Une affaire de chiffres

Publié le par Julien Métais

1. Je l’avouerai sans détour, j’ai une sainte horreur des chiffres. Les chiffres comme des yeux louches et indifférents qui se multiplient dans la tête des gens, les chiffres comme une armée de fourmis parties à l’ascension du ciel, les chiffres comme un mensonge de plus, mensonge confortable, mensonge séduisant et rassurant, mensonge si assuré de lui-même qu’il fait pâlir la vérité, les chiffres qui se pressent pour mesurer l’invisible et calculer la grandeur de notre néant, tous ces foutus chiffres ne m’inspirent que répulsion et dégoût. Bien qu’ils constituent les premiers éléments indispensables à toute théorie scientifique, je me méfie des opérations abstraites qu’ils accomplissent dans les grands esprits de la nation, n’ayant que dédain pour tout ce qui conspire à enfermer le monde dans une formule mathématique. Du reste, les chiffres se font plaisir, ils se calculent eux-mêmes avec délectation. Comment peut-on être assez ingénu pour s’imaginer que Dieu a créé le monde après un fameux calcul, qu’il est un géomètre, un architecte, un horloger et autres balivernes ? La création est un acte du cœur et les chiffres auront beau s’épuiser à remonter les étapes de la création en allant le plus loin possible, tôt ou tard, ils se heurteront au vide où ils tomberont tour à tour comme des pantins désarticulés. C’est pitié que de songer au nombre pharamineux de calculs qui emplissent la tête d’un homme au cours d’une vie. Toujours en quête de satisfaire ses intérêts, l’homme spécule sur ce qu’il doit faire ou ne pas faire, ce qu’il doit dire ou ne pas dire, il évalue, mesure, jauge en fonction de ce que cela lui rapporte à un moment donné. L’homme a des chiffres derrière la tête, ses yeux ne sont-ils pas le zéro devant l’infini ? Mais ce qui est vrai dans la vie privée l’est tout autant, si ce n’est plus, dans la vie sociale. Ainsi les hommes passent leur temps à s’entre-mesurer, à s’entre-calculer et le produit de ces calculs vertigineux est si important qu’il semble hors de portée. La maladie du chiffre, voilà une maladie qu’on ne me diagnostiquera pas. Je sais bien que les moyennes de nos statisticiens sont là pour tout aplanir et tout ramener à un commun dénominateur mais ne comptez pas sur moi pour sacrifier à cette folie. Jamais je n’entrerai dans aucune statistique, jamais je n’aurai ne serait-ce que l’apparence d’un chiffre. Le corps n’est pas un chiffre, l’âme n’est pas un chiffre, l’homme n’est pas un chiffre enchâssé dans un chiffre. Quand je vois un tas de chiffres désœuvrés au bord du chemin, je donne un grand coup de pieds dedans et voilà que les chiffres s’envolent – car les chiffres volent, savez-vous – et voilà qu’ils montent haut, très haut, dans le ciel pur, ils se fixeraient bien comme les étoiles au-dessus de nos têtes pour qu’on ne cesse pas de les contempler – comme s’ils étaient dignes d’une telle contemplation ! – pour qu’on ne les oublie pas enfin, car rien n’est plus insupportable aux chiffres que de ne pas briller dans les failles du monde. Une naissance, deux naissances, un mort, deux morts. Quelle ineptie que tout cela ! Moi il y a longtemps que j’en ai fini avec les processions, il y a longtemps que je suis sorti du jeu social, de ses faux angles, de ses perspectives fuyantes. On ne me convaincra pas que la main a été créée dans le dessein que l’homme puisse compter sur ses doigts. L’esprit comptable a raccourci dans des proportions exorbitantes les idées. Je refuse de m’allonger au fond de ce moule où chaque citoyen trouve aisément sa place et affirme haut et fort ses droits. Je ne tiens à la terre que par un fil translucide. Il faudrait faire un grand feu de toutes les chiffres qui végètent au fond du cerveau, il faudrait brûler l’esprit logique et capitaliste, il faudrait s’assurer que l’épaisse fumée noire qui s’élève au-dessus des prés et des forêts, du moins ce qu’il en reste, une poignée à peu près, que cette fumée donc ne concentre pas des résidus de chiffres susceptibles de se féconder dans les hauteurs célestes. Il faudrait broyer cette épaisse fumée, fine poussière de chiffres perfidement accumulés, de façon à ne laisser aucune chance à cette horrible infection de retomber sur la nature en fleur, la nature qui ne compte pas et se contente d’être et s’en trouve très bien ainsi – pourvu qu’on ne s’avise pas de corrompre son sol nourricier. Mais, sans doute, les choses ne sont pas si simples, on ne se débarrasse pas si facilement de ces menues figures abjectes qui, l’air de rien, nous sont passées dans le sang et préparent dans le silence des organes des maladies étonnantes, des maladies dont on se souviendra, des maladies savamment imprimées dans la doublure de l'être.

