Divagation sérieuse

Publié le par Julien Métais

1. Aujourd’hui, j’ai pris la ferme résolution de ne plus parler de moi – résolution honorable, vous en conviendrez, mais dont la mise en œuvre ne va pas sans difficulté. Chaque fois que les mots s’assembleront sur la page pour former une figure inconnue, je me tiendrai pour satisfait. Evidemment, cela suppose que si, dans le mouvement de la main qui enregistre et transcrit les impulsions nerveuses lui arrivant du cerveau, je discerne la présence plus ou moins explicite de traits de caractère ou de signes qu’il suffirait de suivre, comme une longue chaîne de raisons, pour aboutir à ce complexe singulier que je forme pour moi-même, je n’aurai d’autre choix que de me détourner et de chercher ailleurs l’aliment de ma quête. C’est ainsi que ce matin, je me suis assis à ma table de travail, tout excité à la pensée de ce que je pourrais trouver. Car il est bien certain que le désir d’inconnu qui pousse l’homme à écrire recèle, du moins dans l’image confuse qu’il s’en fait, des trésors de félicité. Pourtant, à peine ai-je commencé à tracer quelques caractères, poussé par je ne sais quelle subite inspiration, je suis tombé nez-à-nez sur un vestige suspect, une ombre du passé, un rire sonore et moqueur, quelque chose, en tout cas, de mortifiant. J’avais sous les yeux un fragment de ma vie dont je devais à tout prix m’éloigner. Je repoussai de la pointe de la plume les mots qui se précipitaient, je levai ma plume du papier et demeurai interdit. Est-il réellement possible d’écrire sans distinguer au bout de la ligne une grande ombre penchée attendant son heure de gloire ? Je biffai les premières lignes et me remis à la tâche. Quand l’inspiration revint, je fixai sans réfléchir ce qui m’était donné. Je voulais remplir une page entière sans m’interrompre dès les premiers mots et je jugeais que le mieux était encore d’écrire au fil de la plume sans m’inquiéter outre mesure du contenu. Arrivé au bas de la page, je m’arrêtai. Puis, plein de curiosité, je lus. Or quel ne fut pas mon effroi quand je constatai que je me retrouvais partout, non seulement dans chaque phrase et chaque mot mais encore entre les lignes. Moi qui avais à cœur de me libérer de la tendance pathologique qui porte l’écrivain à se raconter en long et en large, moi qui ne supportais plus l’idée de parler de moi, voilà que je rayonnais de la page comme jamais. Au reste, comment pourrait-il en être autrement ? Toute histoire n’est-elle pas la projection exaltée de ce moi qui ne veut pas mourir ? Même en élaborant un récit centré autour de ce qui m’est spontanément le plus étranger, je ne laisserai pas de parler de moi. Dois-je renoncer à l’écriture ? La question se pose sérieusement et je mesure la gravité de ses conséquences. Car ne plus écrire, c’est ne plus être.

2. Je me remis au travail, décidant de traiter de sujets peu familiers, de sujets pour lesquels je n’avais aucune espèce d’affinité, espérant que cela me serait l’occasion de découvrir des pans entiers de mon être. Je dis bien découvrir et non retrouver. J’imaginais alors une grande fête, rassemblant plusieurs dizaines d’individus, donnée à l’occasion d’un anniversaire quelconque. Je dois dire que j’ai toujours nourri une profonde aversion pour les grands rassemblements, où s’opère la dissolution inévitable de la singularité au profit d’une masse anonyme d’où ne peut sortir rien de bon. Je ne participais donc pas à cette fête mais je m’attachais à décrire les invités qui arrivaient tour à tour, avant de se perdre dans l’hystérie d’un mouvement informe. Et je m’obligeais à décrire les différents états de ce mouvement en conservant dans mon compte-rendu une parfaite objectivité. Après avoir écrit deux pages, je me relus. Or, là encore, c’était bien certain, parlant des autres, je n’avais cessé de parler de moi. Les invités présentaient des caractéristiques physiques ou morales dans lesquelles je me reconnaissais. Le cadre lui-même où se déroulait la fête n’était qu’une juxtaposition d’éléments hétéroclites issus de différents événements auxquels j’avais personnellement assisté : le ciel étoilé, la douceur de l’air, le perron avec l’immense pelouse, les tableaux qui ornaient les murs, la disposition du mobilier, les lourdes tentures. Quelle illusion d’imaginer pouvoir se retrancher de la pointe vive de la plume ! J’y étais tout entier à cette fête à laquelle je ne m’étais jamais rendu ! Mais alors pourquoi continuer d’écrire ? Si l’écriture confronte à soi-même à travers un défilé d’images fugaces où se laisse deviner, dans la description qui en est faite, celui qui écrit, si écrire consiste à s’assurer de sa réalité par le moyen d’un dispositif fictionnel plus ou moins élaboré, à quoi bon en effet persévérer ? Il faudrait que l’écriture permît de sortir de soi pour accéder à des régions inconnues mais un tel processus est-il sérieusement envisageable ? Quiconque écrit se trahit à chaque mot. Et pourtant, je me refuse à ranger ma plume et à me taire. Du reste, même ceux qui n’écrivent pas, sont soumis à pareille illusion. Ils parlent des autres et ce faisant se dénudent plus que s’ils parlaient d’eux-mêmes. Leurs regards, leurs intonations, leurs gestes, leurs silences même les trahit. On est toujours la dupe de soi-même. Ce n’est peut-être pas une question de sujet, me dis-je, mais de façon de le traiter. Je persévérai dans mon entreprise en m’inspirant de techniques d’écriture que je ne pratiquais pas parce qu’elles ne répondaient pas à mes attentes. Très vite, je dus me rendre à l’évidence, ces techniques d’écriture mille fois éprouvées ne menaient à rien, j’avais l’impression de reproduire en moins bien ce que je trouvais chez d’autres. Non, je ne pourrai parvenir à l’inconnu que si je reste fidèle à ma perception du monde et à ma manière habituelle de le traduire. Mais je ne dois attendre de ce que je vais écrire que le plaisir de la découverte, je ne dois pas ambitionner ce qui excède par nature les forces de l’écrivain. Cette ambition constitue, au demeurant, un sérieux obstacle à mon projet dans la mesure où elle fait peser sur moi une attente considérable au point que, tôt ou tard, je risque de me fourvoyer. Ecrire, en somme, pour le plaisir d’écrire, c’est-à-dire de se mesurer à ce qui dans l’écriture échappe à toute intention consciente. Ecrire pour faire jaillir la lumière obstruée par le trou d’ombre où chacun se terre et trouve une protection commode et un alibi pour ne pas partir à la rencontre de la nudité du monde.

