Le Vieillissement

Publié le par Julien Métais

Pour information : un jour l’homme surprit dans une source le reflet de son visage. Le temps passa. Puis, le souvenir de son image se rappelant à lui, il alla à nouveau observer la mobilité de son expression et la finesse de ses traits. Quel ne fut pas son effroi quand il s’aperçut que son visage avait changé, que quelque chose dans ce qui lui était d’abord apparu comme une réalité pleine de charme s’était affaissée et que désormais plus rien ne serait comme avant ! Il venait de faire l’expérience douloureuse de la corruption du temps et de ses effets ravageurs. Mais le vieillissement qui est le sens du temps est aussi ce qui permet à l’homme de se réaliser dans tous les domaines de l'existence.

Le vieillissement est un phénomène naturel qui réserve plein de surprises à celui qui en épouse le cours et se laisse porter par lui, trouvant dans ce mouvement qui l’éloigne de lui-même la chance inespérée de se réinventer hors de toute propriété.

Certains semblent s’étonner de vieillir, ils ignorent que dans cet étonnement repose toute la mémoire humaine.

On s’inquiète de vieillir sans songer que cette inquiétude est déjà une façon de refouler les promesses de vie que le vieillissement livre à notre désœuvrement.

Le vieillissement, pour peu que nous l’observions à la loupe, réserve à l’observateur attentif de nombreuses surprises : des chemins détournés, des passages dissimulés, des portes dérobées. Avec lui le secret de notre présence au monde n’est pas prêt de s’éventer.

Le vieillissement est un voyage au bout du possible.

Le vieillissement enseigne à vivre au-delà de la vieillesse.

Il ne faut pas s’affliger de vieillir car sinon comment pourrions-nous récompenser la beauté qui nous exalte et allège notre peine ?

Le vieillissement est un roulement de tambour qui accompagne l’homme jusqu’aux portes du tombeau.

Sans le vieillissement l’homme serait encore à quatre pattes à chercher partout son chemin.

La sagesse du vieillissement est de libérer l’homme du désir d’être sage.

Ce qu’on appelle les âges de la vie sont autant d’expressions de la métamorphose des forces de vie qui du point de sa naissance jusqu’à sa mort poussent l’homme dans la grande carrière du visible.

La peur de vieillir est cause du démembrement du monde.

La chirurgie esthétique est la dernière grimace qui soit donnée à l’homme de faire avant de rouler au néant. Grimace d’autant plus pathétique qu’elle n’est plus en mesure d’exprimer autre chose que l’impossibilité de toute expression.

Le vieillissement est le sentiment tragique du caractère irréversible du temps. Mais cette irréversibilité est la chance unique donnée à l’homme d’accomplir, à travers une série de métamorphoses, la création dont il a la garde, et de trouver dans cet accomplissement la figure solaire de son étoilement hors du signe.

Les marques de la vieillesse qui prennent possession du corps sont les stigmates de la grandeur de ce qui a été vécu et qui vient sur la peau prendre la mesure de son territoire.

L’homme redoute de vieillir alors qu’il lui reste encore tant d’occasions de renaître à plus haut et plus grand que lui !

La vieillesse apprend à vivre à son aise sous le feuillage épais de la sensibilité.

Si vénérable soit-elle la vieillesse est chargée de trop de chaînes pour réjouir notre soif des confins.

On regrette la jeunesse dont le souvenir lancinant empêche de jouir purement des charmes de la vieillesse.

Je sais des êtres qui pour ne pas vieillir suspendent au lustre du temps leur peau toute fripée et sortent dans la rue avec sur le visage l’air effaré d’un mort-vivant.

Nous sommes tous en train de mourir et c’est la grandeur du vieillissement que de nous convier à faire de cette mort de chaque instant une apothéose, un acte de création permanent à travers lequel il nous est donné de réunir en nous le ciel et la terre et d’entrer dans le cercle pur de l’inachevé.

La grandeur du vieillissement est d’œuvrer avec une discrétion redoutable. Nulle secousse, nulle vibration, par le moindre heurt pour signaler son passage. Il faut attendre le moment de mourir pour que l’homme s’avise qu’il a fini sa partie et qu’il doit à présent se retirer de la scène du monde.

L’homme qui crée a trouvé dans le vieillissement la chance de l’éternel.

Au lieu de se lamenter sur la décrépitude et ses effets foudroyants l’homme serait plus avisé d’aller récolter au fond de ses gestes la moisson du possible offerte à son indigence.

Le visage ravagé de rides sinueuses, de plis effrayants, de renfoncements aigus, de crevasses abyssales, l’homme s’exprime, plein de reconnaissance, heureux d’avoir sur le visage la carte du monde dont il a exploré et sondé pendant si longtemps l’inexprimable richesse.

Le vieillissement travaille à l’achèvement des confins. Que ne l’oublient pas ceux qui font profession de vivre entre deux âges.

Refuser de vieillir, c’est renier sa condition historique. L’homme est un animal malade qui a besoin de vieillir pour se pénétrer des effets de son mal et en extraire la substance revigorante.

Pour se préserver des effets du vieillissement l’homme se tire la peau jusqu’à la démesure. Ce qui présentait à l’œil enchanté un paysage plein de relief devient une large route qui s’étire à l’infini du désir.

L’agaçant avec la vieillesse, c’est qu’elle n’est jamais en manque de raisons pour ne pas raisonner sur l’état de sa décrépitude.

Le privilège de la vieillesse est de pouvoir jouir à satiété de la fougue de la jeunesse par la grâce du souvenir.

Ceux qui reprochent aux vieillards l’extrême lenteur avec laquelle ils accomplissent les actes du quotidien font preuve d’un manque de sagacité consternant. Car dans la lenteur le monde s’approfondit et s’élargit au point de devenir une substance nutritive impérissable. La vitesse défait toute chose, la lenteur ouvre le monde.

Prendre le temps de vieillir, c’est aussi donner son congé à la jeunesse et à ses guirlandes de signes en mouvement perpétuel.

La crevasse de la vieillesse réserve bien des surprises à la jeunesse désorientée.

La jeunesse est un fleuve bouillonnant et tumultueux qui se déverse sans retour dans le vide du temps. La vieillesse est un fin ruisseau où les orages de la jeunesse ont été vaincus par le chant clair du cœur qui, délivré des prestiges du désir, célèbre l’inachèvement du monde.

Le vieillissement est le sens du possible. Quiconque refuse de vieillir refuse de donner au possible qu’il abrite la chance de sa métamorphose.

Il n’y a pas d’âge pour se mettre au monde une nouvelle fois.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article