2. Un jour, sortant de chez moi après une matinée studieuse, je tombai nez-à-nez sur un chiffre. J’en eus la chair de poule. Comprenez-moi bien, ce n’est pas un chiffre que je heurtai mais une forme spirituelle qui dansait devant moi, émanation directe de l’homme que j’apercevais pour la première fois. Quelle prétention, me dis-je, en voyant ce chiffre décrire une suite de mouvements du plus mauvais goût. Si les chiffres ont quelque affinité avec l’esprit humain, au point d’en exprimer l’essence indivise, alors tout est perdu. Et, de fait, il se pourrait que l’homme qui me faisait face ait lui aussi surpris une forme spirituelle en train de danser. Les chiffres au pouvoir, voilà qui me donne la nausée. Je fermai aussitôt les yeux pour conjurer le mauvais sort. Au moment où je les rouvris, la forme spirituelle avait disparu mais je vis au loin la silhouette de l’homme tourner au coin de la rue. Recouvrant peu à peu mes esprits, je me dirigeai vers mon domicile lorsque je fus assailli par une armée de signes noires. Il n’y avait nul chiffre autour de moi mais dans ma tête, c’était un état de siège permanent : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10… et cela n’en finissait pas. Les chiffres prenaient d’assaut l’enceinte mentale, ils voulaient vider le lieu de ses occupants et, de fait, dès qu’ils les trouvaient, ils les expédiaient manu militari dans je ne sais quel camp construit à la hâte. Les occupants poussaient des cris terrifiants. Les hommes ne comprenaient pas, les femmes étaient dévorées d’angoisse, les enfants pleuraient. Moi, j’eus la chance d’échapper à la vigilance des chiffres, passant par une trappe dérobée et atterrissant dans un sous-sol spongieux et nauséabond. Au moins, de là, je pouvais observer sans me faire repérer les allées et venues des légions de chiffres dont le martèlement des bottes rutilantes m’entrait dans le cœur. Ils étaient si nombreux que je crus percevoir des pas dans la pièce du dessus. La citadelle mentale n’était plus qu’un triste repaire de chiffres affamés. Comme ils m’agaçaient ces chiffres aux formes frustes et éculées. Ce n’est certes pas avec eux que je finirai mes jours. Soudain, ce fut un raffut de tous les diables, comme s’ils se ruaient d’un même mouvement hors de la pièce. Doucement je soulevai la trappe et je vis au loin, par la porte ouverte, un chiffre plus grand que les autres assis sur un trône, les bataillons de chiffres alignés devant lui sur plusieurs rangées. Je m’approchai de la porte. Un long tapis rouge partait du trône et se perdait dans le lointain, les bataillons de part et d’autre. Je ne pouvais demeurer plus longtemps. Longeant le mur sombre, je me glissai derrière le trône et de là je déguerpis. De retour chez moi, je saisis à pleines mains la petite horloge du salon que je jetai par terre, puis je pris ma montre sur le bureau et la brisai contre le carrelage éblouissant de la salle de bain. Je ne pouvais plus vivre sous le commandement de cette poussière de chiffres qui constituent la trame de nos vies. Il y avait fort longtemps que je m’étais débarrassé de mon portable, soupçonnant ce qui allait se passer. La question qui me tourmentait, avec une acuité douloureuse, était de savoir comment continuer à vivre dans un milieu assujetti à la loi du chiffre.

