Des mains, des jambes, une tête, un cœur pour quoi faire ?

Publié le par Julien Métais

1. Moi qui pensais faire un éloge de la main, soudain, je me ravise. Après tout, si la main possède une capacité d’adaptation et de création remarquable, elle n’est qu’un membre parmi d’autres, un membre constellé de doigts qui se tendent, dans un geste de supplication, vers le ciel, et ne touchent rien, et n’étreignent que du vide, et se referment sur le néant, le néant de la main justement – pieuvre suprêmement habile, douée d’une dextérité peu commune. La main travaille le bois, sculpte la pierre, façonne l’argile. La main sème et récolte, elle est un organe qui porte avec soi sa propre récompense. La main se congratule, se félicite, se réjouit. Elle se travaille elle-même et s’étonne des prodiges qu’elle accomplit. N’est-ce pas elle qui a modelé l’environnement ? Sa puissance de transformation grâce à laquelle elle ajuste le réel à sa mesure ne lui a-t-elle pas permis en quelque façon de parachever l’œuvre du Seigneur ? Reste à savoir si l’environnement s’en porte mieux, reste à savoir si l’homme s’en porte mieux. Car de la profondeur de la main surgissent bien des défigurations. Et, en effet, la main ne naît pas artiste, encore qu’elle trouve rapidement de nombreuses occasions de faire valoir ses dispositions intimes. Elle est d’abord un poing rageur, poing convulsé, qui explore l’espace – si grand l’espace qu’il commence avec son corps et se perd dans les lointains. Puis la main s’affermit et se redresse. Elle s’affronte à la matière. Elle l’envisage, elle la prend et l’investit, tant sa curiosité semble inépuisable. Elle joue avec la matière comme on jouerait avec le monde. Dans chaque objet qu’elle saisit, le monde se réfléchit en transparence, et il y a autant d’objets que de mondes. Puis la main comprend, si ingénieuse soit-elle, qu’elle ne peut pas tout. Alors elle se rebiffe, elle se cache, elle se terre. Elle attend le moment favorable pour s’approprier ce qui n’est pas elle, cette main gourmande et grappilleuse, cette main cajoleuse et enjôleuse, cette main sournoise et perfide, cette main traîtresse qui égorge et décapite à tour de bras, cette main impure qui éclate au centre de la création comme une apothéose de l’intelligence, d’une intelligence sombre et dépravée, d’une intelligence qui ne sait plus patienter et exige satisfaction sans délai. Ô main, organe suprême de la liberté et dans la liberté instrument formidable de perdition ! Peut-on encore s’en remettre à l’ingénuité de la main, toute crevassée et gercée de rancœur ? Qu’elle semble loin l’époque où, le cœur à l’ouvrage, la main dressait dans le ciel des cathédrales aussi hautes que son aspiration à se noyer dans l’immensité céleste. La main s’est perdue dans la pierre. Elle y a laissé son empreinte inaltérable et pure et ce n’est que l’ombre d’une main qui erre sur les chemins de terre. Au fil du temps, la main s’est appauvrie dans des proportions considérables. Certes, elle conserve intact son pouvoir d’articulation et de désarticulation mais ce pouvoir ne produit que du vide, elle ne crée plus rien, la beauté est une ride qui s’est figée dans le creux de la main comme une blessure vivante. La main est devenue une chose froide et impersonnelle. Elle ne chante plus cette main, elle n’a plus l’espièglerie, l’audace, l’allégresse qui lui permettaient naguère d’aller au fond de l’avenir. C’est une main mutilée et blessée, une main qui s’est mutilée et blessée à satiété et qui n’arrive pas à guérir. A force de broyer le monde, elle s’est retrouvée la plus seule des créatures, obligée de vivre à l’écart, cachée, ne sortant que la nuit venue, quand toutes les mains se ressemblent, quand toutes les mains s’unissent et forment une seule grande main gantée de nuit, une grande main gantée d’oubli. La main si froide sur la dalle, la main tout juste bonne à mouvoir ses doigts, ses doigts diligents et sages, ses doigts qui ne veulent plus rien dire, ses doigts endurcis au sang de la croix, ses doigts pitoyables qui errent à la surface d’un écran, d’un écran maculé de signes. Ô misère de ces doigts élimés, brisés dans leur élan, empierrés dans la paume de la main.

