Souvenirs empruntés (4)

Publié le par Julien Métais

Je me souviens quand le souvenir devait faire plusieurs fois le tour de la terre avant de rencontrer son sujet.

Je me souviens quand j’abolis d’un trait de plume la loi de la gravitation.

Je me souviens d’avoir supplié un vieux chien de me ménager une place au fond de sa niche, parce que je n’avais nul endroit où me reposer de la rigueur des sociétés humaines, ce qu’il accepta bien volontiers, faisant preuve d'une magnanimité qui m’émut jusqu’aux larmes.

Je me souviens d’avoir perdu la trace du souvenir et, dès lors, incapable de me soutenir, d’avoir roulé dans le vierge et l’inachevé.

Je me souviens d’avoir cheminé avec Péguy sur la route de Chartres et d’avoir constaté, avec effarement, qu’il marchait comme il écrivait. Il nous fallut plusieurs jours avant d’apercevoir le clocher. Et quand nous arrivâmes devant la cathédrale un nouveau ciel, riche d’une marche longtemps ruminée, pourvu d’un nuancier de couleurs inépuisables, plein de joyeuses litanies et de trouées fabuleuses, un nouveau ciel, dis-je, s’ouvrait devant nous.

Je me souviens d’avoir mordu à la jambe un souvenir qui ne voulait pas venir.

Je me souviens de m’être promis de ne plus écrire le jour où je surprendrai mon image au fond de la page.

Je me souviens de m’être dit que Dieu m’avait envoyé ma maladie pour éliminer les impuretés dont je n’aurais pu autrement me débarrasser. Je dois dire que le résultat est étonnant, quoique subsiste un infime dépôt – sorte d’agglomérat poisseux – que seule une autre maladie, plus terrible encore, à supposer que cela soit possible, pourrait dissoudre tout à fait.

Je me souviens d’avoir longtemps tourné en rond autour d’un souvenir jusqu’à ce que, épuisé, je consente enfin à le laisser venir à ma rencontre.

Lors d’une expédition au pôle Sud, je me souviens d’avoir perdu l’équilibre et d’avoir basculé dans l’atmosphère et d’avoir ainsi longtemps dérivé, m’éloignant à toute vitesse de la terre. Bientôt, je fus environné de sphères – à distance plus ou moins grande – lesquelles formaient dans leur alignement étudié un immense cercle au-dessus de moi. J’avais sur la tête une couronne sertie de globes et je me découvrais, dans l’extase d’une détente ineffable, le roi d’un royaume infini. Comme la terre perdait soudain de sa superbe à côté de ses voisines ! Elle ne conservait de prestige que dans son union avec toutes les autres. Elle n’existait plus pour elle-même mais pour le roi bienheureux que j’étais devenu, dont elle faisait resplendir par tout l’univers les titres de gloire innombrables.

Je me souviens d’avoir vu une corde se dénouer et au bout de cette corde, disparaissant dans le vide, la main nue d’un homme sans foi ni loi.

Je me souviens d’un homme qui sentait croître en lui un vide vertigineux, il était attiré par ce vide mais, en même temps, il essayait désespérément de le combler de peur d’y disparaître tout à fait. Il le comblait par des lectures fort savantes et érudites, par l’écoute fervente de sonates de piano, par l’écriture aussi qui le rongeait comme une affreuse gangrène. Et plus il se livrait à ces activités plus ce vide se faisait impérieux, exigeant toujours davantage de celui-ci, lequel s’obstinait à refuser de lui céder, malgré le désir intime qu’il en avait. Cependant, un jour, tandis qu’il se penchait paresseusement sur la page, le vide engloutit tout, et la plume et la page et l’homme et la chaise et le bureau et la petite pièce et l’appartement et l’immeuble et le quartier et la ville et la France et l’Europe et le monde. L’histoire de l’homme, à travers ses mutations incessantes, ses brusques avancées et ses reculs fulgurants, ses périodes de stagnation mortifiantes, ne serait-elle pas une tentative plus ou moins honnête pour s’extraire de ce vide avec les moyens du désespoir ?

Je me souviens du jour où un géant, venu d’une autre planète, foula la terre pour se dégourdir les jambes et plongea ses pieds dans l’eau salée. Je me souviens de l’étonnement qui le saisit à observer les hommes toujours en train de se quereller et de charger de tous les maux ceux qui ne rentrent pas dans leur vue. Je me souviens de son incompréhension devant une créature passant sa vie à courir après des biens imaginaires, et causant sur son passage des malheurs plus grands que ces prétendus biens. Je me souviens de son envie irrépressible de pleurer en voyant les inégalités criantes qui couvrent ce ridicule caillou : selon l’endroit où ils se trouvent, les hommes meurent d’indigestion tandis que d’autres meurent de faim. Telle était la conséquence de ce qu’ils appelaient progrès. A la fin de la journée, il rentra chez lui heureux de ne pas demeurer plus longtemps parmi ces tristes individus qui mésusent à satiété de leur raison et dont le spectacle affligeant lui avait donné la nausée.

