Dans les tranchées

Publié le par Julien Métais

1. Je suis arrivé ce matin à mon poste. Les camarades m’ont prévenu qu’ils luttaient depuis une semaine, ensevelis dans les tranchées, creusées à la hâte en arrivant. Ils m’ont regardé avec un air qui en disait long sur l’état d’affaiblissement de leur moral. Il faut dire que les tirs nourris qu’ils essuient sans discontinuer depuis deux jours ne leur a laissé que peu de repos. On m’a présenté au lieutenant, petit homme rougeaud au regard pétillant, qui m’a semblé fort sympathique. Il m’a questionné sur la région d’où je venais et les raisons de mon engagement. Je lui ai répondu que je voulais défendre mon pays parce qu’il me semblait que rien n’était plus beau que de mourir pour sa patrie. Il m’a regardé avec un fin sourire. Je dois lui paraître bien naïf, moi qui ai passé mon enfance et mon adolescence en Champagne, dans la vieille ferme de mes parents. Je vois bien que cet homme est cultivé et qu’il fait tout son possible pour ne pas me froisser. Je lui sais gré de ménager ma sensibilité. Notre discussion a été interrompue par un obus qui s’est écrasé un peu au-dessus de nous. Deux soldats ont été soufflés sur le coup. Quand, avec le lieutenant, nous avons sauté dans le trou pour récupérer les corps, les membres étaient dispersés sur plusieurs mètres. On les a recueillis dans un grand sac. La fumée qui montait de la terre me faisait mal à la gorge. Les yeux me piquaient. Une fois dans la tranchée, j’ai glissé malencontreusement et me suis ouvert la lèvre. Peu après, une pluie fine et drue s’est mise à tomber. La tranchée s’est peu à peu remplie d’eau et nous en avons eu jusqu'à la ceinture. Ordre nous a été donné d’attendre. Les soldats, fatigués, sont impatients d’en découdre avec l’ennemi. L’ennui leur est devenu insupportable. Tout faire, tuer autant que possible, plutôt que de demeurer dans cet état d’attente anxieuse. Un homme arrive, à bout de souffle. Il faut déloger l’ennemi de la crête abrupte où il a pris position. La distance qui nous sépare de la ligne allemande n’est pas très grande, mais les tirs d’obus ne cessent pas. Notre caporal, d’un geste appuyé, nous invite à le suivre. Il passe devant nous et s’abrite derrière un renfoncement. De là il observe le terrain accidenté. Il nous ordonne, à un camarade et à moi, d’avancer jusqu'à la prochaine buttée. Nous nous regardons un instant, comme pour nous donner du courage, puis nous progressons vers le point fixé. Mais, quelques mètres plus loin, mon voisin s’effondre. Il a reçu une balle en pleine poitrine et il pousse des cris déchirants. Je sais que je ne dois pas m’arrêter, que je ne dois pas le secourir, qu’ils enverront des brancardiers pour s’occuper de lui, mais, c’est plus fort que moi, je rampe vers lui. Je ne peux le laisser seul. Il saigne abondamment. Il gît dans une mare de sang. Il se tient la poitrine en hurlant et le sang n’en finit pas de couler. Combien de litres de sang faut-il donc perdre pour en finir avec la vie ? J’essaie de le calmer mais il ne m’écoute pas. Terrorisé, il prononce des noms. Sans doute ceux de proches, des membres de sa famille. Sa voix est recouverte par le sifflement aigu des obus qui quadrillent l’espace. Soudain, ses yeux se révulsent et un sourd hoquet lui crispe le visage. Puis plus rien. Je lui ferme les paupières. Tout mon uniforme est maculé de sang et de boue. C’est comme si, en se vidant de son sang, il m’en avait donné une partie. Je me sens plus fort, je veux dire moralement, car je porte avec moi, en moi, le sang de cet homme. Et je me dis que, finalement, je suis deux. A nous deux, peut-être que tout n’est pas perdu. Une marmite éclate. Mes oreilles me font mal. Je voudrais fuir ce lieu maudit, je voudrais rentrer chez moi, mais il est trop tard. Je me retourne pour voir où se trouve mon caporal, lequel me fait de grands signes. Je jette un coup d’œil au-dessus de la buttée et reprends ma progression. Au moment où je me glisse dans une dépression du terrain, je reçois une balle dans le bras. Je me fais un garrot avec ma ceinture. Je constate que le caporal et ses hommes ont rejoint le mort. Mais alors qu’une dizaine de mètres nous sépare de la ligne ennemie, je distingue une ombre allongée qui se redresse et je réalise que l’ennemi est en train de foncer sur nous. J’essaie de prévenir les soldats à l’arrière mais ceux-ci battent déjà en retraite. Je fais donc demi-tour et me précipite à leur suite. Je me fraie un chemin entre les balles. Ne suis-je pas moi-même une balle lancée contre mon propre camp ? Le champ de bataille n’est qu’un tissu serré de balles désorientées. Le terrain irrégulier rend mon déplacement difficile. Quand j’arrive à la hauteur de ma tranchée, je remarque qu’il n’y a plus personne. Je passe de l’autre côté et m’enfonce dans un bois. Je me cache derrière un épais fourré. La pluie qui entre-temps s’était atténuée reprend de plus bel. La ligne allemande comme une vague immense déferlant sur les champs de France passe à côté de moi sans me voir.

