La tortue

Publié le par Julien Métais

« Lorsque je suis faible, alors je suis fort » Saint Paul 2 Co 2-10

1. Je veux vous entretenir de la tortue, mais, ne comptez pas sur moi pour en faire une description scientifique. Je vais prendre une tortue, la placer devant moi, non sans l’avoir observée auparavant dans son milieu naturel, et je vais la considérer avec mes yeux d’homme, avec mon esprit et mon cœur, avec ma sensibilité. Point question donc d’éplucher des encyclopédies, à la façon du brave Jules Vernes, point question même de la décrire, cette chère tortue, car je veux la croquer vivante, comme elle m’apparaît, et comme sans doute aussi je lui apparais. La tortue dont je parlerai, ce sera moi mais tout autant vous qui me lisez à pas comptés. Et d’abord, je tiens que, de tous les animaux, la tortue est la plus proche de l’homme. Qu’on cesse d’accorder crédit à tous ces bonimenteurs qui veulent nous persuader que nous aurions presque les mêmes gênes que les chimpanzés, et que, par conséquent, les grands primates seraient nos cousins directs, tout cela n’est que foutaise et baliverne. La faute en incombe, à coup sûr, à Messire Darwin qui a voulu tracer une ligne droite ascendante le long de laquelle seules les espèces plus fortes survivent, moyennant un phénomène d’adaptation continu. Pour ma part, j’inclinerai plutôt à penser que les plus faibles ont encore de beaux jours devant eux. Etudions donc le cas de la tortue. La tortue est un animal merveilleusement exposé mais aussi terriblement protégé. Ses larges écailles, dures comme de la corne, il faut s’y prendre à plusieurs fois pour espérer à l’aide d’une grosse pierre en venir à bout. Ne comptez pas sur moi pour accomplir pareille abomination ni pour approuver ceux qui s’y livrent impunément. Que défend-elle, cette tortue qui avance avec une lenteur désinvolte, sinon son intérieur, je veux dire ses organes et ses muscles, son intégrité ? Elle désire rester intacte et pour cela elle se nourrit de végétation et suit tranquillement son bonhomme de chemin. Nulle agressivité chez cet animal mais une propension à se méfier de son environnement immédiat. De ces quatre pattes écaillées, de ses ongles inflexibles, elle arpente le fond de vos jardins. Car elle a l’âme artiste et combien de fois n’a-t-elle pas versé une larme en contemplant le coucher du soleil derrière des rangées de laitues ! Faisant preuve d’une grande ingéniosité, au lieu de garder pour elle ses pensées, elle les a gravées sur le dos de sa carapace. Je me dois d’ajouter que seuls les initiés sont capables de les déchiffrer et d’en tirer profit, seuls ceux qui les aiment assez tendrement pour percevoir toute la vie souterraine qui s’agite sous la carapace. N’allez pas croire que la tortue porte sur son dos toujours les mêmes idées, elle ne cesse d’en changer, abandonnant certaines, les remplaçant par d’autres, en vérité, tout ce qui lui arrive reçoit un traitement intérieur qui modifie et renouvelle sa substance mentale. Si les idées anciennes semblent moins nettes, comme à demi-effacées, c’est qu’entre-temps la tortue a sécrété des fleurs de beauté – sortes de nénuphars irisés de lumière – constamment pillées et abîmées par les attaques des prédateurs. De là l’aspect bosselé de certaines carapaces mais la tortue ne se laisse pas impressionner par si peu et, même dans ce cas, les idées continuent de s’imprimer sur sa carapace. Oui, vraiment, il est plus qu’humain, ce reptile doué d’une persévérance peu commune qui porte sur son dos la substance du monde. Il lui arrive de s’immobiliser en plein soleil et de rester ainsi des heures sans bouger, non pour sombrer dans un profond sommeil, comme on le dit parfois, mais pour laisser naître les idées dont elle se repaîtra bientôt et qui, une fois assimilées, viendront s’étoiler sur sa carapace. Cette immobilité correspond donc à un moment sacré, celui où la tortue est façonnée par le souffle de l’Esprit. Voyez-là s’ébranler, cette bête pacifique, voyez sa carapace qui change de couleurs et de formes, voyez les idées se succéder dans un ballet étourdissant. Et puis ce cou qui s’allonge et cette tête sculptée dans l’ébène et ces deux yeux monstrueusement expressifs. Tout l’homme est dans cette tête circonspecte avec ses yeux piqués d’une vive curiosité, ses yeux malicieux et frondeurs, ses yeux craintifs et apeurés, ses yeux roulant dans les profondeurs de l’histoire.