Je me souviens d’avoir sondé le fond des océans à la recherche d’une perle précieuse. J’avais plongé sans bouteille à oxygène, confiant dans mes capacités naturelles de rétention de l’air. Je glissai sous d’énormes roches, je me faufilai parmi des algues échevelées. Ne trouvant rien, sinon la carcasse d’un navire qui avait dû sombrer là il y a bien longtemps et qui faisait peine à voir tant la végétation y avait élu domicile, je grattai le sable, dérangeant des coquillages et apercevant des animaux marins aux formes singulières, tachetés de couleurs étonnantes. Tout à coup je ressentis une piqûre à la poitrine. Je ne pouvais plus demeurer là, je devais rejoindre la surface. Pourtant, je m’obstinai, cherchant dans les entrailles d’un poulpe marin le bien que je convoitais. C’est alors que la piqûre devint comme en coup de lance. Je défaillais. Et du fond où je me tenais, s’échappait par ma bouche entrouverte un chapelet de bulles étincelantes. Je comprenais mais trop tard, que ce que j’étais venu chercher était en moi et je voyais les perles s’élever en un défilé ininterrompu vers le ciel. Je tendis la main comme pour les attraper, comme si je voulais les garder pour moi, ces perles précieuses qui disparaissaient dans la lumière. Je donnai un coup de pied pour remonter mais je n’avais plus assez de force. L’eau m’entrait dans les poumons. Je suffoquais, j’étouffais, je me liquéfiais. Ô homme plein d’inconséquence qui meurt de n’avoir su reconnaître et chérir ce qu’il a de plus précieux au monde.

Je me souviens d’avoir aperçu au fond d’une page, marchant d’un pas cadencé, sous un soleil de plomb, un défilé de chameaux vénérables, se livrant mine de rien à des spéculations fort abstraites qui eussent fait pâlir de jalousie nos philosophes.

Je me souviens quand Maria Grinberg venait jouer du piano à la maison et que, l’écoutant, je ne pouvais retenir mes larmes, pénétré à la fois par le sentiment de glisser dans le vide de l’être et de cheminer sur une crête montant dans la lumière.

Je me souviens quand, lors d’une plongée sous-marine, une pieuvre éperdue se jeta sur moi et m’enlaça de ses innombrables tentacules. J’avais le corps couvert de ventouses. L’impression n’était assurément pas désagréable mais enfin je ne comptais pas m’éterniser sous la robe pourpre de cette dame. Alors que je tentais de me dégager de son étreinte, je perçus comme un mouvement de colère, la dame ne l’entendait pas ainsi, elle se raidissait et se contractait. Visiblement, elle avait changé d’idée et ses tentacules me portèrent jusqu’à son bec. Je n’avais jamais songé que les pieuvres pussent avoir un bec, pourtant, nulle hésitation possible, ce bec était aussi net et vindicatif que celui du perroquet, ce bec allait me broyer et me déchiqueter, il ne resterait de moi que quelques os abandonnés au fond de l’océan. Les poisons sécrétés par ses glandes commençaient à me paralyser. Quel horrible bec ! Il claque sous mon nez comme s’il prononçait une sentence de mort. Le bec s’essaie sur mon crâne. Je m’indigne, je proteste, je crie mais déjà je ne peux plus parler. Un coup de bec et c’en est fini de moi. Je me rappelle à cet instant que la pieuvre possède trois cœurs, de sorte que toute lutte semble vaine. Alors que mon crâne est sur le point d’éclater, la pieuvre, contre toute attente, relâche son étreinte. Un grand mâle manifeste un intérêt pour sa proie. Il se met à enrouler mes pieds et à tirer comme sur un élastique mon corps mal en point. Jamais je n’aurais pensé être si souple, plus souple qu’un poulpe, ni si grand d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, la pieuvre qui comprend que sa proie risque de lui échapper, fonce sur le grand mâle. Dès lors, l’inévitable arriva. On m’oublia et je pus assister, caché derrière un rocher, à une scène étrange. Le mâle plongea doucement son long bras sous la robe en dentelle. La femelle fut secouée de spasmes. L’eau frémit. Soudain, je ressentis une vive piqûre au pied. Un crabe venait de me pincer. Je remontai à la surface. Le soleil m’inonda. Je chavirai.

Je me souviens de la vanité de toute chose et de la plénitude du néant qui nous pousse droit à la tombe.

Je me souviens d’une époque éventée recherchant avidement sur les écrans multipliés la figure triomphante de son aveuglement.

Je me souviens d’être entré dans l’enfer de Dante à reculons parce que je ne voulais pas abandonner l’espérance au moment d’être confronté à la noirceur de l’humaine condition.

Je me souviens du jour où j’ai donné un grand coup de pied dans un ballon de football, qui s’est élevé haut dans les airs et a heurté un obstacle invisible, en l’occurrence, un ange, lequel a décrit une franche dégringolade et s’est abattu à mes pieds. D’un air suppliant, il me montra de son aile à-demi ouverte le ciel puis il se ramassa sur lui-même et se mit en boule. Je n’avais qu’une chose à faire. J’envoyai d’un prompt coup de pied l’ange valser dans les nuées et, peu après, le ballon m’arriva en plein visage. Il me fallut plusieurs semaines pour me remettre de cet événement insolite.

Je me souviens d’avoir marché sur les os d’un cimetière flottant.

Je me souviens de mon incapacité à aller au bout d’une idée sans défaillir de joie.

Je me souviens quand la température du globe augmenta dans des proportions si considérables que les populations se précipitèrent en masse vers le pôle Nord, découvrant avec stupéfaction que l’eau s’était retirée et que s’étendait à perte de vue une plaine désertique qui n’avait rien à envier au désert du Sahara. Alors les hommes creusèrent, espérant trouver un point d’eau dans les profondeurs mais le sol demeurait dur et intraitable. Ils n’eurent d’autre ressource que de se confectionner des moyens de fortunes pour se protéger de la boule de feu qui roulait dans le ciel et ne leur laissait aucun répit. Les nuits étaient irrespirables. L’air brûlant enveloppait tout. Bientôt, ce désert se changea en un immense cimetière jonché de débris de squelettes.

Je me souviens du jour où la Vierge Marie, d’un geste de la main, me signifia qu’il était temps. Dans un élan du cœur, j’enlaçai tendrement ses genoux, plein d’amour filial pour la mère de l’homme. Quand je me relevai, j’étais guéri.

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