Réponse à une enquête littéraire

Publié le par Julien Métais

En novembre 1919, la revue Littérature (dirigée par Aragon, Breton et Soupault) annonce pour les trois prochains numéros les réponses à une question simple : "Pourquoi écrivez-vous ?". 

Mode d’emploi : lire d’une traite l’ensemble des réponses puis, après quelques secondes, minutes, heures ou jours, reprendre la liste et s’arrêter sur les formules les plus frappantes en s’en imprégnant profondément jusqu'à ce qu’elles délivrent toute leur substance.

J’écris pour chasser les foyers d’ombre infectieux dissimulés dans le grenier de la mémoire.

J’écris pour toucher du doigt le pied de la beauté.

J’écris pour témoigner de la supplication du doute aux pieds de l’espérance.

J’écris pour ne pas trébucher sur le fil de la vie.

J’écris pour donner à la souffrance une chance de mûrir en paix.

J’écris pour faire resplendir sur terre le visage de Dieu.

J’écris pour tracer le chemin qui mène dans l’invisible.

J’écris pour que le monde pèse moins lourd dans la main de l’homme.

J’écris pour faire rouler sur la page la tête creuse des générations humaines.

J’écris pour respirer la rose mystique du cœur.

J’écris pour que la pensée moribonde de notre époque trouve la force, avant de succomber tout à fait, de pousser vers le ciel son plus beau cri.

J’écris pour expulser la pomme corrompue que mes ancêtres ont imprudemment ingérée.

J’écris pour me laisser consumer par l’amour divin.

J’écris pour humer l’air revigorant des cimes.

J’écris pour contraindre l’immaturité à accoucher de son soleil.

J’écris pour raconter l’inachèvement de l’histoire humaine.

J’écris pour ne pas oublier tout ce que l’homme doit à la force neuve de l’oubli.

J’écris pour nourrir ma mélancolie des embruns du monde qui vient.

J’écris pour terrasser l’immense édifice du souvenir.

J’écris pour sortir de la cage de mes actes.

J’écris pour rendre au mystère sa profondeur lumineuse.

J’écris pour préparer en compagnie des anges le festin de gloire destiné à tous les hommes.

J’écris pour desceller le silence partout persécuté en ces temps de bavardages éhontés.

J’écris pour repousser de la plume l’immonde paresse sur le point de tout engloutir.

J’écris pour écarteler la tentation sur le chevalet du possible.

J’écris pour vivifier le cœur alenti de mes contemporains en y opérant une trouée vertigineuse par où la lumière surabondante de l’amour emporte tout le visible.

J’écris pour que la souffrance produise ses plus beaux fruits.

J’écris pour laisser sur la page l’empreinte de ma démarche chaloupée, ce que la tradition littéraire a coutume de désigner du beau nom de style.

J’écris pour passer la main à l’Invisible.

J’écris par tendresse de cœur envers tout ce qui attend d’être dit.

J’écris pour faire monter vers le ciel le cri d’amour de l’Inconsolé.

J’écris pour m’épargner la honte de feindre de savoir ce dont je parle.

J’écris pour attirer dans les confins tout ce qui souffre et gémit sous le soleil.

J’écris pour allumer un soleil à la fin de chaque ligne.

J’écris pour faire jaillir de la pierre l’eau claire du repentir.

J’écris pour moucher les ombres de la nuit qui dorment à mon chevet.

J’écris pour abattre la volonté incapable de cheminer seule sans se porter préjudice.

J’écris pour faire lever sur le lit fétide de la souffrance les fleurs du ciel.

J’écris pour enfanter à travers la maladie la figure achevée de mon humanité.

J’écris pour traquer au fond de la page la semence de mon infortune.

J’écris pour labourer le champ inépuisable de l’enfance.

J’écris pour ennoblir tout ce qui me défigure.

J’écris pour accomplir le processus de transfiguration de l’esprit dans la substance d’amour du Christ ressuscité.

J’écris pour porter ma paresse de l’autre côté de la page.

J’écris pour servir la page qui m’écrit.

J’écris pour attraper le pied des anges qui me précèdent.

J’écris pour communier avec les morts.

J’écris pour rompre l’équilibre périlleux qui me cloue au sol.

J’écris pour cheminer derrière les mots, là où la lumière découvre l’invisible.

J’écris pour supplier Dieu de venir en aide à cette étrange maladie qui ne sait pas dans quelle voie s’engager.

J’écris pour creuser dans la page la figure de mon absence.

J’écris pour maintenir debout les derniers pans de mon corps en ruine.

J’écris pour chanter à tue-tête avec les anges, ces admirables compagnons ailés.

J’écris pour me glisser sous la page et me livrer en douce à des acrobaties mémorables.

J’écris pour placer des silex sous les pieds douillets de mes contemporains.

J’écris pour embrasser la souffrance du monde qui sort de moi en bataillons serrés.

J’écris pour étendre le champ d’expression de la pureté qui me consume.

J’écris pour déménager dans l’invisible.

J’écris parce qu’on n’a jamais fini de dire l’indicible du langage.

J’écris pour ne laisser aucune chance à la bêtise.

J’écris pour jeter mes dernières forces dans la bataille.

J’écris pour ne pas trembler au moment de tomber.

J’écris pour me donner du courage.

J’écris pour ne pas désespérer tout à fait d’être vivant.

J’écris pour mettre un point majuscule au cul noir de l’histoire.

J’écris pour m’approfondir jusqu'au tombeau.

J’écris pour apprendre de nouvelles langues.

J’écris pour tourner la tête des anges qui gravitent autour de moi les yeux exorbités.

J’écris pour faire germer l’espérance dans le pot d’orties cassé sous ma fenêtre.

J’écris par peur de me taire, j’écris pour me taire, j’écris pour laisser parler les voix de l’univers.

J’écris pour qu’il ne soit pas dit que je n’ai pas tenté l’impossible.

J’écris pour enterrer mon imagination. Mais comme je ne puis l’enterrer sans me coucher à côté d’elle, voilà que d’un geste sûr et décisif, je mets un point final à ma phrase, et disparaît.

J’écris pour cheminer hors des ornières du sens, là où tout s’ordonne à la ligne pure du chant.

J’écris pour pister l’étoile qui manque à ma destinée.

J’écris pour surprendre au détour d’une phrase, couché au fond d’un fossé, le corps mangé de vers et recouvert d’une sombre végétation, le cheval blanc de mon grand-père.

J’écris pour retrouver dans le mouvement de l’écriture un peu de l’éclat de la lumière que nous avons perdue.

J’écris pour percer à jour le fond de l’âme.

J’écris pour taper du poing sur la table et brouiller l’énorme profil de la bêtise.

J’écris pour jeter les mots dans le creuset du possible d’où ils ressortent inaltérables et purs.

J’écris pour passer inaperçu.

J’écris pour ne pas dépérir devant la médiocrité ambiante dont le seul idéal consiste à conserver par tous les moyens, y compris les moins légitimes, cette même médiocrité.

J’écris pour que la lumière qui m’inonde rejaillisse sur le monde en lignes de feu capables d’éclairer les hommes sur le puits de vérité dont ils forment l’insigne demeure.

J’écris pour me pulvériser dans le ciel haut et clair.

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