2. La tortue n’a pas bonne presse, on ricane sur son passage, on s’esclaffe, on proteste, on s’indigne. Qu’est-ce que cet animal qui avance au ralenti sans se soucier des huées, l’air grave et majestueux ? Comment se fier à cette soucoupe rampante, qui n’en finit pas de piétiner alors que partout autour d’elle des lignes de feu la dépassent et vont se perdre au loin ? On a tous en mémoire la célèbre fable de La Fontaine « Le Lièvre et la Tortue » dont j’ai parlé dans un article précédent. La tortue prend son temps, il serait absurde d’en disconvenir, mais elle prend son temps parce qu’elle sait que la vie qu’elle a reçue - don inestimable - il faut en jouir, sans pour autant se raconter d’histoire. Mais jouir ne signifie pas en tirer quelque bénéfice pour étendre sur le monde son ombre éclatante. Nulle vanité n’habite le cœur de la tortue, nul désir de reconnaissance, nul besoin de séduire et de briller. Elle puise en elle-même la substance de ses actes, et cette substance, avec le temps, lui est devenue si familière que le travail qu’elle mène dans sa paisible retraite, à l’insu des autres, lui procure des sentiments ineffables. Elle qui passe son temps à ramper, elle a non seulement l’impression grisante de planer dans le ciel, mais encore de tutoyer Dieu, le Père tout-puissant, lequel, dans son infinie bonté, a caché au cœur de ses créatures un principe d’apesanteur revigorant. On peut bien la moquer et la montrer du doigt, elle sait que ses pattes, quelquefois, se changent en ailes radieuses et que, durant ces moments privilégiés, la différence entre les êtres s’abolit pour laisser place à une communion où la lumière longtemps contenue éclate comme une gerbe d’amour infiniment fécondante. Sa lenteur, c’est, en définitive, ce qui lui permet de vivre au rythme de la création, je veux dire en harmonie avec le pouls divin qui palpite en elle. Dès lors, la précipitation dont font preuve la plupart des êtres qui l’entourent ne peut que lui inspirer une vive compassion. Le lièvre peut détaler aussi vite qu’il veut et, derrière lui, l’homme et ses pas de géant, ils courent vers ce qu’ils n’atteindront jamais – cible sans cesse déplacée – ils courent vers le néant qui est en train de les ronger – raison pourquoi ils courent. Certes, on pourrait objecter que la tortue ne fait que suivre son pas, comme l’homme suit le sien, en sorte que tout serait une question de point de vue. La lenteur de la tortue ne serait qu’un effet naturel de la perception de l’homme, de même que la vitesse de l’homme pour la tortue. L’échelle n’est pas la même. Mais il est facile de montrer ce que, sous son apparence de bon sens, cet argument a de fallacieux. Car ce n’est pas par la vitesse qu’on accède à la perception délicieuse du pouls divin, l’homme qui court est trop occupé à sauver sa peau pour s’abandonner à l’antique lenteur à travers laquelle toute chose redevient possible. La lenteur de la tortue est le mode privilégié par lequel elle se maintient en relation avec la sagesse souveraine que Dieu a placé en elle. Pourtant, il serait erroné de croire que la lenteur de la tortue suffit à l’extase divine. Cette lenteur doit se creuser et se travailler, elle doit apprendre à ralentir, c’est pourquoi du reste la tortue s’immobilise de longues minutes, de longues heures même. La lenteur est encore trop rapide pour satisfaire son besoin d’absolu. Elle s’arrête donc, et dans une immobilité granitique, elle se laisse féconder par tout ce qu’elle a reçu pendant sa marche. Encore une fois, elle ne dort pas, elle abandonne sa lenteur à ce qui précède toute lenteur, elle se défait de sa carapace et des idées qui la constellent, elle se dénude jusqu’à n’être plus qu’un cœur qui bat dans la poitrine du Dieu vivant.