2. Je suis seul, perdu dans ce bois. Je marche de longues minutes et, au détour d’un sentier, je tombe sur un cheval couché sur un lit de feuilles humides. Ses naseaux, affreusement dilatés, soufflent bruyamment. De long frissons parcourent ses flancs trempés de sueur. Ses jambes-arrière ont été emportées. Sa robe blanche est maculée de sang. De temps à autre, dans un effort désespéré, il redresse la tête comme s’il voulait se relever, comme s’il avait oublié qu’il n’avait plus de jambe. Ses yeux grands ouverts me regardent avec un air implorant. Un instant, je vois passer dans son regard, comme un trait de lumière insaisissable, l’image du cheval vigoureux qu’il fut et je perçois dans cette image le dévouement de l’animal prêt à servir les hommes jusqu'à la mort. Je me baisse et lui passe la main sur l’encolure. Il se redresse brusquement. Sa tête cogne contre la mienne, il gémit et mon cœur manque de se rompre. Je comprends que par ce mouvement, il me demande de lui épargner la honte de se voir mourir. Déjà les mouches lui mangent les yeux. Je prends mon fusil. Moi qui n’ai encore tué aucun soldat, voilà qu’un animal me supplie d’abréger ses souffrances. Je pose la bouche de mon fusil sur sa tempe. J’hésite une seconde. Sans doute que je risque de me faire repérer. Mais, de toute façon, peu importe, au point où j’en suis. Et puis tout cela n’est-il pas absurde ? Pourquoi s'entre-tuer les uns les autres ? En quoi cet acte de folie meurtrière pourrait-il être profitable ? Les hommes n’ont-ils pas assez longtemps joué à la guerre quand ils étaient enfants pour espérer encore par son moyen régler quelque conflit que ce soit ? La souffrance, partout où elle se manifeste, doit être soulagée. Telle est l’unique justification acceptable de toute guerre : faire taire la souffrance qui étreint un pays. Le coup retentit. Puis, un grand silence, un silence de mort qui m’emporte avec lui dans les profondeurs. C’est comme si j’étais attaché au cheval et que le poids mort du cheval m’entraînait dans un abîme vertigineux. Or cet abîme est une immense tranchée qui s’étend et court sous la terre. Et, ô vision d’horreur, je vois le ventre du cheval mort tressaillir, je vois les chairs s’écarter et se soulever et un casque apparaître et sous ce casque un boche et derrière ce boche un autre boche. Je me trouve bientôt face à la ligne ennemie à l’assaut de laquelle je m’étais tout à l’heure élancée. Une grande ombre noire m’encercle. Nulle issue possible. Nul moyen de fuite. Et ce cercle autour de moi se resserre et de ce cercle je suis le centre halluciné, ombre épouvantée qui ne sait plus quoi faire d’elle-même et qui éprouve dans un frisson sa propre pesanteur. Avant de disparaître, j’ai cependant le temps de m’engouffrer dans le ventre béant du cheval. Je me retrouve après bien des détours dans le camp ennemi ! Je passe la tête au-dehors, j’aperçois de dos des boches qui prennent leur repas. J’attends sans bouger. Tout à coup, je suis pris de crainte. Car, j’en suis sûr à présent, ils sont en train de manger les jambes arrachées du cheval. Une lame froide me frôle le visage. Ils fouillent et entaillent la chair du cheval où je me cache. Heureusement, un officier arrive et leur ordonne de ramasser leurs affaires. Deux minutes plus tard, il ne reste du bivouac qu’une petite flamme qui crépite faiblement et quelques linges usés jusqu'à la corde, abandonnés sur place. 

