L'art de bien mourir

Publié le par Julien Métais

A frère Bertrand

1. Un jour, afin de me changer les idées et de tuer le morne ennui qui pousse au coin des rues, qui déborde sur la chaussée et vous hante et le jour et la nuit, qui vous casse les oreilles et rend tout sommeil impossible, je résolus, sur le conseil d’un ami, de me retirer à la campagne, dans un monastère. Là, à coup sûr, je trouverai le calme et la paix à laquelle j’aspire, là je pourrai faire en toute tranquillité le tour du cloître et suivre, docile, les allées sablonneuses plantées de superbes rosiers, là je pourrai m’enhardir dans le plus grand secret. Surtout, je pourrai mener mon enquête sur l’art de bien mourir. Car il paraît que dans les monastères, on meurt bien, pas seulement au sens où, comme partout ailleurs, des hommes rendent l’âme, mais au sens où la mort de ces hommes se fait dans une divine simplicité. De fait le moine entretient une relation privilégiée à Dieu. Ne lui consacre-t-il pas sa vie entière ? Ne vit-il pas dans l’espérance de retrouver son Père ? J’arrive aux abords du village en fin de matinée. J’admire l’abbaye qui s’élève devant moi. Un homme vient à ma rencontre, c’est le père Abbé. Je le salue bien bas. Il me conduit dans ma cellule – cellule sévère et spartiate. Pas une table pour méditer, pas un lit pour dormir, pas une fenêtre pour rêver. Une pièce carrée, méchamment exiguë, sans mobilier, juste un vieux parquet sur lequel je devrai apprendre à vivre. Diable ! je ne m’attendais pas à cela. Les moines de la Grande Chartreuse sont, en comparaison, injustement gâtés. Quoi qu’il en soit, voilà déjà le père Abbé de retour, il me fait signe pour aller déjeuner. Le repas se passe en silence. Un frère lit à voix haute des commentaires des Saintes Ecritures. A la fin du repas, le père Abbé m’invite à l’accompagner au jardin. Là, sur un banc en pierre, en face d’une fontaine, nous pouvons discuter. Je l’interroge sur la fin de vie des moines. Il se souvient de frère Hugues, âgé de cent cinquante ans, qui poussait des hurlements terrifiants au moment de mourir. Il faut dire qu’il n’avait pas eu une vie facile. Battu par ses parents, placé en foyer, il se mit à travailler très jeune, enchaînant les petits boulots, jusqu’à ce qu’un beau jour d’été, entrant dans une église pour y chercher de la fraîcheur, il eut une révélation : Dieu l’appelait à son service. Quelques années plus tard, il prononçait ses vœux définitifs. Les plus belles années de sa vie s’ouvraient devant lui. Il faisait preuve d’un zèle infatigable, toujours prêt à aider et à servir ses frères. Sa confiance en Dieu semblait inébranlable. Mais, à l’âge de ses cent ans, il se mit à régresser. Il avait le sentiment de reparcourir en arrière le cycle de la vie. Si bien que quand sa fin fut proche et qu’il sut en toute clarté que ce n’était plus qu’une question de jours, il fut pris d’une violente révolte, ne comprenant pas que Dieu le rappelle si tôt, puisque, après tout, il n’avait pas cinquante ans ! De là ses cris terrifiants qui résonnaient dans tout le monastère et qui étaient l’expression d’un esprit usé et désorienté. Le père Abbé me confie qu’il vaut mieux ne pas vivre trop longtemps, car l’attachement à la vie pousse en l’homme des racines si profondes qu’il devient ensuite presque impossible de les extirper. Il s’empresse d’ajouter que frère Hugues est une heureuse exception, car, en vérité, peu de moines dépassent les cent ans. Après un rapide tour de jardin, le père me conduit à l’infirmerie. Avant de me quitter, il me présente frère Guillaume, médecin dans le civil, et responsable de l’infirmerie depuis plus de dix ans. C’est un bel homme, grand et bien charpenté, au regard pénétrant. Il doit avoir la soixantaine passée, le visage rayonnant de bonté, il m’accueille chaleureusement et me montre une banquette. Un peu étonné, je n’ose rien dire et m’installe. Il m’ausculte et me palpe, me fait tirer la langue, prend mon pouls, remarque mon teint jaunâtre. Au moment de prononcer son diagnostic, il a l’air fort embarrassé. Je souffre du même mal que frère Bernard, sans doute un cancer de l’estomac, à un stade avancé. Je n’en crois pas mes oreilles. Comment ce brave homme peut-il être au courant de ce que j’ignore ? Je l’interroge aimablement. Il me répond que les signes cliniques ne trompent pas et, afin de me rassurer tout à fait, il me raconte comment frère Bernard est parti dans d’atroces convulsions. Lui aussi avait le teint jaunâtre, l’œil vitreux, le pouls faible. En l’écoutant, je ressens une violente douleur à l’estomac. Frère Guillaume s’approche puis, plein de compassion, me prend dans ses bras.

