Souvenirs empruntés (7)

Publié le par Julien Métais

Je me souviens d’une bibliothèque qui ouvrait sur l’inachevé. Chacun des livres qui la composait était comme une porte dérobée et quiconque passait par cette porte se voyait introduit dans une nouvelle bibliothèque. Mais quand je songeai à rebrousser chemin, je me heurtai à une porte fermée. Impossible donc de remonter la série des livres pour accéder à la première bibliothèque, la bibliothèque originale que chaque livre ne faisait que redoubler. Et pourtant, quoique chaque bibliothèque présentât la même configuration, les livres soigneusement rangés étaient à chaque fois différents. Je puis témoigner qu’à aucun moment mes yeux ne se sont posés sur le même livre. Moi qui avais un goût immodéré pour la lecture, je dus réfréner ma passion lorsque je m’avisai que plus je m’enfonçais dans ce labyrinthe livresque plus je me perdais. Comment continuer à lire dans ces conditions mais aussi bien comment y renoncer ? Car, après tout, si j’étais perdu dans cette bibliothèque, quelles conséquences réelles pouvaient bien avoir le fait de persévérer dans mes lectures ? Moi qui aimais la compagnie des livres et nourrissais un commerce intime et familier avec les morts, puisant dans la substance de ces échanges le désir ardent de me réinventer, j’étais comblé mais ne risquais-je pas, à vivre ainsi coupé du monde extérieur, de devenir un être de papier, pure chimère vivant dans un univers parallèle ? Que resterait-il de ma chair, de mon cœur et de mon esprit si je me prêtais à pareille affabulation ? Cependant le monde lui-même n’est-il pas une fable, ou plutôt, l’illustration d’une fable mystique ? Les hommes et les bêtes que sont-ils, dans leur inépuisable diversité, sinon des éléments infiniment expressifs de cette fable ? Et Dieu, suprême fabuliste, Créateur insensé, n’est-il pas celui qui tient ensemble, scellés, tous ces éléments dans la puissance vivifiante de son souffle ? Rassuré par ces pensées, et comme habité par un grand calme intérieur, je pris au hasard le premier livre qui s’offrait et pénétrai dans une nouvelle bibliothèque, le cœur content.

Je me souviens du matin où me levant précipitamment à cause d’un rendez-vous important, enfilant ma robe de chambre et jetant un coup d’œil sur mon lit, je m’aperçus que j’étais encore couché. Je me voyais distinctement, les épaules recouvertes par le drap, la tête enfoncée dans un molle oreiller, les yeux fermés et un fin sourire animant mon visage. Stupéfait, je demeurais planté devant mon lit sans pouvoir m’arracher à la vision de ce spectacle incompréhensible. Pourtant, j’étais bien debout, en train de serrer la ceinture de ma robe de chambre, mais, d’un autre point de vue, j’étais également allongé sur mon lit, abîmé dans un délicieux sommeil. Où suis-je, finis-je par me dire, désorienté ? Et, en admettant que je sois au même moment debout et allongé, le fait de quitter la chambre ne risque-t-il pas d’opérer une division irréductible entre moi et moi ? Si je me perds de vue, pourrais-je ensuite me reconnaître ? Le risque n’est-il pas grand que je vive dans un état d’alarme et de détresse, à la recherche d’une impossible unité intérieure ? Car, tandis que je commencerai ma journée et me rendrai à mon rendez-vous, je me lèverai et irai au travail. A quoi on pourrait objecter qu’à la fin de journée, je me retrouverai nécessairement puisque moi et moi habitons sous le même toit. Mais de cela je n’ai justement aucune assurance. J’en viens même à me sentir un peu honteux d’employer ce trop fameux pronom personnel. Car qui parle en ce moment, est-ce moi ou moi ? Je commence à en avoir plus qu’assez de ces subtilités scolastiques. Je suis celui qui suis me dis-je dans un éclair de lucidité. Mais ne suis-je pas en train d’usurper l’identité d’un autre ? Sur une feuille de papier blanche, je trace un cercle. Je suis le centre de ce cercle. Comment sortir de ce cercle sans cesser d’être moi, sans devenir un autre ? Comment m’assurer qu’en sortant de ce cercle, je ne me laisserai pas derrière moi, au centre du cercle justement ? N’est-il pas insensé d’être à la fois ici et ailleurs ? Le don d’ubiquité ne fait pas partie de mes privilèges. Je ne suis pas Dieu, moi, juste un homme, un homme misérable qui cherche à tâtons dans la nuit obscure une issue. Non pour se fuir ou se dédoubler mais pour se retrouver. Peut-être, après tout, cette distance naissante est-elle la condition pour qu’enfin je ne fasse plus qu’un avec la somme de mes moi. Car ils sont nombreux, je vous assure, ces velléités d’être, ces menus fragments qui se prennent pour des totalités et revendiquent une autonomie imbécile. Au vrai, je suis celui que je ne suis pas est une formule assurément plus appropriée pour définir ma situation actuelle. Il se pourrait, du reste, que ces velléités d’être ne soient que des fantômes et que la libération véritable consistât à se déprendre de toute prétention à l’identité. Au-delà de cette déprise, dans un champ d’expression inédit, où l’absence de fondement est le seul soutien encore concevable, le seul moyen de s’assurer de son être dans son unité indivise – atome de lumière qui rayonne dans l’infini stellaire – il y a le grand corps de l’Autre, le corps glorieux autour duquel je ne cesse de graviter. Abandonner le mirage de l’être et ses hallucinations inévitables afin de s’enraciner dans ce grand corps jusqu’à se perdre en lui et y renaître comme figure infiniment expressive, comme membre à part entière jouissant d’une autonomie élective, telle est, me dis-je dans un sursaut, la voie de la libération, l’accomplissement de la sagesse que je cherche confusément et qui me possède.

