L'escalier

Publié le par Julien Métais

1. Soudain je me réveille sur la marche d'un escalier. Je ne connais pas cet endroit, je ne sais pas non plus comment j’y suis arrivé. Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir longtemps marché par les rues humides de ma ville, d’avoir observé les bateaux mouillant au port, d’avoir entendu le cri des mouettes au-dessus de moi, puis plus rien. Le trou noir. Je me lève et considère l’escalier qui monte. Les marches se suivent, identiques. Je regarde en bas, l’escalier s'enfonce dans les profondeurs de la terre. Monter, descendre, que peut-on bien faire d’autre quand on se tient comme moi à mi-chemin du ciel et de la terre ? Longtemps j’hésite avant de céder au besoin naturel de voir ce qu’il y a en haut. J’entreprends donc son ascension. Plus je gravis les marches plus le froid me saisit. Par instant, j’ai du mal à respirer. Déjà une certaine lassitude me gagne. A quoi bon monter si c’est pour aller nulle part ? Je monte, je monte, je me parcours mais toujours rien. Cet escalier serait-il infini ? Ne faut-il donc pas avoir l’esprit singulièrement contrefait pour concevoir et façonner une telle structure, une structure qui se précède et se découpe elle-même, une structure qui ne sert qu’à monter et descendre, une structure dont chaque marche rapproche de la suivante et éloigne de la précédente, marche en tout point identique, si bien qu’une marche ne se laisse pas différencier d’une autre, une marche contient en miniature tout l’escalier vers quoi elle chemine, une marche est une jambe qui n’en finit pas de cheminer, une jambe qui marche et se marche, une jambe dévoreuse de mouvements, de mouvements les plus opposés, puisqu’un mouvement descend et que l’autre monte, et moi je suis là en équilibre instable, adossé au néant, et je cherche une issue à cette accumulation de marches, et je ne suis jamais tout entier sur une marche, le poids lancé en avant, le corps engagé entre deux marches, comme si j’allais tomber, et toujours je me ressaisis. Au fond, les marches importent peu, seul compte le mouvement ascensionnel par lequel je me jette en avant, pour atteindre je ne sais quelle limite, je ne sais quel bord, je ne sais quel seuil, pour atteindre ce point à partir duquel l’escalier disparaîtra parce qu’il ne sera plus nécessaire, parce qu’il aura accompli sa mission d’escalier, qui est de conduire plus haut que soi, plus loin que soi. Mais cette extrémité paraît bien inatteignable. Depuis le temps que j’enjambe les marches l’une après l’autre, je puis témoigner que jamais, à aucun moment, l’ombre d’une porte ne s’est présentée. Toujours cet escalier impitoyable et désespérant, toujours ces dents de scie sur lesquelles je m’appuie plus lourdement à mesure que la fatigue me rattrape – je pensais bien m’en être débarrassé de celle-là, cette grande pourvoyeuse d’éclairs et de pluie, cette déesse qui sommeille au fond du corps et qui, quand elle se réveille, absorbe toute l’énergie vitale, au point de laisser l’homme défait – et voici que je sens mes paupières se fermer, comme si elles se chargeaient d’un poids funeste, d’un poids qui me fait amèrement regretter de m’être réveillé au moment précis où j’ai ouvert les yeux. Car, après tout, rien n’interdit de penser qu’une seconde plus tôt ou plus tard, je me serais réveillé en haut d’une échelle ou sur le toit d’une maison. En tout cas, elle exerce sur moi une pression continue, comme une lourde main posée sur mon épaule et qui rendrait ma progression difficile, qui m’alentirait tellement que j’en viens à me demander si je ne suis pas en train de m’époumoner pour rien, puisqu’il est clair que tout mon effort ne saurait triompher de l’irrésistible fatigue qui m’enlace et m’étreint et ne me lâche pas d’une semelle. Le sommeil va-t-il descendre sur moi et me fermer les yeux ? Peut-être que si je m’endors, je me réveillerai ailleurs. Mais voilà, mon corps a beau ressentir l’attrait croissant du sommeil, il a beau se disposer à y céder, des tensions nerveuses éclatent au fond de mon cerveau, c’est un véritable feu d’artifice, je n’en crois pas mes yeux. Jamais je n’ai rien vu de pareil. Des bouquets d’étincelle, des fusées mouillées, des roues de train crissant dans le noir, le rire des morts sortant de terre, tout cela et bien d’autres choses