La porte

Publié le par Julien Métais

1. Il se réveille au milieu d’une pièce nue. Incapable de se rappeler ce qu’il a fait la veille, il se lève interdit. Des murs blancs constituent le décor principal de cette pièce. Dans chacun de ces murs est encastrée une porte. Il se dirige vers la porte qui lui fait face. Il saisit la poignée et pousse la porte blanche. Il est comme happé par une profonde obscurité. La porte se referme derrière lui, il ne voit plus. Il progresse à tâtons dans un long couloir humide. Il manque, à plusieurs reprises, de glisser sur le sol couvert de cailloux. Mais non, il tient bon. Il faut dire qu’il est sacrément persévérant, cet homme tout juste sorti du sommeil. Rien ne semble pouvoir le décourager. Et plus il progresse moins la question de savoir où conduit ce long couloir l’intéresse. Il s’efforce de cheminer droitement sur ce terrain plein de creux. Toutes les forces de son esprit, tendues comme une corde sur l’abîme, se concentrent sur le relief qui se dévoile. A un moment, il se heurte le front à une pierre. Il s’éponge et poursuit son exploration. Il croit entendre des chuchotements, des murmures séditieux, des sifflements obscènes. Il ne se laisse pas intimider par si peu. Le couloir décrit un tournant abrupt et il a l’étrange impression de s’enfoncer sous terre. A mesure qu’il avance le couloir se rétrécit. Il a dû mal à respirer. Des bêtes velues lui courent sur les pieds et le mordent au passage. Où peut-il bien être ? Sa chemise est trempée. La blessure au front se remet à saigner. Un nouveau tournant puis, quelques pas plus loin, il arrive devant une paroi. Il touche la surface, parfaitement lisse. Il ne voit pas sa couleur mais il jurerait qu’elle est d’une blancheur éclatante. En se promenant sur la surface, sa main rencontre un petit obstacle, à mi-hauteur sur le côté. Il appuie dessus et une lumière aveuglante jaillit.

2. Il souffre horriblement. La lumière lui entre dans le ventre. Il se creuse, comme si tous ses organes se tendaient vers un point inconnu, caché au plus intime, en arrière, et qu’il allait disparaître avec eux. A-t-il encore un corps de chair et de sang, il est bien incapable de le dire. Sa main n’est plus une main mais un puits de lumière douloureux, et il en est ainsi pour chacun de ses organes. Pourtant, il n’est pas immobile, car une force inverse le pousse en avant. Il sait que l’immobilité signifie ici la mort, et il ne veut pas mourir, il veut aller jusqu'au bout de lui-même, car l’heure n’est pas encore venue. D'ailleurs, son esprit demeure parfaitement lucide. Il persévère donc, à la recherche de cet état limite où la transfiguration qu’il espère pourrait le ravir aux forces de pesanteurs qui le persécutent. Mais le flux de lumière s’intensifie encore. Ne va-t-il pas finir par le briser ? N’est-ce pas là son but ? A vrai dire, ces questions qui le traversent, il préfère les laisser passer leur chemin sans s’y attarder. Elles risqueraient d’avoir raison de lui. Il chemine comme il peut, les yeux creusés, la poitrine défoncée, le cœur en peine. Il chemine et il tombe – il a pour unique prise ce flux de lumière qui le déchire – il tombe et se relève, les mains en sang. La lumière le fait saigner. Quand donc finira cette épreuve ? Ne pas penser, ne pas penser, ou sinon, c’est la folie vertigineuse ! Il en vient à regretter d’avoir poussé cette porte. Pourquoi n’a-t-il pas fait demi-tour lorsqu'il en était encore temps ? Mais il ignorait alors ce qui l’attendait. Il repousse énergiquement ce regret. Inutile de multiplier les forces adverses. Il chemine avec opiniâtreté. La seule chose de certaine est qu’il est en chemin et qu’il ne doit pas sortir du chemin. Le chemin est comme une corde raide sur laquelle il progresse péniblement. La vision d’une porte blanche le fait s’arrêter. Il tend les bras. En, effet, il y a bien devant lui une porte blanche. Il ne la voit pas mais il sent sa présence. Il cherche ce qui pourrait ressembler à une poignée. Il la saisit et pousse la porte.