2. J’ai à peine le temps de pleurer avec lui sur mon triste sort qu’apparaissent, dans l’embrasure de la porte, un frère soutenant un vieux moine décati et, selon toute apparence, très mal en point. Il tousse, il suffoque, il étouffe. Le frère me guide ensuite vers ma cellule sans dire un mot. Moi qui comptais assister aux offices religieux, goûter les volutes mélodieuses du chant grégorien, m’enivrer d’encens, me repaître de prières, c’est bien ma veine. Je dois passer le reste de la journée, couché sur un parquet dur comme la pierre. Je ne pourrai jamais m’y faire, à cette vie d’ermite. Comment des hommes, libres de leur mouvement, peuvent-ils subitement décider de demeurer jusqu’à la fin de leur vie dans ces caves humides qu’éclaire la flamme vacillante d’une chétive bougie ? Allongé sur le sol, j’éternue de bon cœur. Pourtant, je ne me sens pas à l’aise et je commence à avoir rudement faim. L’heure du dîner approche et je me réjouis à l’idée de quitter cet affreux réduit où je croupis. Soudain, on frappe à la porte. Un frère entrouvre la porte et pose sur le sol un bol de bouillon avec un morceau de pain. Il me dit qu’au regard de mon état, frère Guillaume préfère que j’évite tout déplacement inutile. Puis il se retire. Et voilà que je ressens une vive douleur à l’estomac. J’avais presque oublié ce fichu cancer. Je bois une gorgée du bouillon fumant et le repose aussitôt. Le fait d’absorber le liquide aggrave la douleur. J’essaie de penser à autre chose, je me couche sur le dos et prie de longues minutes. Je me mets à la place de ces moines bienheureux qui passent le plus clair de leur temps à prier avec un zèle admirable. Déjà je vois des anges qui m’entourent. Une lumière forte les transperce. Elle se pose sur moi, je frémis. C’est alors que l’ange devant moi se retourne, découvrant sur chacune de ses ailes un superbe estomac. Horrifié, je me jette sur la porte épaisse et appelle au secours. Mais les moines sont au réfectoire. Après avoir tambouriné en vain, je me retourne, l’ange a disparu. J’arpente ma cellule de long en large, je reviens sur mes pas, je me piétine moi-même tellement je ne tiens pas en place. Pourquoi donc le frère m’a-t-il enfermé dans ce cachot obscur ? Je sens des courants d’air glacé qui m’arrivent des murs. Il faut que je m’occupe ou sinon je ne réponds plus de moi. Je tourne en rond comme un malheureux, comme un pauvre homme désœuvré. Or ce rond prend peu à peu l’apparence d’un cercle en feu et voilà que mes pieds me brûlent et que je suis en train de chuter dans un gouffre obscur. Des sauterelles s’abattent sur moi, la tête écumante d’un sanglier me frôle, le regard effarouché d’une biche m’émeut. Impuissant, je suis précipité aux enfers. Des formes vagues m’assènent des coups en poussant des cris stridents. Des hommes aux pieds fourchus s’avancent en grande procession. Ils tiennent une torche mais leur tête est couverte d’une capuche. En tombant, je lève les yeux pour discerner leur visage, mais la capuche est vide. Cette chute semble durer une éternité. J’aperçois au loin un lac sillonné de longues rides. De frêles barques sont dirigées par des squelettes à l’œil luisant. Soudain un affreux grincement me réveille. C’est frère Guillaume qui est venu pour m’emmener à l’infirmerie. Il me regarde, stupéfait par le spectacle pitoyable que je lui présente. J’ai les jambes et les mains fourbues de rhumatisme, mon visage s’est creusé et assombri, mes cheveux blanchis et dégarnis, j’ai à peine la force de me lever et de me tenir debout. En quelques heures, j’ai pris plus de trente ans. Moi qui venais m’enquérir de la mort des moines, c’est la mienne qu’à ce train-là je vais devoir raconter ! Frère Guillaume me prend doucement par le bras et m’accompagne à l’infirmerie. Je n’ai plus la vue très claire mais assez cependant pour remarquer, au moment de m’installer sur la banquette, un sceau rempli de sang. Frère Guillaume m’explique que le vieux frère est mort dans la nuit, étouffé par son propre sang. Il me décrit avec force détails les râlements de suffocation, la longue agonie et le spasme fatal au cours duquel son corps, furieusement contracté, est retombé sans vie. Le vieux frère avait quatre-vingt-seize ans. Il était entré au monastère passé quarante ans. Il s’occupait de l’hôtellerie avec un zèle et une énergie qui en faisaient l’admiration de tous. Frère Guillaume ne manifeste aucune tristesse en évoquant les circonstances douloureuses de la disparition de son frère. On dirait même qu’il jubile. Il est allé retrouver son Père, n’est-ce pas ce que nous attendons tous, dans le secret de notre cœur ? La mort n’est pas tragique, m’explique-t-il, elle est une porte que l’homme pousse en tombant – car la mort seule marque le terme de la chute – et, de l’autre côté, la lumière jaillit, mais une lumière qui n’aveugle ni ne blesse, une lumière douce et enveloppante, une lumière qui caresse et appelle, une lumière amoureuse de la créature sur qui elle se pose, une lumière qui attire sans contraindre, une lumière qui laisse intacte la liberté humaine, une lumière qui rayonne du cœur glorieux du Christ ressuscité. En l’écoutant, je ne puis m’empêcher de penser qu’il parle avec une telle assurance de la mort et de ce qui la suit que cet homme devant moi, ce frère de charité, est déjà mort. Une partie de son être est si solidement enracinée en Dieu, que la mort n’est plus qu’une formalité. Il sait intuitivement qu’il n’y a rien à craindre de la mort, son cœur le lui dit, le lui fait sentir. Or son cœur ne ment pas, il est le sanctuaire où Dieu se révèle.