encore. Comme j’aimerais fuir ce chaos en marche, mais la meilleure volonté du monde ne peut rien contre cette hémorragie d’images qui vous empoignent et jouent avec vos nerfs. Si au moins les nerfs s’accordaient pour entonner un chant mélodieux, un chant capable de pacifier le fond de l’être et d’éteindre les dernières poches de résistance, mais non, les nerfs sont en lutte les contre les autres, ils se répondent à intervalles réguliers, et voilà comment le corps tout entier devient un champ de bataille indescriptible. Pas de sommeil possible, donc. Je pourrais laisser l’escalier se poursuivre à l’infini, il n’a pas besoin de moi, les marches y suffisent grandement, je pourrais m’asseoir sur une marche et, de là-haut, contempler le paysage. Mais il n’y a pas de paysage. Il n’y a rien à voir. Inutile de s’écarquiller les yeux pour susciter un semblant de vision, je suis environné de néant. Partout autour de moi un vide sépulcral. Certes, je pourrais me laisser choir dans ce vide, je pourrais me vider de moi-même et rouler à l’abîme. Mais, à la vérité, tout cela importe peu. Je suis aux prises avec un problème insoluble : comment aller quelque part dans l’infini ? Mais cette question elle-même n’est pas sans poser problème, car pour aller quelque part, encore faut-il se trouver en un lieu déterminé. Or, présentement, je me trouve dans un non-lieu – non-lieu que cet escalier qui se déploie sous mes pas. Je ne me situe nulle part, tout comme cet escalier suspendu. A défaut de contempler le paysage, je pourrais rentrer en moi-même et continuer mon exploration. Mais n’est-ce pas ce que je suis en train de faire ? L’escalier ne symbolise-t-il pas le monde invisible, n’en est-il pas en quelque manière l’arête translucide ?

2. Las de ces questions qui me tombent sur la tête, je décide de revenir en arrière, de descendre l’escalier et de m’engager au-delà du point où je me suis réveillé. Mais comment retrouver la marche précise où je suis né à l’escalier ? Je me rends compte de la tâche exorbitante qui est la mienne. Car ici le temps n’intervient plus, l’espace non plus – n’est-ce pas une ombre que je parcours à l’envers ? Jamais je n’ai ressenti avec une telle acuité la misère de la raison spéculant sur ses chances d’atteindre un point hors de sa portée. Tout est si confus, si obscur, si déroutant. Pourtant, je vois les marches qui défilent sous mes pieds, comme des images glissant sur une dalle, je peux même les compter, mais non, je m’égare, les chiffres eux-mêmes n’ont plus de réalité objective. Une marche égale une marche. Qu’est-ce que je suis venu faire dans cet escalier sinon sentir mon impuissance ? Suis-je vraiment réveillé ? Cet escalier n’est-il pas un leurre ? Ne suis-je pas en train de descendre dans les profondeurs du psychisme mais, si tel est le cas, pour quel profit ? Je ne vois guère plus loin que la marche qui me précède, de sorte que je dois redoubler de prudence de peur de poser le pied dans le néant. Peut-être que la marche sur laquelle je me tiens est la dernière et qu’au moment de prendre appui sur la suivante – que je crois vaguement discerner – celle-ci va se dérober, non parce qu’elle se refuse à supporter mon poids, mais parce qu’elle n’existe tout simplement pas. Il faut considérer, en effet, que cet escalier est une énigme, tout comme je suis pour moi-même une énigme vivante. Vivre, n’est-ce pas se déplacer parmi des ombres ? En tout cas, je commence à en avoir franchement mare de cet escalier qui ne veut pas livrer son secret. Il joue avec mes nerfs, il juge sans doute qu’il viendra à bout de ma patience et que je me détacherai de lui avant d’avoir le fin mot de l’énigme. En quoi il se trompe lourdement, car si je puis bien montrer des signes d’impatience, je me reprends vite, pour tout dire, j’aime l’adversité. C’est au pied du mur que l’homme produit le meilleur de lui-même. Cet escalier s’essoufflera avant moi, il regrettera de m’avoir fait monter si haut, de m’avoir fait descendre si bas, il regrettera de m’avoir éprouvé en vain. Car je refuse de suivre le sens commun qui se tient pour satisfait quand ses organes des sens l’informent du milieu où il est plongé, je refuse de me plier à la logique de ces marches muettes, de ces marches trompeuses. Tenez, c’est bien simple, je m’assoie et ne bouge