2. Et les jambes ? D’abord, l’avouerai-je, le pied m’a toujours paru d’une paresse sans nom, cossu comme ce n’est pas possible, articulé à la jambe qui l’envoie promener par les monts et les plaines. Ô pied fourchu qui trébuche sur la pierre ! Je le laisse ce pied servile, je le laisse au repos, je le laisse marcher, courir, voler. Il n’ira jamais bien loin sans la jambe qui partout le précède. Jambe molle, jambe hésitante, jambe languissante, jambe tendue, jambe musculeuse et noueuse, jambe qui sans fin s’enjambe, jambe ici, jambe ailleurs, jambe sur les saisons, jambe experte à devancer son désir, jambe intrépide, jambe cavaleuse que rien n’arrête, jambe montant toujours plus haut sur la tige du corps, jambe épuisée par tant de royaumes à parcourir, jambe fourbue, jambe enfouie au fond d’un lit, jambe inerte et sans vie. J’en aurai largement usé de ces jambes qui découpent le fond de l’air et brodent des napperons de dentelle. Pourtant je ne me suis jamais aventuré aussi loin que quand, sagement repliées sous mon fauteuil, je dévalais à tout allure l’espace de la page. L’apparente immobilité des jambes ne les empêche nullement, en effet, d’accomplir leur office. L’impulsion qui les soulève et les met en branle continue d’agir par des voies détournées et le mouvement de la plume sur la page est la réponse nerveuse des jambes aux excitations de l’esprit. Elles courent au bout de ma plume, ces jambes aventureuses, et combien de fois ne m’ont-elles pas abandonnées en pleine course ! Certes, l’empreinte des pas qu’elles laissent derrière elles peut aider à les retrouver mais, généralement, l’avance qu’elles ont sur la pensée est si grande que l’esprit n’a d’autre choix que de rebrousser chemin, ou, si malgré tout, d'humeur batailleuse, il persiste et refuse de s’avouer vaincu, il est obligé de bifurquer vers des régions inconnues, au risque de s’égarer et de rentrer bredouille. Ne vous méprenez pas, je ne fais pas l’erreur grossière de confondre les doigts avec les jambes. Les doigts, enroulés autour de la plume, permettent à celle-ci de conserver une certaine verticalité mais ils ne contribuent en rien à l’avancement de la main sur la page. De même, la main qui enferme la plume dans ses doigts n’intervient pas directement dans le processus d’écriture. Cette masse ombrée qui se profile dans la lumière, ce n’est pas elle qui court loin devant. Elle forme juste un asile grâce auquel les doigts trouvent une prise commode sur la plume, et d’où les jambes bondissent dans leur domaine de prédilection, entendez, dans l’inachevé. Car le mouvement qui parcourt les jambes et qu’elles s’emploient à remonter dans une course folle, comme si elles voulaient en rejoindre la source bienfaitrice, ne connaît pas de fin. Il naît et se perd ensemble dans les profondeurs du monde. Ô jambes entêtées qui n’en finissaient pas de pister la petite espérance ! Car les jambes ne se dépensent pas en vain, ce serait bien mal les connaître, elles détestent toute forme de gaspillage, elles savent que leur temps est compté, c’est pour cette raison qu’elles font preuve de tant d’ardeur. Non, les jambes, si aventureuses soient-elles, ne vont pas nulle part. Elles suivent, elles pistent, elles traquent la petite espérance, source de vie éclatante dont elles ont besoin pour entrer, confiantes, dans l’inachevé. Mais l’espérance n’est pas une étoile qui brillerait au loin et qu’il s’agirait d’atteindre, dans un effort renouvelé. A ce compte, les pauvres jambes s’abattraient sur le chemin, impuissantes. Non, l’espérance jaillit du mouvement même qui anime les jambes, de sorte que plus elles courent plus elles prennent courage, plus elles courent plus elles sentent l’action magique qu’exerce sur elles la petite espérance qui les tire en avant. C’est pourquoi ce mouvement en avant est illimité, seule la mort peut y mettre un terme, et encore, il n’est pas certain, il est très certain que la mort ne peut rien contre l’espérance, puisque l’espérance est dans la mort ce qui refuse de mourir, que dis-je, non pas ce qui refuse de mourir mais ce qui ignore la mort, s’il est vrai qu’elle n’existe que pour attirer à soi tout ce qui vit et frémit à la surface de la terre, formant au cœur de la mort une formidable trouée par où l’être tombe dans la lumière. Oui, vraiment, ces jambes qui sillonnent les champs de France et les profondeurs de la page et le cœur de l’homme, elles renferment d’innombrables secrets et nous, pauvres hommes inclinés vers la terre, nous le sentons, nous le sentons si intensément dans chacune de nos fibres que nous ne pouvons pas ne pas les suivre, ces jambes entreprenantes, ces jambes amoureuses, ces jambes bénies le long desquelles monte la clarté d’un monde nouveau.