 4. Et voici que la plume dans ma main tressaille, et voici que j’aborde à des rivages ignorés. Je me sens poussé en avant, cependant cette poussée est paisible, nulle violence en elle, mais comme une promesse de félicité. Plus j’écris plus le monde autour de moi perd son relief habituel, plus il se dépouille de ses aspérités et de ses failles, de ses creux et de ses abîmes et prend la figure éclatante d’une ligne de feu admirable et pure. J’entends mon cœur battre dans ma poitrine et ce battement m’enivre. Je me simplifie à vue d’œil. Je ne serai bientôt guère plus épais que cette mince ligne de feu. C’est comme si la lumière m’arrivait par le fil de la plume. Il n’y a plus d’images dans l’expérience bouleversante que je vis, rien dont je puisse tirer la substance d’un récit. Les mots eux-mêmes glissent les uns sur les autres et ne veulent plus rien dire. Ils sont juste les relais incandescents d’une vitalité nouvelle. Mon ancienne vie s’est rétrécie telle une peau de chagrin et il n’en reste qu’un point noir sur la page. Ce point, qu’est-il sinon un renflement de matière voué à disparaître ? La distance qui m’en sépare est si grande que je ne m’y reconnais plus. Moi, je nage dans le grand bain de la lumière, délivré de toute attache, j’évolue loin des turpitudes humaines. Il y a dans la ligne de feu qui m’emporte un cœur qui bat, une soif d’amour inextinguible. Je ne suis pas rien, je suis dans l’amour le feu qui brûle de consumer l’invisible. J’ai l’âme tellement dilatée que je recueille en moi toute la souffrance du monde, je la travaille et lui imprime un visage humain, je dispense à la souffrance des marques de tendresse et d’affection infinies, lesquelles lui enlèvent un peu de sa force corrosive, qui en font une réalité familière, une réalité douce et aimable, grosse de possibilités inexplorées. La souffrance comme subjuguée par une force intérieure invincible s’ouvre et s’épanouit en une magnifique rosace. Ô clarté de la souffrance aux yeux doubles ! La souffrance forme à présent un long fil d’argent et je me suspends à ce fil, entre ciel et terre, le paysage se renverse et recule d’effroi. Je perçois combien la lumière qui m’enivre est l’expression purifiée de la souffrance. Car la souffrance est la loi de la vie humaine, et seul celui qui, plein de confiance, laisse monter en soi la lumière comme une sève régénératrice, seul celui-là, dis-je, sait que la souffrance est l’ombre projetée de la lumière sur la vie qui veut paraître. Accueillir cette ombre, en prendre soin, avec une abnégation et un dévouement tout maternel, est l’unique moyen de parvenir à la lumière, puisque c’est éprouver le degré de dénuement extrême qu’occulte et révèle à la fois la souffrance. Or, dans ce dénuement, la lumière se donne dans sa pureté native. Suspendu à ce fil, donc, se déploient devant moi des paysages inconnus. Je suis pour moi-même l’un de ces paysages et la petite flamme qui brûle au centre de chaque paysage, c’est l’amour, l’amour maltraité et martyrisé, l’amour humilié et crucifié, l’amour relevé et exhaussé. Mais ne suis-je pas à nouveau en train de parler de moi ? Cette lumière qui m’inonde, n’en ai-je pas déjà mille fois parlé ? Est-ce vraiment une réalité nouvelle ? Est-ce là l’inconnu auquel j’aspire de toutes mes forces ? Je réalise soudain que cet inconnu est le désir de rejoindre l’Absolu qui manque à ma complétude. Car, par nature, l’homme est une créature manquée, affligée d’imperfections, rongée par une finitude insatiable. C’est pour fuir cette finitude qu’il tend vers le ciel un poing rageur, c’est pour fuir cette finitude qu’il se met en chemin vers l’Absolu. Toutefois l’Absolu ne désigne pas une abstraction privée de tout contenu sensible, il est une réalité vivante, une réalité sise au centre de l’âme. Je désire l’Absolu pour me purifier par l’action vertueuse de la lumière de toutes les scories de l’être qui mènent une lutte acharnée dans les profondeurs du psychisme. Je désire l’Absolu pour participer avec le Christ, sur la croix de mon corps, à sa Passion. Je désire l’Absolu pour décharger le Christ du poids des souffrances et des humiliations que les hommes ne cessent de lui infliger depuis son crucifiement. Je désire l’Absolu pour étreindre sur la croix la divine plénitude de mon humanité. Je désire l’Absolu pour rayonner la gloire du Christ dans l’humaine plénitude de sa divinité.

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