3. Frère Guillaume entreprend de m’ausculter mais, sitôt sa main posée sur mon ventre, il hurle de douleur. Je le conjure de me dire où il a mal, il me montre son estomac. Je me lève et lui cède ma place. Il ne se fait pas prier. Inutile de préciser que je ne possède aucune espèce de connaissance médicale. De ma vie, je n’ai jamais été sérieusement malade et je nourris une méfiance instinctive envers les médecins. Ce n’est pas qu’ils n’aient une certaine utilité mais je ne me fierai à eux que du jour où ils seront capables de se guérir eux-mêmes. Je ne veux pas être un cobaye de plus entre leurs mains malhabiles. Je palpe à mon tour le ventre de frère Guillaume. J’approche doucement la main de son estomac, je ne veux pas risquer de provoquer une nouvelle crise. Chose étrange, à la palpation, il n’éprouve aucune douleur. Il me dit qu’il se sent même drôlement mieux. Il se lève à son tour en m’expliquant que l’incident est passé et que, de toute façon, en tant que médecin, le risque est faible qu’il puisse être malade. La maladie, renchérit-il, touche principalement les ignorants, l’immense masse des gens qui vivent sans se poser de questions et qui meurent à peu près de la même façon. Je m’étonne de la teneur de son propos. Alors qu’il m’invite sans tarder à reprendre ma place, je remarque que l’expression de son visage a changé. Il a perdu son animation, ses traits sont durs, comme figés dans la pierre, son regard est éteint, ses sourcils, broussailleux et courroucés, sa bouche, un sépulcre insondable. Il m’immobilise fermement. Je veux bien être accommodant et docile mais ma bonté a des limites. L’ombre de frère Guillaume qui s’est immiscée entre nous, appuie d’un coup sec sur mon estomac. Et voilà que la bouche de frère Guillaume s’ouvre béante et que s’en échappent un serpent à la peau luisante, un gros rat vermoulu, un porc ulcéré. Mais ce n’est pas tout, car, au même moment, frère Guillaume est en train de changer d’apparence, pas seulement son visage mais son corps tout entier prend la figure d’une créature terrifiante. Je n’en ai jamais vu de pareille et mon effroi est tel que je me précipite vers la porte de l’infirmerie. Je m’engage dans un long couloir qui débouche sur le cloître intérieur. J’emprunte les galeries, le monstre me talonne. J’entends le bruit de ses sabots rutilants, son souffle court et obscène. L’idée me traverse de faire une petite prière devant la statue de la Vierge, mais comme ce serait m’exposer à un péril inutile, je prie en courant. Pour la première fois, je prends conscience qu’il n’est point aisé de faire deux choses à la fois quand la peur vous talonne. Les mots de la prière se bousculent dans ma tête, dans le plus grand désordre. Parfois, je m’arrête net, le mot attendu n’est pas au rendez-vous, je tombe et roule à terre, puis, miracle, alors que la situation semblait désespérée, le mot se présente en personne, et la prière reprend son cours. En faisant pour la troisième fois le tour du cloître, je remarque que la distance qui me sépare de la créature monstrueuse est assez grande – quelques mètres, tout au plus – pour tenter quelque chose. Je me cache dans un recoin obscur. Là, j’attends, tremblant, le passage du monstre. J’attends cinq secondes, puis dix, puis trente… Toujours rien. Je tends l’oreille. Le bruit du sabot a disparu. Le silence est complet. Je sors de l’ombre et tombe nez-à-nez sur frère Guillaume qui était à ma recherche, très inquiet de ma disparition soudaine. Son visage a retrouvé sa joyeuse bonhomie, il me prend le bras et, tout à coup, je sens peser sur mon corps un poids énorme. Ce n’est pas mon propre poids que je porte mais celui de toute la création. Je marche très difficilement. Je remercie frère Guillaume d’avoir la bonté de prendre soin de moi, alors que, sûrement, d’autres frères attendent ses soins.