3. La tortue est animée par une curiosité insatiable. Loin de se contenter de satisfaire ses besoins naturels, elle questionne l’univers dans lequel elle est plongée et si, d’un point de vue extérieur, elle peut sembler peu démonstrative, chaque pouce de territoire qu’elle arpente éveille en elle, par les vives sensations qu’elle en reçoit, des pensées émerveillées. Simplement, tout se passe en dedans, là où le regard ne pénètre pas. Il n’est point exagéré de dire que la tortue vit dans un état d’émerveillement continu. Elle est fascinée par ce que lui découvrent ses lourdes pattes et cette fascination alimente ses rêves les plus fous. Elle est un centre de création hallucinée. Pas une seconde qui ne donne lieu à quelque idée ingénieuse, son imagination est sans borne. Toutefois il ne s'agit pas pour elle de se couper de son environnement immédiat, mais de puiser en soi les conditions d’une vie heureuse avec tout ce qui le compose. Elle abrite des mondes aussi différents et colorées que ceux que lui découvrent ses yeux roulant dans sa tête avec une ferveur insatiable. Disons-le nettement, elle aime la création dans sa richesse inépuisable, sa curiosité n’est d'ailleurs que la manière dont cet amour se déploie, s’offre, reçoit et transforme ce qui se présente. Sa lenteur lui permet d’engranger des perceptions d’une qualité unique, et elle fait preuve d’une persévérance admirable dans tout ce qu’elle entreprend. Quand elle agit, elle ne s’arrête pas avant d’avoir mené à bien son dessein. Même si elle rencontre des complications ou des obstacles, jamais elle ne renonce ni ne se décourage. Elle vit de la chaste espérance – non de l’espoir imbécile et diffus – celle qui traverse le mur de l’impossible avec une grâce souveraine. Elle ne manque donc pas de raisons de persévérer. L’espérance est le sens de la persévérance. En revanche, s’il y a bien une notion qui lui est étrangère, c’est celle de distance. Les frontières que dressent les hommes entre eux, les territoires que gardent jalousement les animaux, comme un signe distinctif de force, cela lui est inconcevable. Elle vit sa vie de tortue sans avoir besoin de se donner des preuves qu’elle est vivante, sans avoir surtout besoin d’imposer aux autres l’exercice d’une force toujours arbitraire et illégitime. Certes, elle doit bien se nourrir mais elle se contente de ce qu’elle trouve sur son chemin. Des plans de laitues dans un jardin et la voilà la plus heureuse du monde. L’instinct funeste de la propriété l’ayant heureusement épargnée, elle mange de bon cœur. Combien de fois n’ai-je pas surpris dans le petit potager de ma grand-mère maternelle la brave Léonie en train de mastiquer lentement une feuille de salade ! Elle avait recueilli cette tortue et, avec le temps, je serais tenté de croire que ma grand-mère avait planté ces laitues pour elle – quand on aime les animaux, on ne compte pas. La curiosité de la tortue se marque physiquement par sa capacité singulière à étendre son cou, comme si elle flairait des arômes rares dont elle fait son régal, des arômes inconnus, dont elle se fortifie et qui accroissent sa perception de l’invisible. Car, pour la tortue, tout ce qui tombe sous les sens constitue une porte d’entrée dans l’invisible. C’est là qu’elle aime, par-dessus tout, évoluer, se déplaçant si lentement qu’on a l’impression qu’elle se tient immobile, se déplaçant si vite qu’on ne la voit pas passer. La vie intérieure de la tortue est tellement riche que, si on pouvait en mesurer le degré d’intensité, on aurait peine à croire que cet être de rien du tout, ce presque rien dispose de si abondantes ressources. En même temps, et c’est là tout le paradoxe, elle ne laisse paraître de cette vie d’en haut que ce qu’en donne à voir sa carapace compartimentée. En vérité, la tortue est amoureuse du secret qu’elle est pour elle-même. Nul narcissisme dans cet