3. Dehors, il fait un froid terrifiant. A chaque pas, on dirait que le sol se dérobe. Il s’enfonce dans une neige épaisse. Son visage est criblé de pointes dures et gelées. Des rafales de vent forment comme un immense manteau traversé de puissants courants d’air. L’équilibre lui manque. Quand il soulève une jambe, celle qui reste ancrée au sol vacille. Plusieurs fois, il tombe en avant, tête la première. Son visage est violet. Il se protège la tête des bras mais les rafales de vent le pénètrent et lui glacent la peau. Tout son squelette est transi. Jamais il n’a ressenti avec une telle acuité à quel point la morsure du froid n’atteint pas seulement le corps mais l’âme elle-même qui se rétrécit au point de suffoquer. Le froid forme des trous gigantesques dans l’âme et il doute de pouvoir les combler. Que va-t-il advenir de lui si son âme n’est plus qu’un vieux lambeau tout déchiré ? Pourtant, malgré le froid, il refuse de s’abandonner au désespoir. Son cœur bat toujours dans sa poitrine et il ne veut pas renoncer à son désir de transfiguration. Il imagine que ce désir forme au cœur de la tempête comme une petite flamme qu’il doit garder vive. Il rassemble ses forces et, tandis qu’il avance avec peine, il se réchauffe au contact de cette petite flamme. Cette lumière, c’est une étoile jetée au fond de l’abîme, il doit suivre cette étoile et rester confiant. L’étoile, n’est-ce pas la petite espérance qui ouvre le chemin ? Il poursuit donc son mouvement insensé. Parfois, le froid comme une énorme pince se resserre autour de lui et une violente douleur le jette à terre. Il disparaît alors du paysage, enfoui sous la neige. S’il ne réagit pas, il sera bientôt un bout de glace pétrifié. Il se relève car il a senti sous lui, quand il était à terre, une douce brûlure et, maintenant qu’il sait que sa chute n’a en rien altéré la petite flamme, il reprend son chemin de vigueur. Il ne distingue pas si la nuit est tombée tant la neige enveloppe l’espace. Mais, au fond, peu importe. L’heure de la journée, à ce moment de son effort, est indifférente. Il marche encore et encore. Ses forces commencent à décliner et le risque d’enlisement le guette. Surtout ne pas s’arrêter, surtout aller jusqu'au bout de son effort. Mais n’est-il pas déjà parvenu aussi loin qu’il pouvait aller ? Le doute le ronge. Il entend à quelques pas de lui un mugissement pitoyable. Deux ours polaires sont en train de fondre sur une banquise incertaine. Le blanc lui remplit les yeux et le cerveau et le cœur. Le blanc l’agresse sans relâche. Le blanc a perdu ses qualités primitives. Le blanc sent la noirceur et la mort. Le blanc, c’est l’agonie du possible qui le coupe en deux et en trois et en autant de morceaux que son esprit peut en compter. Il chancelle. Dans un dernier effort, il fait un pas et se heurte à un bloc de glace. Il l’inspecte avec ses mains et il trouve, sur le côté, une poignée. Il pousse la porte.

4. Un vent chaud lui souffle au visage. Il est en plein désert, perdu parmi un enchevêtrement de dunes de sable. Ses pieds le brûlent. Sur sa peau apparaissent des cloques rouges. Il a du sable plein les yeux. En haut d’une dune de sable, il pose le pied et, comme il ne voit rien, il dégringole en bas. Le sable lui entre dans les poumons, le sable se mêle à son sang, le sable s’agrège à ses organes. D'un coup, il se sent vieux. Il marche encore mais avec une difficulté si grande qu’il finit par douter de son âge. C’est un vieillard, cette ombre frémissante entourée de scorpions. Sa gorge est un ravin aride. Il voudrait boire l’océan. Le soleil, haut dans le ciel pur, tourne au-dessus de lui comme un oiseau de proie. Il ne le supporte plus ce soleil qui veut sa peau ! Il se demande si le plus sage, compte tenu du sort qui s’acharne sur lui, ne serait pas de creuser un trou, le plus profond possible, et de s’y blottir. Peut-être que sous terre un peu de fraîcheur le soulagera. Il commence à creuser, mais ses gestes sont d’une lenteur désespérante. A peine le trou est-il creusé qu’il se comble de lui-même. Il doit renoncer à son projet. De toute façon, il n’a pas la force de continuer. A quoi bon lutter contre l’inéluctable ? Il se relève. Le sable brûlant fait fondre sa chair et quand la chair aura fondue, son cœur et ses poumons subiront le même sort. Non, il doit réagir, il ne peut pas renoncer si près du but. Mais le but lui paraît soudain affreusement loin. Le but n’est-il pas un mirage de plus dans cet océan de sable ? Il se concentre pour voir si la petite flamme luit toujours. Il croit vaguement sentir son contact bienfaisant mais ce contact est si ténu que, bientôt, la petite flamme s’éteindra. Il avance douloureusement une jambe après l’autre. Ses jambes ressemblent à des poutres en feu. Toutes ses sensations se sont dissoutes dans cette immense fournaise qu’il est pour lui-même. Certes, il possède encore un corps mais ce corps est une boule de feu qui se traîne péniblement. Il aperçoit entre ses bras plaqués sur son visage un enfant aux cheveux bouclés, en robe blanche, qui semble l’attendre. Il le rejoint très lentement. Quand il arrive à sa hauteur, l’enfant sourit et lui tend la main. Il hésite un instant de peur de voir son visage fondre sous lui. Finalement, il prend la main de l’enfant. Alors l’enfant s’incline et se retourne. Il le conduit devant un puits au fond duquel repose de l’eau fraîche. L’enfant descend un petit sceau en bois et le remonte, chargé d’eau pure. L’homme boit avidement mais, avant qu’il ait fini, l’enfant reprend le sceau et le laisse tomber dans les profondeurs. Il invite l’homme à aller le chercher. Il lui montre l’eau au fond. L’homme le regarde stupéfait puis il se penche pour sonder le puits. Alors l’enfant le pousse et le fait basculer. L’homme se heurte aux parois du puits en poussant un cri. Il s’écrase sur le sable brûlant ! Il n’y a pas d’eau au fond de ce satané puits ! Il n’y en a nulle part ! Il ne sait plus ce qu’il doit faire. Pourquoi ne pas se laisser ensevelir par le sable ? Il n’a plus la force de continuer son chemin. Sa dernière heure est venue. Il en est certain. Dans un soupir de désolation, il fait un dernier pas et butte contre un obstacle qu’il n’avait pas vu. On dirait une pierre, dressée au beau milieu du désert. La douleur est fulgurante. Assis par terre, il se masse le pied. Puis, il examine la pierre dressée. Celle-ci fait à peine la taille d’une borne kilométrique. De ses mains, il en suit le contour et découvre à mi-hauteur un petit crochet qu’il soulève. La pierre tombe en arrière. Il n’en croit pas ses yeux. C’est une porte – dissimulée dans la pierre – qu’il vient d’ouvrir.