plus. Je me relèverai seulement quand j’aurai contraint l’escalier – lequel j’y songe tout à coup me fait irrésistiblement penser à une colonne vertébrale, avec ses vertèbres donc, et ses nœuds, et ses points de tension ineffables – ne suis-je pas en train de parcourir mon propre dos ? – quand j’aurai contraint l’escalier à rebrousser chemin et à faire place nette. De toute façon, il y a longtemps que j’ai fait le deuil de l’idée de direction, de sens, de chemin. Les hommes se rassurent en découpant dans la chair de l’être une zone obscure qu’ils appellent le passé, une zone claire qu’ils appellent le présent, une zone grise – indéterminée, veux-je dire – qu’ils appellent l’avenir. Moi je sais que tout cela n’est qu’une histoire – une histoire de plus ! – à laquelle il ne faut point trop accorder d’attention, si du moins l’on ne veut pas se retrouver en un rien de temps enfermer dans cette histoire justement, comme le poisson rouge dans son bocal. Les histoires, quelles qu’elles soient, j’en ai plus qu’assez ! De l’air, que diable ! J’en ai assez entendu, des histoires, j’en ai assez lu, j’en ai assez écrit. Petites ou grandes, c’est pareil ! L’histoire est un refrain qui revient et vous ensorcelle, c’est une trompette qui se prend pour un orchestre, une malédiction qui parade au grand jour avec des airs de triomphe. De toutes les impasses que je connais, l’histoire est la plus éclatante. La tentation est grande de s’abandonner au sommeil afin d’oublier cette situation scandaleuse, afin d’oublier les hommes et leur histoire, afin de s’oublier soi-même. Mais l’oubli n’est-il pas une autre impasse ? Car, à force d’oublier, l’être voit s’avancer devant lui son néant, il le voit lui tendre les bras en signe d’invitation à se perdre en lui. L’oubli rend certes l’existence supportable mais il se situe nécessairement par rapport à une histoire qu’il rejette. On ne peut oublier que ce qui a eu lieu, de sorte que l’oubli est une force rétrograde, une force qui produit la vision du néant qui perce sous l’être et, ce faisant, rend cette vision d’autant plus séduisante qu’il en émane une impression de nouveauté charmante – encore un leurre !

3. Décidément, il n’y a rien à voir ici. En bas, en haut, devant, derrière, tout cela n’existe pas. Je suis seul, assis sur une marche, et ne sais comment venir à bout de ma solitude. Si seulement, je voyais des anges s’ébattre à mes côtés, si je voyais des anges descendre et remonter le long de cet escalier, je pourrais les saluer, cela m’égaierait et me mettrait du baume au cœur. Soudain, pris par une envie subite, je me lève et pousse un cri terrifiant. Douleur infinie ! Aucun écho ne me revient. Si seulement je pouvais le plier, cet escalier, et le ranger au fond de ma poche, comme un simple accessoire, si seulement je pouvais lui enseigner le sens de la rectitude et faire rentrer ses marches l’une dans l’autre, si seulement je pouvais à la faveur de je ne sais quelle inspiration, le contraindre à épouser mon ardent désir d’absolu de façon qu’il ne forme plus qu’une ligne pure, ligne qui s’enflamme et embrase tout le visible, ligne de vérité au contact de laquelle le noyau de l’être éclate pour laisser apparaître, dans un bel incendie, le cœur brûlant du Dieu vivant. Mais je m’égare. Je me rassoie. Inutile de chercher un sens où il n’y en pas. J’attends, voilà tout. J’attends qu’il se passe quelque chose, quelque événement mystérieux qui résoudra cette énigme incompréhensible que je suis pour moi-même. Remarquez, je ne fais que ce que font la plupart des hommes, qu’ils se réfugient dans la spirale d’une paresse voluptueuse ou dans un surcroît d’activités. Dans tous les cas, qu’ils en aient ou non conscience, ils attendent. Ils attendent la fin de leur attente. Or cette fin ne se confond pas avec les buts provisoires qu’ils se donnent – chaque but chassant d’un mouvement du coude le but précédent – mais avec la mort qui déjà les observe et qui est prise de tendresse pour ces malheureux en mouvement perpétuel. Et sans doute que la mort – le maître absolu – vient tout résoudre mais qui ne voit pas ce que cette résolution a d’insatisfaisant et de scandaleux. La mort fait boiter les hommes, bégayer les langues, tressauter les cœurs. La mort, c’est le bec de la nuit qui s’abat sur le crâne du premier venu.