amour mais un désir éperdu de se perdre dans les profondeurs du mystère – celui de sa présence au monde. Ce mystère définit le domaine merveilleux où elle part à la rencontre d’elle-même, des ombres du passé, des fantômes de la mémoire, des formes élancées qui au loin lui font signe, des anges au cortège rutilant, des étoiles aux bras d’argent, de toute cette vie enfin qui lui arrive par le truchement du souffle de l’Esprit. Le secret est le point d’or qui émane du mystère. Mais ce point d’or est si bien enchâssé dans le mystère – à dire vrai, il rassemble en lui tout l’être du mystère – qu’elle n’en a qu’une perception affaiblie, trop évanescente pour pouvoir espérer en tirer quelque savoir positif. Mais, de cela, elle ne souffre nullement. Elle accepte ce mystère et en lui ce secret comme il se donne. Cela suffit à exciter son cerveau toujours en éveil. Petite boite crânienne que celui de la tortue, boite crânienne ridiculement petite, inexistante même puisque la tortue pense avec tout son corps, ses ongles abîmés, ses courtes pattes écaillées, sa carapace et la voûte osseuse qui la soutient, ses nerfs et ses muscles, son cœur qui bat en sourdine et qui symbolise à soi seul le secret, celui dont elle a besoin pour vivre et pour aimer, celui qu’elle n’a jamais fini d’explorer, celui qui la justifie dans l’ordre immuable de la création. Comme elle se révèle soudain complexe, cette chétive créature, comme elle inspire tout à coup un profond respect à ceux qui la voient marcher d’un pas lent et majestueux sur un sombre tapis de mousse ! N’est-ce pas elle la reine de la création, celle devant qui chacun s’incline bien bas, ce concentré de sagesse et de désintéressement qui manque au meilleur d’entre nous ?

4. Tout droit sortie de la préhistoire, la tortue semble aussi vieille que le monde. Il suffit d’examiner sa tête toute ridée, son cou plissé, sa carapace écornée, pour se retrouver transporté aux premiers âges de l’humanité. Or ce que révèle cette apparence archaïque est fondamental pour bien comprendre l’originalité de ce suprême animal. La tortue ne porte pas seulement sa maison, elle porte le poids du monde, et ce poids dont elle assume dignement la charge, confère à sa démarche une lenteur hypnotique, lenteur d’un autre âge et pourtant lenteur qui se poursuit à travers les siècles et les millénaires jusqu’à notre époque attardée. Elle n’a pas eu à hésiter avant d’accomplir sa mission, on ne lui a pas demandé son avis, sa mission, c’est la ligne de vie qui se dessine du point de la naissance jusqu’à la mort. Rien de sinistre dans cette mission, elle porte sur son dos sa charge d’âmes et, comme il ne peut en être autrement, elle fait ce qu’elle a à faire, sans réticence, avec même une obéissance et une ferveur proprement admirables. L’œil humain, pourvu qu’il soit assez pénétrant, à observer ainsi la conduite de la tortue, peut difficilement s’empêcher de penser à une forme de sacrifice et d’héroïsme mêlés. Pourtant la tortue qui accomplit sa mission sans arrière-pensée, se réjouit du rôle qui lui est dévolu. Elle aurait pu être un oiseau qui s’élève haut dans le ciel, ou bien un cheval qui court dans le vent ou un lièvre qui détale et bondit dans son terrier – et bien d’autres choses encore – mais non, elle n’est qu’une soucoupe rampante et, ma foi, cela lui sied à ravir. Elle sait que la sagesse dont elle est dépositaire et qu’elle transmettra à ses petits, enrichie par sa propre expérience de vie, elle sait que cette sagesse originaire, rien ni personne ne pourra la lui enlever. Qu’on détruise sa carapace à coups de pic, qu’on la démembre et qu’on dévore ses organes, la sagesse de la tortue n’en serait pas le moins du monde altérée ou remise en question. Elle demeurerait intacte au milieu des ruines de sa maison. C’est que cette sagesse repose entièrement sur une certaine perception du temps – perception dilatée en quoi consiste le vieillissement. Mais le vieillissement ne se réduit pas à l’action implacable du temps épuisant progressivement les ressources les meilleures de l’homme. Le vieillissement est tout autant ce qui permet, grâce à cette action implacable, la mobilisation expresse de ces mêmes ressources. Car la droite perception du possible suppose précisément du temps et donc de l’expérience. Or, la tortue, qui vit sur un fond de sagesse ancestrale, le sait mieux que personne. Son apparence pitoyable de vieille besogneuse, son allure décalée, son pas lourd et maladroit, tout cela trahit la conscience aiguë qu’a ce reptile que tout rapport authentique à la sagesse passe par la capacité à se laisser traverser par le temps, de façon à percevoir au plus intime, dans le point d’élévation sublime de l’instant, le promontoire fabuleux de l’invisible. Nulle précipitation donc mais une attention accrue à ce qui dans l’instant ouvre l’expérience d’un monde nouveau, où la tortue reprend contact avec la sagesse des siècles, cependant qu’elle trouve la force et le courage de lui imprimer une configuration nouvelle. Telle est l’expérience du vieillissement que, d’instant en instant, la tortue fait, pleine de reconnaissance et de gratitude envers les puissances de la destinée. Vieillir n’a, par conséquent, rien de tragique, vieillir c’est se pénétrer de la sagesse de ceux qui ne sont plus et qui nous ont fait ce que nous sommes, et partant accéder à sa propre expérience comme ligne de vie singulière qui se détache et couronne toute l’expérience passée. Vieillir, c’est grandir indéfiniment. La tortue œuvre donc au sein du vieillissement, elle ne se borne pas à subir ce qui lui arrive en accusant l’action destructrice et impitoyable du temps, elle aide le vieillissement à accoucher de son étoile. C’est ainsi qu’elle vit en paix avec elle-même et avec le monde, désireuse uniquement de cheminer jusqu’à son terme.

5. On dit souvent que l’homme qui affronte lucidement la mort fait preuve de courage. Il ne se laisse pas anéantir par la mort, il la regarde venir, fixement, avec un grand calme. Et, assurément, il faut certaines ressources, un tempérament, pour ne pas faiblir devant la mort qui chemine au cœur de l’être, mais, à dire vrai, l’homme a-t-il réellement le choix ? Il sait que, tôt ou tard, cet instant viendra, aussi possède-t-il l’insigne privilège de pouvoir se préparer à mourir en changeant son regard sur la vie. Non pas pour condamner la vie mais pour l’accueillir de telle façon que dans la mort rien ne soit perdu de ce qui est vivant. La tortue, elle, sait de toute éternité qu’elle doit mourir, et cette conscience est si bien ancrée en elle qu’elle chemine vers sa mort le cœur léger. Bien des fois, les circonstances de la vie ont exposé la tortue à l’imminence d’une fin tragique, je veux dire inattendue. Mais toujours la tortue a su puiser dans son fonds substantiel la force de prévenir l’instant fatal et a repris son chemin. Un jour, on a essayé, à l’aide d’un instrument pointu, de briser sa carapace, un autre, on a tiré sur son cou et sa queue, un autre encore, on lui a marché sur une patte. Elle sait que les prédateurs sont nombreux mais comme elle ne peut faire autrement que de vivre parmi eux, elle en prend son parti et porte, impérieuse, sa charge d’âmes. Or, voilà comment se déroulèrent les dernières heures de notre sage amie. Ayant déjà bien vécu, mais disposant encore de belles années devant elle, au sortir d’un buisson épais, alors qu’elle s’engageait sur un chemin sablonneux, une forme noire, une ombre courroucée, un coup d’épaule fastueux l’envoya rouler par terre. Après plusieurs roulades, elle se retrouva sur le dos les pattes en l’air. Elle agitait frénétiquement ses pattes sans parvenir à se redresser. D’instinct, elle savait que là était son point faible, son point de