3. En même temps, il est bien certain qu'il ne suffisait pas de détruire l’affreuse pendule de mon salon pour vivre en paix, car, additionner et soustraire sont des opérations identiques, également soumises à une logique comptable, à un esprit logique mortifère. Il y avait quelque chose de pathétique et de dérisoire dans cet acte de destruction puisque dès l’instant où je mettrai un pied dehors, pour aller faire des courses ou me rendre à mon travail, je passerai de nouveau sous la juridiction du chiffre. Refuser d’aller au travail n’était pas non plus une solution, cela trahissait un esprit d’opposition stérile et je ne pouvais vivre sans salaire. Toujours des chiffres, partout des chiffres ! Je m’étonne que personne, depuis que l’homme est homme, n’ait songé à en finir avec cette machinerie interne qui vous met le cœur à zéro. C’est une véritable contagion, une épidémie silencieuse sur laquelle nous vivons depuis des siècles et c’est au nom de la préservation de cette épidémie que nous luttons sans compter contre d’autres épidémies, plus visibles et moins pernicieuses, qui se déclarent à l’autre bout du monde. Car, que l’on y songe un peu, les chiffres ne cessent de se multiplier dans la tête des gens, et cette multiplication comme folle, cette multiplication sauvage et débridée a pour effet infaillible de les endormir. Comment pourrait-il en être autrement ? Ô faibles créatures parcourues par des faisceaux de chiffres insaisissables. Et les hommes comptent, ils comptent le temps qui leur reste à vivre, ils comptent les années, les mois, les semaines, les jours, ils comptent les heures, les minutes, les secondes, puis, non contents de leur calcul, ils recomptent, dès fois qu’ils se seraient trompés, dans un sens, dans l’autre, et cela n’en finit pas – et je cours aussi vite, aussi loin que je peux. Les murs ne sont plus des obstacles, ils se présentent tour à tour, dans leur alignement étudié, et je les traverse et j’entre dans le bleu. Ô extase pure de la tête roulant dans le frais cresson des cieux ! Je ne pense pas, je ne spécule pas, je ne calcule pas, je suis tiré vers le haut, à la pointe vive du mouvement qui me soulève et j’aperçois, avant de disparaître, loin, bien loin, de gros cubes de béton en bas, et ces cubes ont la forme de chiffres, ces cubes sont des villes chiffrées et dans ces cubes des hommes chiffrés coulent des jours heureux, emmitouflés dans des chiffres élancés. Que l’âme devient une chose laide quand les chiffres étouffent son chant clair et sonore ! Et ce cœur qui n’en finit pas de compter et de tambouriner comme pour mieux nous rappeler la misère de notre condition. Pourtant, le cœur pur, si pauvre soit-il, ne compte pas, il est ancré dans une sphère de réalité supérieure, il vit à des profondeurs insoupçonnées où la folie du chiffre s’abolit dans l’Unique nécessaire. Il n’y a plus rien à compter, il y a tout à vivre et à aimer. Et déjà la lumière se répand et déjà l’homme perd pied et se noie et avec lui la kirielle de chiffres dont il était le temple inconscient. Peu après des chiffres remontent à la surface, le dos à l’air. Qu’on se garde néanmoins de toute conclusion hâtive, car si ces chiffres gorgés de lumière ont rendu leur dernier souffle, effrayant la faune marine par leur gesticulation inutile, les hommes, eux, touchés par la grâce, renaissent à la lumière. Ô lumière riche et féconde, lumière glorieuse qui ranime les morts, lumière de charité par qui la vérité nous est rendue, lumière qui unifie et pacifie, lumière qui réconcilie l’homme avec la lumière, lumière de vie sur l’océan noir des chiffres, qui se déverse hors du monde. Qu’on ne me parle plus de chiffre, je ne sais plus ce que cela veut dire. En six jours, Dieu fit la création, le septième jour il se reposa. Mais, bon Dieu, il n’y a pas de septième jour, ni de sixième, ni de cinquième… Il y a un éternel présent qui excède notre puissance de représentation ainsi que notre besoin invétéré de tout dénombrer. Je ne suis pour moi-même qu’un mystère jouissant de sa propre plénitude et, dans la plénitude de ce mystère, les yeux fixés sur le dedans des choses, j’enfante la beauté. Ô divine étoile qui sort de moi et me réinvente, ô étoile charitable qui me tend les bras, non, pas les bras, mais le cœur palpitant au contact duquel je me réchauffe, et les larmes, extase muette, me montent aux yeux. Mais voilà que le ciel s’ouvre et qu’une pluie de sauterelles s’abat sur la création endormie. Ô douleur de ces crissements et de ces dures ailes, carapaçonnées de nuit, de ces ailes immenses et terrifiantes sur chacune desquelles un chiffre apparaît, de ces ailes qui défoncent les toits des maisons et