4. Arrivés à l’infirmerie, il m’aide à m’installer sur la banquette, prend une chaise et commence à me raconter les derniers instants de l’ancien père Abbé. C’était un homme considérable, me confie-t-il, d’une culture et d’une intelligence inouïe. Avec cela, une grandeur d’âme, une bonté et un dévouement admirable. Grâce à lui le monastère a connu un rayonnement qu’il n’avait jamais eu jusqu’alors. Or cet homme formidable a été atteint dans la force de l’âge d’une maladie orpheline. Il s’est mis à se recroqueviller sur lui-même, ses membres se sont tordus, occasionnant de terribles douleurs. Mais, même alité, en boule sur lui-même, il n’avait rien perdu de sa bonté et de sa gentillesse. Sa curiosité intellectuelle, son goût de vivre et de se maintenir dans une relation d’échange et d’écoute avec ses frères n’ont jamais été aussi vifs qu’à ce moment-là. Aux heures de repas, on le portait au réfectoire pour qu’il conserve le plus longtemps son lien vivant à la communauté. Il suffisait de voir son visage se fermer d’un coup pour réaliser à quel point cet homme souffrait. Pourtant, il ne se plaignait jamais, non par héroïsme, mais parce qu’il considérait que, en tant que chrétien, la plus belle chose qu’il puisse faire – la plus désintéressée – était d’accueillir ce qui vient en rendant grâce. La souffrance, disait-il, est celle de Jésus en moi. Comment dès lors ne pas la prendre dans mes bras et la serrer contre mon cœur sans trahir ma vocation ? Cet homme est mort, comme il a vécu, avec une divine simplicité. Sa dernière nuit, il a exprimé le souhait de rester seul un instant. Quand, deux minutes plus tard, je suis revenu, il avait rendu l’âme. La bougie allumée sur la table elle aussi s’était éteinte. Oui, vraiment, cet homme était habité de Dieu, Dieu rayonnait par tous les pores de son être. En écoutant attentivement frère Guillaume, je remarque qu’il est en proie à une vive émotion. Ses yeux s’embuent de larmes. Il s’excuse et, par pudeur sans doute, s’approche de moi pour poursuivre son examen. Or je me sens à présent nettement mieux. Le poids qui m’écrasait a glissé de mes épaules et a roulé sous la banquette. Quand frère Guillaume me palpe l’estomac, je pars dans un immense éclat de rire. Nul élancement, nulle douleur, nulle métamorphose mais une joie inconcevable, un sentiment exaltant de ne guère peser plus lourd qu’une plume. Oserai-je le dire, j’avais recouvré ma santé et frère Guillaume dut vite convenir que, aussi incroyable que cela fût, mon cancer à l’estomac s’était résorbé. Je me lève d’un bond, le remercie chaleureusement et le prie de prévenir le père Abbé que je compte quitter le monastère. Je le fixe intensément puis, après un long silence, je lui dis que j’en sais assez sur l’art de bien mourir dans les monastères. Mon séjour m’a grandement édifié, et je ne doute pas disposer d’assez de matière pour rédiger mon article. Je rassemble mes affaires puis, en traversant le cloître, j’aperçois le père Abbé qui m’attend. Il m’accompagne jusqu’au porche. Je lui dis combien ce séjour a été instructif. Il m’a permis de prendre conscience de la beauté de la mort. Il me regarde, l’air étonné. Oui, la mort est belle et la souffrance n’est jamais que le rituel grâce auquel le malade se prépare à l’accueillir. Et cet accueil n’est pas une façon détournée de s’approprier sa propre mort mais de la laisser nous rejoindre dans sa nudité scandaleuse. Et, à travers la mort, c’est le Christ ressuscité que l’on accueille dans son royaume. Alors la lumière jaillit et tout se simplifie et tout se pacifie et l’Amour donne l’invisible. Le père Abbé hoche la tête, comme s’il approuvait mon propos. Après un salut fraternel, nous nous séparons. Je rentre chez moi, le cœur léger, riche d’une vie nouvelle.

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