5. Il pénètre dans une salle nue, haute de plafond, avec des rangées de colonnes alignées symétriquement. Le calme et la paix y règnent. Il fait le tour de la pièce en silence, passant et repassant derrière les colonnes. Il se sent bien. Il ne fait ni chaud ni froid. Il a envie de prier. Il s’agenouille et s’abîme dans l’invisible. Les souffrances endurées, il les a oubliées. Il vit dans un sentiment de plénitude merveilleuse. Pourtant, il sait qu’il n’est pas encore arrivé au bout du chemin. Il reste encore une porte. Or, après avoir plusieurs fois parcouru la pièce, il ne distingue aucune porte. Dans la nudité des murs, nulle ouverture où il puisse achever sa mutation. Le temps passe et, à la joie des premiers moments, succède une vive incompréhension. Car s’il n’y a pas de porte, il est condamné à devoir sacrifier son espérance. Or cette espérance qui brûle en lui, représente la seule lumière encore digne de foi. Y renoncer serait s’abîmer dans les ténèbres. Comme il ne sent pas capable de faire le chemin en sens inverse et que, d’autre part, il ne compte pas dépérir dans ce lieu, il s’assoie et respire profondément. Il ferme les yeux. Il entend son cœur battre au fond de sa poitrine. Il essaie d’abord de chasser ce bruit qui l’empêche de retrouver le fil de ses pensées. Mais plus il se concentre plus la pensée se dérobe, un peu comme si l’enceinte mentale était tout entière occupée par les coups sourds de ce cœur qui frappe encore et encore. Agacé, il se lève et arpente la pièce. A chaque pas, il se heurte à une colonne. Pas moyen de marcher droitement dans cet espace bizarrement conçu ! En proie à un sentiment de rage impuissante, il donne un coup de poing dans le mur blanc, lequel le sanctionne sur-le-champ ! Champ de blé, champ d’ardoise, chant religieux, chant funeste… Il divague. Il finit par s’allonger sur le marbre blanc. Il ferme à nouveau les yeux et, à nouveau, le sang gronde à ses oreilles, avec l’écho lancinant de ce cœur qui n’en finit pas de battre dans sa prison de chair. Puis, c’est l’illumination. Ce cœur ne bat pas contre lui, il s’adresse à lui, il l’interpelle pour l’arracher à sa nuit. L’homme comprend qu’il doit pénétrer jusqu'à ce cœur pour accéder à la justification de son existence. Car c’est lui qui porte le monde et l’éclaire et l’exalte et le transfigure…