vulnérabilité extrême. Nombre de ses ancêtres étaient morts dans cet état d’impuissance. Elle aussi, il lui était arrivé de se retrouver sur le dos mais, à l’aide de ses pattes, elle accrochait un caillou ou un massif herbeux ou l’angle d’un mur, et, à force de persévérance, parvenait à se retourner. Sa tête lui servait de levier ou de bascule. Mais, cette fois, sa situation semblait désespérée. Nul point d’appui, rien de nature à lui permettre de se redresser et de se remettre sur son plastron. Elle se tenait sur le dos, donc, et sentait la pression intérieure de ses organes qui appuyaient sur ses poumons. Pour se soutenir dans ce moment gravissime, elle parcourait les longues galeries de sa mémoire, là, elle trouvait la confirmation de l’inutilité de dépenser inconsidérément son énergie, l’inutilité de tout effort qui tendrait à l’épuiser rapidement. Elle se calme, elle fait silence, elle voit ses pattes en l’air pathétiquement dressées, elle se voit la tête chavirée. Des larmes lui montent aux yeux. Elle ouvre la gueule, comme si l’air lui manquait. Elle sait que dans quelques heures, tout sera fini, mais elle sait aussi qu’en quelques heures, beaucoup de choses peuvent se produire. Elle ne pense pas tant aux prédateurs pour lesquels elle représente une proie facile, non, elle pense plutôt à ses petits qui maintenant sont loin, ainsi qu’à ses ancêtres qui, elle n’en doute pas, l’accompagnent dans cette épreuve douloureuse. A présent, elle rentre en soi et un défilé d’images ininterrompue surgit des profondeurs, des images liées à son histoire ou à celle de son espèce. Mais ce n’est pas cela qu’elle est venue chercher. Ce qu’elle désire de toutes ses forces, c’est atteindre un seuil où les images deviennent inopérantes, où le règne de l’image est remplacé par celui d’une lumière très douce et très intime, une lumière enveloppante, une lumière tellement féconde que vivre en elle, c’est vivre dans la plénitude d’un monde glorieux. Elle sent comme un frémissement qui la parcourt des pieds à la tête et, soudain, elle se voit sur le dos, toupie affolée, elle ne sait plus comment s’arrêter, tout son être chavire, sa tête pend pesamment au bout de son cou convulsé, tandis que ses pattes, dans un suprême effort, grattent le fond du ciel. Comme elle est pitoyable cette créature qui se débat contre l’inéluctable ! La nuit, une nuit épaisse et dense, une nuit opaque que ne constelle nulle étoile, descend lentement sur elle tandis qu’elle n’en finit pas de tourner. La nuit entre en elle, la nuit entre dans la nuit et se prend en otage. La nuit explose en rumeurs indicibles. Ô lugubres visions ! Où est-elle la sagesse ancestrale dont la tortue se félicitait d’être le précieux dépôt ? Où est-elle l’expérience de vie unique censée la préserver des préventions et des imperfections humaines ? En même temps, force est de reconnaître que cette dernière reste étonnement calme et ne cède pas à la panique. Elle sent sa fin prochaine cheminer à grands pas, elle devine que ce n’est plus qu’une question de minutes mais elle ne veut rien lâcher, elle veut accueillir dignement la mort quand elle se présentera. Sa respiration, de plus en plus rauque, est extraordinairement difficile, elle étouffe, ses yeux par moment se révulsent. Son cou ressemble à un vieil accordéon exténué. Mais voilà que l’inattendu entre une nouvelle fois dans sa vie. En effet, sous l’impulsion du mouvement qui la fait tourner sur elle-même, la tortue sent que sa carapace se soulève. Elle voit le sol s’éloigner sous elle, elle ne perçoit plus le poids de son corps, elle tourne dans l’air du soir, des lumières apparaissent au loin, sans doute les traces de quelque fête nocturne. Elle plane comme une bienheureuse sous la voûte céleste. La mort aura été pour elle une suprême envolée dans l’invisible.

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