Je me souviens d’avoir été avalé par une image – vous n’en croyez pas vos oreilles, je sais ce que vous pensez, pourtant cela est véridique. J’étais en train de lire un livre fort savant, l’esprit tendu et concentré, quand, soudain, un bruit émanant de la rue, me fit lever la tête. Je demeurais quelque seconde incrédule, puis une image vint se peindre sur le fond de ma rétine. C’était une image qui ne ressemblait à rien de ce qu’offre à la perception le champ de l’expérience sensible, comprenez que cette image ne représentait aucun objet connu. C’était l’essence incorruptible et pure de l’image qui rayonnait et se tenait devant moi ainsi qu’un obstacle infranchissable. Et c’est cette même essence qui lentement s’est penchée, m’a soulevé de terre et n’a fait de moi qu’une bouchée. Ne vous méprenez pas, ce souvenir que j’évoque, je l’évoque depuis l’intérieur de cette image où je suis confiné. Car je n’ai jamais réussi à m’extraire de ce corps lumineux, composé de particules étincelantes en mouvement. Je suis pour moi-même une expression partielle de ce corps lumineux - environné d’images qui tantôt s’approchent tantôt s’éloignent, selon les lois d’une physique inconnue, tandis que je décris vis-à-vis d’elles le même processus. L’univers est une immense image qui se réfracte en une multitude de micro-images. Mon prochain est une image, Dieu est une image, suprême image certes, mais image tout de même. Le monde extérieur dans lequel j’évoluais autrefois se résume à un agglomérat d’images parfaitement agencées. Les idées que j’émets sont elles aussi des configurations fluentes, réductibles, en dernière analyse, à des faisceaux d’images enchâssées et coagulées, ces images me passent par le corps, elles sont les sécrétions organiques d’images anciennes, nouvellement combinées. Mais si tout est image, comment vivre encore charnellement dans un tel monde ? Comment embrasser mon prochain s’il n’est qu’une abstraction évanescente ? Comment porter jusqu’au bout ma charge d’humanité, le poids d’un cœur qui sent, qui souffre, qui jouit, qui aime ? Je me sens écorné au fond de l’âme. Je ne puis demeurer dans ce ventre obscène, dans ces entrailles flétries, dans ces viscères purulents ! Je nie ma nature d’image, je me défausse, je m’abjure et m’absous. Pas question de moisir encore dans ces faisceaux lumineux qui projettent sur la voûte céleste ma superbe indigence ! Je fais un pas de côté, je tombe et roule sous l’image. J’ai l’impression qu’un troupeau de bisons me piétine le corps. J’ai le cœur tout meurtri. Péniblement je me relève. Au loin, j’aperçois le scintillement qu’émet dans sa course le troupeau à l’assaut du ciel. Soudain, je respire avec peine. Le souffle court, je suis pris de tremblements, je tousse si fort que je pense vomir mes poumons. Je reçois un grand coup derrière la tête. Quand je recouvre mes esprits, les images ont disparu. Ou, du moins, j’ai cessé d’être pour moi-même une image et les autres aussi. J’entends mon cœur battre sourdement dans ma poitrine, je croise des hommes de chair et de sang, des hommes à qui je puis parler librement, des hommes qui protestent et s’offusquent, qui rient et se félicitent. Que s’est-il passé ? J’avoue humblement que je n’en ai pas la moindre idée mais la chose certaine, c’est que le coup reçu derrière la tête – qui a-t-il bien pu m’asséner un tel coup ? – m’a à jamais guéri de la fascination pour les images. Les images sont rongées par le non-être et qui aime les images aime dans l’être ce qui tend à sa suppression. Dépouille-toi du faux prestige de l’image et rejoins la nudité du monde et tu seras comblé, me dis-je à moi-même, en m’enfonçant dans les ruelles de ma ville pour regagner mon logis.