6. Alors il entre en lui. Il croise en route des créatures surnaturelles aussi terrifiantes les unes que les autres. Là un serpent gigantesque qui crache du feu. Ici un dragon avec une queue de baleine qui rejette une encre noire paralysante. Du ciel s’abattent des bandes de corbeaux d’une taille démesurée dont les croassements déchirent les oreilles. Leur griffe énorme s’enfonce dans la chair qu’elle mutile tandis que leur bec acéré comme une lame arrache des pans entiers de la création. Devant lui un taureau aux naseaux dilatés et aux cornes grandes comme des fourches saccage d’un puissant mouvement de tête des champs d’olivier. La terre en sang semble le supplier mais cela ne fait que redoubler la fureur du monstrueux animal qui, de son lourd sabot, étouffe ses plaintes inutiles. Il aperçoit dans la pénombre une éminence en haut de laquelle, non loin d’un arbre calciné, une croix frappée par la foudre illumine les confins. Il sent qu’il n’est plus loin. Au moment où se dessine sous ses pas une porte, il est renversé par une affreuse créature. Il veut se relever mais la nuit est sur lui. Il s’allonge. Il rampe longtemps sur un terrain accidenté. Le sol, rocailleux, le meurtrit. Soudain, son bras tendu vers l’horizon rencontre un petit objet cylindrique qui ressemble à un miroir. Il le retourne pour l’observer. Il s’agit bien d’un miroir. L’image qui lui apparaît le jette dans un abîme de douleur. Il est méconnaissable, défiguré, comme si tous les vices et les tourments et les obsessions de cet homme s’étaient incarnés sur son visage, amas de chair éparse. Nulle symétrie dans ce visage, nul trait régulier, nul nez finement dessiné, nuls yeux doués d’expressivité. Son visage ressemble à un charnier. Il porte la mort sur lui. Un cri d’épouvante s’échappe de sa poitrine. Après quelques instants, il regarde le miroir. Toujours la même image monstrueuse apparaît. Il pleure de rage. C’est donc cela sa vie, une âme boursouflée, chargée de tumeurs éclatantes, viciée dans l’ivresse d’un désir qui n’a su porter fruit ? Il se détourne encore une fois du petit miroir. Il veut retrouver son calme pour réfléchir. Après tout, si ce miroir a été placé sur son chemin, ce n’est pas sans raison. Or, parmi toutes les raisons possibles, l’une s’impose à lui avec évidence. La présence de ce miroir est destinée à lui permettre d’accomplir sa dernière mutation, celle qui le fera entrer dans l’espérance. Ce miroir n’est pas un vulgaire objet, non, ce miroir contient une porte dérobée, une porte cachée. Il doit pousser cette porte – et cette porte qu’est-elle sinon la porte du cœur ? – afin de vivre dans la lumière créatrice qui soulève le monde. Il doit donc passer tout entier dans ce miroir pour renaître à la clarté d’un jour nouveau. Mais comment matériellement entrer dans le miroir ? Cette porte n’est-elle pas ridiculement petite ? Comment pourrait-il, lui, homme de chair et de sang, avec ses douleurs de questionnement infini, avec ses difformités et ses hontes repues, comment pourrait-il s’introduire dans l’enceinte sacrée ? Il devine qu’il doit faire preuve d’une extrême humilité. Il se met à prier plusieurs jours et il demande pardon pour n’avoir pas su aimer. Il est tellement absorbé dans le silence de sa prière qu’il perd la perception du temps, il est tellement requis par ce qui le requiert qu’il a déjà un pied dans le ciel. Le fruit de sa prière se reflète sur son visage d’où jaillit une lumière radieuse. Son cœur dans sa poitrine bondit comme un jeune faon plein d’allégresse. L’obscurité ambiante recule. Il sent palpiter et grandir en lui la petite flamme, il sent que cette flamme est en train de la façonner et de le rendre à la vie, il sent que la porte étroite au fond du miroir est d’une largeur redoutable et, le cœur dilaté, il la pousse et franchit le seuil. Il entre de plain-pied dans la lumière. Partout l’invisible rayonne. Il est l’invisible et, dans cet invisible, la lumière demeure. Il comprend alors que cette lumière est le chemin de vie qu’il recherchait confusément durant ses longues nuits d’errance. Il comprend que cette lumière est l’expression surabondante de l’amour grâce auquel s’opère la transfiguration tant désirée. Il vit dans un état de transfiguration permanent parce qu’il vit sous l’aile de l’amour largement déployée au-dessus du visible. Certes, ce n’est plus l’homme qui tout à l’heure se détournait, saisi d’effroi, devant son miroir ! Le principe de pesanteur en lui a été aboli et il évolue avec la grâce d’un ange. N’est-il pas lui-même un ange ? En poussant la porte du cœur, il s’est baigné dans l’eau du miroir et s’est lavé. A présent, son corps est dans son âme et son âme est dans son corps mais de telle façon qu’ils ne se font pas écrans l’un l’autre, puisqu'ils trouvent dans la lumière de vie leur point de jonction ineffable. Oui, vraiment, d’un tel homme on peut dire sans craindre de se tromper qu’il possède la transparence rayonnante de l’invisible.

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