3. Mais ce n’est pas tout, il y a encore la tête vissée sur son tronc et qui tourne comme une girouette affolée. La tête qui n’en finit pas de spéculer sur ses chances de survivre à l’effondrement des illusions, et qui déjà devine qu’elle ne leur survivra que moyennant la production de nouvelles illusions. La tête faisant le tour du monde en quête d’un centre qui obstinément se dérobe. Quel est donc ce trou dans le tissu psychique ? Que sont ces bords déchirés, coupants comme des arêtes vives, et qui blessent la mémoire jusque dans ses couches profondes ? L’homme est aspiré vers un point fuyant et il voudrait que ce point le renseigne sur lui-même, sur sa condition, sur ses mortelles inquiétudes. Il voudrait que ce point l’éclaire sur son engagement dans un monde dont il se sent à la fois proche et distant. Et pourtant le monde, c’est lui. Et la tête n’en finit pas de se questionner et de harponner au hasard la bête immaculée à l’horizon. Cette bête, elle se tient toujours à portée de vue, dans son collimateur, mais jamais assez près pour qu’il puisse en venir à bout. Qu’est donc ce gros cachalot qui tire après soi toute la création ? Oui, c’est bien certain, l’homme est embarqué, il doit lutter contre un milieu hostile, il doit lutter contre lui-même – combien de formes épouvantées n’abrite-t-il pas ? Il est lui-même un monde en devenir et dans ce monde singulier le monde plus grand de la création éclate, et il se sent soudain affreusement à l’étroit, et il souhaiterait lui aussi éclater dans la création, comme Dieu éclate dans ses œuvres, mais il doit bien se rendre à l’évidence, il n’est pas fait pour le repos. Ou plutôt il ne trouvera le repos que s’il atteint cette tache blanche qui s’étoile au loin. Est-ce son cœur d’enfant qu’il recherche confusément ? Il a l’impression de passer sa vie à se noyer, ce pauvre homme à la poupe, qui scrute l’horizon la main sur le cœur. Il arrive toutefois que, même au fond de la nuit la plus noire, il sente s’éployer ses petites ailes intérieures et il s’en émeut jusqu’aux larmes. Non, on ne lui fera pas croire que l’homme est une tentative infructueuse, un essai pour rien, un spectre vêtu de poussière. Et voilà que l’homme justement fait irruption dans l’enceinte mentale avec des questions pleins les poches, il comprend que ces questions forment dans la nuit obscure des trouées flamboyantes, des éclaircies où reprendre haleine. Il comprend que toute réponse est un rêve autour d’une nuit impénétrable et que la vitalité de l’esprit se connait à son aptitude à trouer de questions toute forme de certitude. La certitude revêt soudain la figure d’une chose repoussante et dangereuse, d’une chose suspecte et menaçante, d’une chose hérissée de dents acérées dont il faut se garder pour ne pas mettre en péril son intégrité. Les formes épouvantées de la mémoire, mieux vaut les abandonner à leur ronde funèbre. Ce blanc d’écume à l’horizon, ce n’est pas un rêve, non, c’est la question qui tire l’homme en avant. Poursuis, tête besogneuse, cette question et tu connaitras la joie de ne pas savoir, dans ce qu’elle a de plus pure et de plus aimable, la joie de se sentir vivant comme jamais, loin du fatras des préjugés et des opinions reçues, loin du fatras des idées nauséabondes qui n’en finissent pas de pourrir à travers les siècles en terre étrangère. Comme il se sent léger à présent, cet homme besogneux, qui a jeté à la mer ses bagages et avance dans la nudité éclatante de la lumière. La bête, à portée de main, arrondit son dos argenté, et, fasciné par le spectacle, l’homme se penche. Il peut presque caresser le dos étincelant, mais, à force de se pencher, il perd pied et bascule de l’autre côté de la balustrade, et tombe à l’eau. L’eau est si froide qu’il est saisi et un peu hébété. Mais déjà on le voit s’élever au-dessus des flots bouillonnants, allongé sur le dos de la bête plongeant dans les profondeurs. Ô homme mille fois béni qui, après tant de peines et de désillusions, a trouvé dans la question le remède à ta condition insatisfaite !