Je me souviens d’avoir désiré intensément la pauvreté, de m’être dépouillé de mes biens, de ma peau, de mes nerfs et de mes muscles, de mes os aussi. Je me souviens d’avoir vu resplendir la nudité du monde et d’avoir perçu le battement du cœur du Christ. Et pourtant, la pauvreté n’est pas une possession, ni un état. Il ne suffit pas de dire « je suis pauvre » pour l’être, il ne suffit pas de vivre dans la dépendance absolue de ceux qui nous entourent pour être pauvre. Il faut encore donner amoureusement son cœur au Christ. C’est alors que dans la pauvreté la lumière perce et rayonne et que le cœur se change en force d’amour infini.

Je me souviens quand j’écrivais pour sauvegarder l’hallucination brève d’être vivant et la convertir en force d’amour inépuisable.

Je me souviens du jour – ô misère ! qu’avais-je fait pour mériter cela ? – où j’ai perdu mon ombre. J’attendais tranquillement, en plein soleil, pour traverser le boulevard qui conduit au centre-ville quand je m’aperçus que mon ombre avait disparu. Pourtant, mon voisin avait bien son ombre, une belle ombre effilée qui de la tête touchait déjà le bord du trottoir opposé. Arrivé de l’autre côté du boulevard, je me retournai. Peut-être que mon ombre traînait derrière, peut-être qu’elle ne désirait pas se rendre en centre-ville et qu’elle me le faisait savoir à sa façon. Mais non, rien, mon ombre s’était volatilisée. Introuvable, vous dis-je ! Je me sentais affreusement seul. J’aurais pu considérer que, délivré de mon ombre, la vie retrouvait toute sa saveur et que je pouvais folâtrer dans la douceur de l’air, et, plus léger qu’une plume, m’élever haut, bien haut, dans l’abîme azuré. Cependant, j’avais la pénible impression que tout contre moi, au creux de ma poitrine, une cavité s’était formée et que cette cavité était à ce point remplie – de quelle matière, je serais bien en peine de le dire – que mon corps et mon âme étaient, dans leur unité inextricable, comme projetés en avant – un poids m’inclinait vers les profondeurs de la terre. J’avais beau résister, mon être tout entier s’affaissait, et plus je résistais plus cet affaissement était marqué. La tête inclinée, j’observais en biais un individu qui me dépassait et la belle ombre qui le suivait. C’est alors que je compris ce qui se passait : si je n’existais plus pour moi-même que comme un semblant d’être affaissé, c’est que j’avais changé de nature ou, plus exactement, mon être s’était rétracté et comme résorbé jusqu’à devenir cette chose suspecte, ombre d’une ombre brûlée par le soleil. Mon être n’était plus qu’une ombre, mais, en même temps, l’ombre avait pris chair, de sorte que celui qui marchait fièrement sur le trottoir, s’amusant avec son ombre comme le chat avec la souris, feignant de disparaître puis réapparaissant au milieu de la chaussée, cet homme, dis-je, ce n’était plus moi mais l’ombre qui m’avait faussé compagnie et, par je ne sais quel moyen extravaguant, m’avait relayé dans l’ombre et pris ma place. Je ne parlerai pourtant pas d’usurpation d’identité car, encore que l’ombre ressemblât à s’y méprendre à la personne qui lui donnait vie, je ne me reconnaissais en rien dans cette personne, du moins dans ce qui constitue les traits de caractères et les singularités qui permettent de définir un être. J’étais son ombre, certes, mais rien de plus. Depuis cet instant fatal, je n’ai plus revu la lumière du jour et je croupis dans l’ombre de celui que je fus.

Je me souviens d’avoir tissé au cul de la littérature d’ineffables perspectives.

