La Peur

Publié le par Julien Métais

Pour information : animal essentiellement craintif, l’homme sait pourtant trouver dans la peur des germes de vie capables de lui insuffler la force et le courage de s’élever au-dessus de sa condition historique pour en prendre la mesure et y puiser à pleines mains les ressources indispensables à sa métamorphose. Car si la peur fissure le monde et abandonne l’homme devant le spectacle douloureux de sa nudité, elle est aussi ce qui le prédispose à s’aventurer dans ces fissures pour aller explorer des contrées nouvelles, des foyers de clarté amoncelés où la pesanteur du monde se dissout dans la pure expansion de l’âme rendue à d’étonnantes beautés.

La peur tourne en l’homme comme un nœud emportant dans sa fronce toute la création.

La peur, terrain de jeu privilégié de l’imagination, permet à celle-ci de réaliser en très peu de temps ce prodige inouï de faire d’une terre inculte une terre fertile propice à toutes les fantasmagories de l’âme.

La peur met des images sur les yeux morts des vivants.

La peur est un cercle de fer qui appuie violemment sur les yeux des vivants jusqu’à les faire rentrer dans leurs orbites, laissant deux trous immenses que contemple en silence l’aveuglement du monde.

Le tour de force de la peur est de persuader l’homme de la vanité de toute issue.

L’impuissance de la peur à mourir est cause de son empire sur le monde.

La peur est une meurtrière qui accuse celui qu’elle cache d’être en vie.

Les effets physiologiques de la peur témoignent de la présence dans le corps d’une sentinelle prête au premier mouvement à abandonner son poste pour ne pas être emportée par l’épais liquide noir qui afflue au fondement de l’être.

La peur est trop raffinée pour laisser l’homme sans lui témoigner les marques de l’intérêt qu’elle lui porte.

La peur est une façon d’habiter le monde par le bord.

La peur parfois sauve l’homme de l’absurdité d’être en vie en lui donnant à sentir la grandeur de son néant.

L’histoire de la peur est un long cri étouffé par des meutes de signes affamées.

La peur est le dernier écran qui sépare l’homme de la rencontre de sa nudité.

La peur, vive et alerte, veille à la préservation des confins.

La force de la peur est de suspendre un instant la participation de l’homme à l’agonie du monde.

La peur cloue l’homme sur place et le dépouille de sa renommée.

La peur enseigne à vivre entre deux battements de cœur.

La peur qui grossit toute chose perd de vue l’extrême exiguïté de son royaume.

La peur est une image à peine plus grosse qu’une tête d’épingle mais qui tient sous sa pointe les quatre horizons.

La peur aussi est courageuse, mais elle a rarement les moyens de s’exprimer comme elle le voudrait sur la scène du monde. C’est qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut et pour tout dire elle ne veut rien d’autre que cette absence de volonté qui la rattache à une pluralité de mondes possibles dont elle finit au dernier moment par se retrancher.

Il ne faut pas sous-estimer la puissance pacifique de la peur qui préfère s’abstenir plutôt que de favoriser le désordre du monde.

La faiblesse de la peur est de croire qu’elle peut régner en s’épargnant toute action.

Il faut saluer la peur qui vient secourir l’homme sur le point de tomber, et qui, quoiqu’elle le laisse dans une position peu avantageuse, le maintient debout tandis que tout autour de lui le monde s’affaisse et glisse dans les profondeurs du vide.

Décidément la peur manque d’imagination. Elle voit partout des gouffres et des abîmes là où se découvrent à l’œil averti des paysages charmants, parcourus de fins ruisseaux qui coulent paisiblement et dans l’eau vive desquels se reflète la joie pure d’être vivant.

La peur est le miroir déformé que le langage place partout sous les pas de l’homme. Qu’il s’avise seulement de baisser la tête et le voilà perdu dans un dédale infini.

La peur n’édifie rien. Elle se niche dans l’inachevé et attend.

La peur devrait avoir honte de disposer les hommes à accueillir un événement extraordinaire qui, le danger s’éloignant, apparaît aussi inconsistant que l’air qui en a porté l’image jusqu’à eux.

La peur trace des points de suspension dans le ciel suspendu du désir.

La peur est si peu passive que lorsqu’elle relâche son étreinte elle trouve sous elle des foyers de signes à l’agonie. Elle travaille sans en avoir l’air au massacre des illusions.

La peur est le point qui coupe la phrase et l’empêche de cheminer plus avant dans les profondeurs enchevêtrées de la page. La peur est brisure du souffle.

La peur est un brusque mouvement de recul devant la vision pénétrante de l’impossibilité pour l’image de se reproduire au-delà des portes du visible.

La peur dépouille l’homme de la mémoire du monde et foule aux pieds l’image de sa nudité.

Dans la peur l’âme recule effarée par l’image humiliée de son impuissance à aimer. Aime et la peur sera pour toi comme un immense jardin où, paisible et heureuse, l’âme se promène sans entrave pour y cueillir le haut fruit de sa jouissance.

La peur est une peinture sans sujet.

La peur jette l’homme sur le chemin sans but d’un monde à l’agonie.

La peur interroge le monde sur la transparence de son énigme.

Celui qui a triomphé de ses peurs vit sans filet. Il a percé le nuage de signes qui le séparait de sa destinée.

Selon sa plus ou moins grande intensité la peur fait songer à une tête d’épingle ou à la bouche d’un revolver.

La seule lutte efficace contre la peur est de la laisser passer son chemin sans chercher à nouer contact avec elle. Il faut l’observer calmement se diriger dans sa direction, remonter vivement le petit chemin de pierre où l’on se repaît de la profondeur de l’air, puis, une fois à sa hauteur, s’effacer devant elle afin qu’elle poursuive sans heurt son chemin.

La peur soulève l’homme de terre pour mieux lui faire sentir le degré de son attachement à l’invisible.

La peur est le spasme du cœur dans la chambre d’à côté.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article