sèment partout la terreur et le chaos. Je me souviens d’avoir vu l’une de ces sauterelles géantes, les pattes posées sur le torse d’un homme affolé et, la tête pivotante, avec un mouvement net de mandibules, se délectant de la cervelle dudit homme, la vidant de sa substance, lentement, très lentement, avec une lenteur précautionneuse, une lenteur vertigineuse, une lenteur de chaque instant, comme si elle savourait là un met délicat et raffiné. Les yeux de ces sauterelles, répartis de part et d’autre de la tête, semblaient fermés à la lumière du jour et, pourtant, on devinait que la vue n’était pas un organe accessoire mais le foyer dissimulé où germaient l’épouvante et la mort. Longtemps je tentais d’interpréter cette apparition. Était-ce la revanche des chiffre noyés dans la lumière ? Était-ce une punition divine pour avoir prétendu vivre sans le concours des chiffres ? Car, après tout, les chiffres ont au moins le mérite de rendre possible la vie en société, à travers l’institution de règles codifiées, ce qui n’est pas rien. Toutefois, je ne pouvais me résoudre à embrasser cet univers chiffré dans lequel nous vivons tous, que nous le voulions ou non, aussi m’enfermai-je chez moi, plongé dans une obscurité bienfaisante. Et, certes, il m’arrivait de me rappeler des moments heureux, des scènes émouvantes passées à la campagne avec des amis ou des proches, mais, bientôt, sournoisement, j’entendais dans le lointain comme une voix étouffée, et cette voix, peu à peu, devenait de plus en plus forte et un chiffre apparaissait puis un autre puis encore un autre. Je savais qu’il était vain de lutter, je les laissai passer, ces chiffres pleins de morgue, et m’ensevelissais dans les profondeurs de l’âme. Là, au moins, je pouvais m’abandonner sans réserve à l’inspiration du moment, mais quand, après avoir heureusement divagué, je revenais à moi et que l’obscurité m’accueillait l’image des chiffres que j’avais quittée me laissait sans repos. Comment en finir une bonne fois avec cette hémorragie qui se répand jusque dans la voie lactée ? Je savais bien, au fond de moi, que le seul moyen de se garantir de la présence obsédante des chiffres était de sortir du monde, je veux dire de m’arracher à cette pesanteur que leur usage inconsidéré a conduit à instituer et à légitimer, mais j’éprouvais quelque secrète réticence à lâcher le monde, d’autant plus que j’ignorais où cette sortie me mènerait. Une chose était sûre, cependant, le rêve n’était pas ce moyen. Sous prétexte de libérer de la tyrannie des chiffres, il les réintroduisait clandestinement dans son univers biseauté. Il fallait aller à l’espérance car l’espérance, inculte par nature, est tout entière tournée vers la lumière qu’elle brûle de nous effuser. J’allais donc à l’espérance, oubliant mon passé et ses avenues interminables, ses ruelles enchevêtrées, ses visages innombrables couverts d’ombres rampantes, j’allais à l’espérance avec une foi aveugle et le cœur gonflé de sève – la peur qui nous tire brusquement en arrière et s’acharne à briser notre assiette, je ne lui accordai pas le moindre crédit – j’étais si bien engagé qu’il me semblait que je ne risquai rien, que j’étais devenu invincible, indestructible, puisque dans le ciel de mon âme brûlait un feu sacré et la brûlure de ce feu l’espérance me la rendait si vive que, en toute rigueur, je n’existais plus pour moi-même, j’étais une gerbe de feu bienheureuse. Comme alors la vie s’offrait à moi dans sa plénitude rayonnante ! Nulle trace de chiffres, nulle figure nouée ou torsadée, mais une pure unité contenant en soi la possibilité de toute chose comme son accomplissement. Les êtres de lumière qui m’environnaient échappaient à toute forme de dualité, l’idée même de les compter eut été absurde dans la mesure où, ayant chacun leur caractère propre, ils étaient des émanations directes du feu vivant dont ils témoignaient ardemment, ils étaient des expressions singulières de l’Unique nécessaire imprimé en eux comme un sceau inviolable. En sommes, nous vivions de l’Unique nécessaire qui s’était déployé en nous et qui nous justifiait. Et partout la beauté comme une nappe de lumière longtemps dissimulée affleurait et enveloppait nos gestes, et partout la lumière nous fondait dans un océan de joie infinie, et partout la lumière rayonnait et irradiait, et partout la lumière donnait à voir dans son essence immaculée le visage de Dieu et une paix, vaste et profonde, s’épanchait sur les hommes et emplissait tout le visible et dans cette paix, le cœur de l’homme, transfiguré, rendait grâce à la beauté du monde parvenu à son point d’expression suprême.

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