Je me souviens d’avoir tiré distraitement les oreilles d’un âne qui, pour me punir de ma témérité, m’expédia sur Mars où depuis je végète, attendant qu’une âme charitable vienne me secourir.

Je me souviens du jour où des travaux de réfection eurent lieu dans l’appartement juste au-dessus du mien. Les coups étaient si forts, le bruit des perceuses si strident que j’en ai encore le cerveau ébranlé. Pourtant, j’ai bien essayé de lutter contre ce bruit. Allongé sur mon lit, je suis parti dans la musique mais bientôt je suis revenu harassé, incapable de suivre la ligne de crête qui se dessinait sous mes pas sans trébucher de frayeur. Je me suis enfermé dans un livre mais plus je descendais l’escalier menant à la trame de l’histoire qui m’occupait plus je sentais une résistance, que dis-je, une force qui me tirait en sens contraire, si bien que quand je pensais arriver à la trame, je me trouvais en réalité en train d’explorer la tranche d’un livre fermé. Je m’attablai, pris une feuille de papier et notai tout ce qui m’arrivait. Mais, encore une fois, ce fut sans succès. Sous la violence des coups, ma plume se brisa net, et, sans connaissance, je gisais sur la feuille à la dérive. J’ai tout tenté, vous dis-je. J’ai même pris la résolution de sauter par la fenêtre pour me délivrer de ce bruit retors, de ce bruit poisseux et versatile, de ce bruit pareil à un concert de tronçonneuses disposées tout le long de mon corps et me coupant dans tous les sens, de ce bruit comme des aiguilles dans la tête qui vous percent le lobe frontal et pariétal, qui vous triturent les neurones, qui vous laissent exsangue. Et ce marteau-piqueur qui fait trembler tout l’immeuble, et me précipite dans les fondations puis d’un coup me propulse sous le toit défoncé, et la vue du ciel bleu et la tentation de s’évader de cet enfer, et le sentiment violent que je ne peux décemment pas abandonner mes frères qui, comme moi, vivent dans un tremblement perpétuel ! De la cave au toit, du toit à la cave, nous nous voyons monter et descendre sans avoir le temps d’échanger une parole, à peine un regard. Et dans l’ivresse du bruit, le cœur des hommes se serre et la solitude fond sur chacun et creuse des trous gigantesques et dans ces trous chacun croit trouver une issue, cependant, il faut bien se rendre à l’évidence, ces trous sont des pièges où la vie devient insupportable puisqu’ils agissent comme une affreuse caisse de résonance. On se met en boule, on ferme les yeux, on se bouche les oreilles, et voilà qu’on a l’impression mortifiante de participer soi-même à ce concert, d’en être chacun un instrument à part entière, la vie alors devient un supplice, chacun veut en finir avec la rage d’être soi. Car le bruit a pris l’aspect d’une rage écumante, d’une rage boulimique qui roule partout dans le corps de l’homme, qui passe dans ses veines et atteint son cœur. Ô douleur indicible ! déjà l’être vole en éclats, ô éclats suspendus dans l’air abasourdi, ô tornade de particules dans la nuit endeuillée ! Mais, soudain, le bruit retombe et laisse place à un long et immense silence, un silence chargé de substance, un silence qui efface les blessures, un silence qui se love dans le cœur et se dresse, comme une clairière au bout du chemin, et dans cette clairière chacun se précipite, et le silence change de nature, il prend la figure d’une lumière très douce et paisible, une lumière qui tombe du ciel et enveloppe toutes choses, une lumière qui régénère, une lumière qui est chemin, et sur ce chemin, le doute n’a plus de place – cette lumière est dans le silence la vie portée à son plus haut degré d’expression – et chacun veut alors célébrer cette vie qui sort de lui, et chacun exulte de joie devant ce spectacle inouï d’un cœur multiplié pour chanter la gloire du Très-Haut.

Je me souviens de la Vierge Marie, Mère de douceur et de miséricorde, m’invitant à persévérer sans me décourager car la persévérance révèle à celui qui s’y oublie la force indestructible de l’advenu.

Je me souviens d’avoir baisé les pieds suppliciés de notre Seigneur Jésus et d’avoir boité le restant de mes jours.

Je me souviens d’avoir pris les jambes à mon cou devant un fauteuil électrique qui attendait les bras tendus que l’on m’y pousse.

Je me souviens de m’être promené nuitamment dans un cimetière et d’avoir perçu, au creux de ma poitrine, la vie souterraine des morts.

Je me souviens d’être tombé à seule fin d’éprouver la rectitude de la force d’amour qui soulève le monde.

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