4. Mais la tête n’est rien sans le cœur qui bat à la porte, ce cœur toujours en retard ou en avance, comme on voudra, ce cœur jamais à l’heure, en tout cas, ce cœur que l’on espère réduire au silence en se frappant la poitrine. Est-il vrai que cette pompe fonctionne sans discontinuer depuis la formation de l’embryon jusqu’à la mort ? Est-il vrai que cette pompe fonctionne après la mort, machine immortelle qui rayonne dans l’invisible ? Pourtant le cœur est peu de chose, un muscle creux qui se contracte et envoie dans l’organisme le flot nourricier du sang. Dans ce creux, il y a bien de la misère et des larmes et des limons amers et des ordures qui débordent à ne savoir qu’en faire. L’image de l’homme y est imprimée comme un désastre inévitable. Le cœur est un muscle d’une régularité désespérante. Il semble ne pas avoir de plus grand plaisir que de compter les secondes qui nous sépare de tout ce que nous désirerions faire sans avoir le courage ni la force de nous y résoudre. Si l’homme savait, en venant au monde, qu’il est condamné à vivre avec un tel compagnon, il s’arracherait les oreilles et demanderait à retomber au néant. Car, à travers chaque battement, toute la misère de l’homme éclate et l’homme, affligé, se sent honteux. Mais, avec le temps, il a appris à aimer cette misère, à lui trouver des charmes secrets, si bien que l’idée de s’en séparer lui est insupportable. Enlacé à sa misère, il fait tout pour l’entretenir. C’est un peu comme s’il cherchait à étouffer ces coups du diable qui frappent sourdement à la porte en ouvrant toute grande cette porte. Quel lit puant, quel cloaque immonde, quel bouge odieux ! Des membres mutilés, des débris de squelette, des jardins en sang ! Ô pauvre homme, ce n’est pas là que tu trouveras le bonheur que tu espères. Mais le cœur n’est pas uniquement l’asile de nos misères, de nos vices et de nos turpitudes, de nos infirmités. Souvent, en effet, un trait lumineux jaillit de sa nuit et renouvelle en profondeur la perception que nous avons du monde et de nous-mêmes. Nous sommes tout entier dans ce trait lumineux qui libère le champ du possible et nous conduit infailliblement jusqu’au bout de nous-mêmes, là où chante la petite espérance. Le battement du cœur dévoile alors sa nature véritable, non pas un agent de corruption, mais de régénération intégrale. Car ce trait de lumière est l’expression physique de la voix de la petite espérance qui se déploie et emplit tout l’espace et retentit dans les confins. Quiconque a éprouvé l’action irrésistible de cette voix cheminant dans l’invisible ne peut que se sentir comblé puisque désormais il lui suffit de se laisser faire pour être pleinement. Le cœur de l'homme ne tambourine plus à ses oreilles en sang, il prend la voix de la céleste espérance et déjà l’homme ne tient à la terre que par un mince filet d’argent et déjà il chante par la bouche de l’espérance. La poitrine gonflée comme une voile, il aborde à des rivages inconnus, à des rivages lumineux dans la splendeur desquels la création reflue vers sa source bienheureuse. Et le chant se fait chant de gloire, chant d’amour éperdu de la créature pour son Créateur, chant d’amour éperdu du Créateur pour sa créature. Dans ce royaume, la misère de l’homme est comme absorbée et bue par la lumière, et la lumière découvre partout autour de lui des abîmes de félicité où il se laisse choir, et cette chute est une ascension dans la maison du Père. Ô larmes, ô joie, ô douce ivresse de se confondre tout entier avec le battement du cœur de Dieu !

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