’est produit, un événement d’une nature quasi cosmique, dans la mesure où il met en jeu la relation de l’homme à la création, un événement dont l’étonnement est l’expression supérieure ? Et pourquoi cet étonnement a-t-il eu lieu sinon parce que l’esprit était engagé dans un travail intérieur continu de réévaluation de ses propres forces, dans un travail d’engendrement de plus haut et de plus grand que soi, dans un travail de mise au monde de sa propre substance hors des mots ?

L’étonnement est un coup de semonce destiné à renverser l’ordre bourgeois des représentations silencieuses.

Alors que l’étonnement plonge l’homme dans un état de stupeur et ouvre en lui une brèche décisive qui lui permettra de repenser son rapport au monde et à lui-même, devenant ainsi la source de ses métamorphoses futures, l’émerveillement produit un effet de saisissement qui en aplanissant toute chose manifeste la plénitude intérieure du monde. L’homme prend alors plaisir à sentir sur lui les effets de cette plénitude mais celle-ci n’agit pas assez profondément pour initier un processus réflexif de remise en cause et de dépassement de soi par soi. En somme, dans l’émerveillement l’homme est d’emblée comblé par ce qu’il voit sans que cela n’induise une véritable remise en question de sa place dans l’univers, dans l’étonnement au contraire la nature rappelle à l’homme son devoir qui est de s’élargir démesurément l’âme pour atteindre jusqu'aux confins. L’émerveillement marque en ce sens la fin d’un processus tandis que l’étonnement en représente le début ineffable.

L’étonnement qui devrait marquer les moments déterminants d’un processus de croissance spirituelle ininterrompu n’est plus aujourd'hui qu’un vulgaire hoquet qui laisse l’homme indifférent. Il a été évincé de l’ordre du monde par la longue agonie du langage usé jusqu'à la corde.

L’homme ne sait plus s’étonner des merveilles de la nature comme de la richesse insensée qui sort de lui avec la grâce d’un jeune faon gambadant dans de verts pâturages. Partout où la beauté veut paraître l’homme se rétracte et se recourbe et feint de se convenir si bien que tout le reste lui importe peu. Il s’est enfermé dans la coquille de l’être, petite cellule formée au sein du langage, et jouit narcissiquement de son impuissance à enfanter la beauté.

L’étonnement est un fameux coup de poing qui vous met le cœur à l’œuvre. Plus question de dormir tranquille à présent que l’homme doit prouver par sa vie qu’il peut par un effort incessant sur lui-même s’élever jusqu'aux portes de la beauté.

L’étonnement est la dernière ressource de la nature pour tirer l’homme de sa torpeur. Elle le frappe en plein cœur, lui insufflant la force de se redresser et de marcher vaillamment sur le chemin de la vie. Malheureusement la plupart de ceux qu’elle touche, saisis d’une vive inquiétude devant le péril du chemin, abandonnent en cours de route et rentrent chez eux pour n’en plus jamais ressortir ! Car l’étonnement n’est pas sans péril, il est confrontation avec le germe de gloire de l’impossible.

L’étonnement induit une modification du tissu psychique qui contribue à redistribuer les rapports de force à travers lesquels s’opère la perception que l’homme a du monde et de lui-même. Cette redistribution a pour principal effet d’accroître le champ d’action de l’esprit en libérant le possible qui acquiert alors la densité et la saveur d’une nourriture spirituelle, source de clarté suprême où le monde est comme rendu à son premier matin.

Il faut beaucoup de présence d’esprit, de grandeur d’âme, de persévérance et d’abnégation, pour ne pas laisser se perdre le coup reçu au cœur et prenant appui sur lui – point d’extrême fragilité où se trouve noués les liens de l’homme au monde – point le plus intime où l’être s’acquitte de sa dette envers le possible – en user comme d’une force de projection inverse capable de faire passer d’un coup l’homme de l’autre côté de la ligne du langage. Alors seulement ce coup reçu revêt une valeur métaphysique décisive, il devient la condition existentielle de tout rapport authentique à ce qui plus haut et plus grand que le langage fait advenir dans le mouvement de l’esprit tendu vers son point d’excellence le visage de Dieu perpétuellement offert.

Il y a étonnement parce que quelque chose résiste au pouvoir de pénétration de l’esprit. Celui-ci a beau élargir le cercle de ses actes, il sent bien que plus il progresse dans son cheminement intérieur plus le mystère l’enveloppe de toutes parts. Il est pour lui-même une ombre impénétrable mais c’est justement ce caractère impénétrable – inscription en lui de la mesure du possible – qui ranime et renouvelle ses forces. Et même si le désespoir n’est pas loin, le sentiment intense d’être enveloppé par cela même qu’il s’agit d’éclaircir devient enivrant et permet à l’esprit de dépasser ses premières appréhensions, comme une invitation secrète à s’abîmer dans la profondeur d’un acte inépuisable. En définitive, l’étonnement révèle aux hommes l’extraordinaire fécondité du possible œuvrant du fond de l’avenir à la naissance d’un homme nouveau.

D'étonnement en étonnement l’homme s’approfondit jusqu'à devenir pour lui-même le point de jonction ineffable du visible et de l’invisible.

L’étonnement doit être dépassé dans un acte créatif suprême qui peut seul en accomplir la divine surprise.

Cet homme stupéfait qui vacille au bord du vide aura-t-il la force et le courage de transformer cet état de déprise suprême en point d’accomplissement de la création tout entière, telle est la question capitale que l’étonnement pose aux hommes.

A l’origine de la pensée l’étonnement d’être vivant, seule justification a priori de toute métaphysique future.

Je m’étonne d’avoir survécu à tant d’étonnements successifs. Le penseur est un miraculé permanent.

L’étonnement est le blanc qui survit à l’effondrement de la pensée.

Nous vivons comme si plus rien ne pouvait nous étonner, tellement nous sommes aveuglés par la noire lumière qui nous mange le visage.

L’étonnement a terminé sa carrière dans la poubelle de l’histoire. Depuis lors son souvenir ne suscite que rire et sarcasme.

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