4. C’est étrange l’impression que j’ai de dériver très lentement dans le noir sidéral, comme si malgré tout l’escalier où je croupis était animé, comme s’il se dilatait au fur et à mesure que je sentais se presser, au creux de ma poitrine, un amoncellement d’ombres écorchées. Il faudrait en finir avec la mémoire et ses marches innombrables et ses spectres qui vous hantent à seule fin de vous rappeler que sans elle il n’est pas de chemin possible, il n’est pas de but possible, il n’est pas d’oubli possible. Je me lève, je descends quelques marches, juste pour me dégourdir les jambes. Serais-je donc rivé à cet escalier comme l’âme au corps ? Je me rends bien compte que, nonobstant l’envie que j’en ai, je ne puis m’en désolidariser. Il est bien certain que cet escalier n’est pas à moi, il ne m’appartient pas. Pourtant, je puis affirmer sans risque d’erreur que, eut-il un autre aspect, le sentiment d’unité qui me lie à lui n’en serait pas moins fort. Au fond, cet escalier m’a été donné et je dois faire avec. Mais comment vivre sereinement quand on en est réduit à s’immobiliser et à attendre – attendre sans fin – quand cette attente n’est pas aiguillonnée par un objet précis qui la justifierait et la rendrait supportable ? Une image égarée dans les profondeurs du psychisme m’apparaît soudain, une image que je serais bien en peine de décrire tellement elle ne ressemble à rien de connu. Du reste, est-ce vraiment une image ? N’est-ce pas une anti-image ou plutôt le noyau de l’image, gerbe de feu oraculaire ? Je me trouve face à cette somptueuse réalité sur laquelle je n’ai aucune prise, puisqu’elle défie les lois de la raison. Or, voici que cette gerbe de feu tourne autour de moi, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. Je ne cherche pas à comprendre la nature de ce phénomène mystérieux, je me concentre sur le mouvement qu’il décrit et plus je me concentre et je fixe la lumière, plus mon regard se tourne vers l’intérieur. Je discerne encore l’éclat que fait en tournant la lumière mais très vite il me devient impossible de suivre cet éclat qui, doucement, s’enfonce dans les profondeurs. Je perçois un point lumineux qui disparaît en tournoyant dans le noir. Tout à coup, par l’une de ces curieuses associations dont l’esprit seul a le secret, je prends conscience que l’escalier où je me tiens – je suis assis sur une marche à peine plus haute que les autres, toutes les marches se ressemblent et semblent s’être réunies dans la marche qui me soutient – lui aussi dérive dans la nuit. Entre parenthèses, je suis certain que si je disposais d’instruments de perception assez fins, je pourrais distinguer les planètes environnantes, je suis sûr que je pourrais faire un relevé précis de leur relief accidenté et, dissimulée sous un gros rocher, découvrir la trace toute vibrante d’une présence. Je suis cette marche, je suis cet escalier, je suis cette gerbe de feu ! Il n’y a rien à attendre puisque tout est donné ! Comment ne m’en suis-je pas avisé plus tôt ? Pourquoi a-t-il fallu cet escalier pour que j’accède enfin à la conscience supérieure que l’éternité est déjà réalisée, qu’elle brûle et se consume comme un feu doux au cœur de l’homme ? Je pose ma main sur mon cœur et je la vois s’enflammer et je vois mon cœur comme une gerbe de feu s’épanouir et grandir et grandir. Il n’y a plus de marche, il n’y a plus d’escalier, il y a la plénitude de vie d’un cœur où j’aperçois en transparence tout l’univers. Quelle est grande alors la joie qui me soulève ! Nulle pensée, nulle parole ne saurait rendre ce moment de pure félicité. L’ange de bonté qui se tient à mon côté jaillit de la lumière et m’invite à le suivre. Aussitôt des ailes me poussent dans le dos – serais-je un ange ? – puis je m’élève très haut dans la lumière, si bien qu’à un certain degré je disparais à mon tour. Je suis aux sources de la vie, là où la lumière surabonde. A toi, lecteur, de me rejoindre et d’éprouver dans le pur éclair de la beauté ce qui dépasse infiniment l’homme.

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