 3. Je me décide enfin à sortir de la carcasse mutilée de l’animal. Des éclats de voix me parviennent confusément. Je ne puis demeurer là. Il faut que je rejoigne mes camarades. Je marche longtemps sans croiser personne. Puis, à la lisière du bois, alors que je suis occupé à pourchasser une idée récalcitrante, une idée en rapport avec une peur irrésistible, celle de mourir à tout instant, je fais un pas et mon pied s’enfonce dans une surface molle et gluante. Je baisse la tête et me voilà empêtré dans quelque chose qui ressemble fort à des filets de salive teintés de rouge. Non seulement mon pied s’enfonce mais ma cuisse entière. Je me débats pendant un moment puis, las de voir mes forces décliner, je prends le temps d’observer plus attentivement la curieuse substance. Je crois percevoir comme des influx nerveux. Des signes me passent sous le nez à la vitesse de l’éclair et des syllabes dures, obstinément martelées, viennent battre le tympan de mon oreille. Et je reconnais ces intonations tranchantes qui sifflent comme des balles irritées. Des mots ébranlent ma cervelle. Des mots comme raclés du fond de la gorge, des mots allemands, bien entendu. Alors, tout s’éclaire. Encore une fois, je me retrouve dans une tranchée mais cette tranchée n’est pas faite de boue. Elle forme une faille d’une nature particulière, un sillon d’une profondeur redoutable, un repli inquiétant et obscène. C’est une circonvolution cérébrale. Je progresse à grand peine dans cette matière visqueuse. A plusieurs reprises, je manque d’y disparaître. Partout des ponts mais dès que je m’y engage, je perds l’équilibre. Je me rassemble au sommet de ce terrain accidenté et spongieux. Je me laisse glisser comme une boule roulant sur un plan incurvé. Je tombe et m’agrippe dans ma chute à une masse repliée qui possède à son extrémité comme une queue enroulée. Je reste suspendu un moment à cet étrange animal. Là j’en apprends plus sur mon occupant. J’assiste au défilé ininterrompu d’anciens visages qui, mis bout à bout, laissent apparaître en creux son visage raboté. C’est toute sa famille jusqu'aux plus lointains ancêtres qui se présente tour à tour. Et, du fond de cette famille, en grand appareil, surgit un cavalier barbu, le sabre à la ceinture, qui fonce droit sur moi. Terrifié, je lâche la queue de l’animal et tombe, ô chute vertigineuse, dans un espace inconnu, un espace aveuglant, un espace si blanc que je me sens encore plus désorienté que tout à l’heure. La blancheur recouvre tout, la blancheur est l’espace. De nouveau, le sentiment étrange de m’être fourvoyé me saisit. Mais la tranchée où je suis, je ne m’y enfonce pas, je suis comme exilé à sa surface. Et je dois en suivre les mille sinuosités invisibles. C’est une tranchée qui ne mène qu’au blanc qui la découvre. Comment lutter dans un tel milieu ? J’entends au loin une détonation de shrapnel. Je suis transi. L’hiver a tout pétrifié. Des blocs de glace se disloquent sous mes pieds. Une vaste bande de terre brune se profile à l’horizon. Je m’oriente de ce côté. A chaque respiration, les poumons me brûlent. Des flocons s’abattent du ciel et me cinglent le visage. Je ferme les yeux. De toute façon, je ne vois rien. J’en viens même à me demander si j’ai jamais vu quoi que ce soit. Chose étrange, je progresse avec moins de difficulté les yeux fermés. Je perçois l’action surnaturelle de la blancheur mais c’est comme si je patinais sur un lac gelé. Je lance ma jambe gauche en avant puis la droite puis la gauche. Après quelques minutes, je m’arrête et j’ouvre les yeux. La bande brune qui s’étale devant moi présente un relief contrasté, mais je ne puis me défaire de l’impression troublante que ce relief est mobile, qu’il change de physionomie à mesure que je progresse. Bientôt, j’arrive à sa hauteur. Je tends les bras pour m’accrocher à un rocher et voilà que je suis projeté en avant. Deux soldats m’ont tiré dans leur retranchement. Je me relève et j’aperçois entre deux flocons l’œil pétillant du lieutenant. Que je suis content de le retrouver. Ce que je prenais pour une bande de terre se révèle être une immense forêt qui s’étend sur plusieurs kilomètres. J’explique au lieutenant ce qui m’est arrivé. Il m’écoute, l’air intéressé, puis m’informe que nous avons perdu beaucoup d’hommes et que l’ennemi s’est emparé d’un point stratégique sur une éminence en amont de la forêt qu’il faut reprendre à l’aube. Il me donne le nom de trois camarades, fauchés par des obus. Mon caporal, lui non plus, n’a pas survécu. Après un silence interminable, il m’abandonne. Je retrouve un peu plus loin un camarade qui, quand il me voit, me prend dans les bras. Tout d’un coup, je me sens mieux. J’ai faim, atrocement faim. Je mange un reste de viande avec des pommes de terre. Je bois un café à peine tiède et, recru de fatigue, je me couche à même le sol, dans un endroit abrité du vent.

4. Je suis réveillé quelques heures plus tard par des vociférations. Il faut se mettre en route. Pas une minute à perdre. L’ordre est formel. Avant la tombée de la nuit, les boches doivent avoir été chassés. On traverse la forêt. De l’autre côté, une grande étendue blanche qui monte jusqu'à une butte derrière laquelle sont repliés les allemands. Je pense au camarade que j’ai perdu. Tout cela me parait vain et dérisoire. Pourtant, il faut passer à l’offensive. Les obus pleuvent et des éclats de neige durcie par le froid traversent des visages, coupent des corps en deux, enlèvent des jambes. Je ne veux plus participer à cette boucherie, je ne veux pas que l’on se souvienne de moi comme de quelqu'un ayant lutté pour sa patrie. La patrie, qu’est-ce en définitive sinon une abstraction ridicule ? Je ne veux pas servir des mots, des concepts ou des idéologies. Je veux vivre librement sur les saisons. Une mitrailleuse arrose le champ de bataille de balles gelées. Un soldat de ma compagnie a le visage lacéré de haut en bas. Il n’est plus qu’une plaie béante et inexpressive. Alors que, contaminé par les effets de cette violence, je cours au-devant du danger comme une bête affamée, voilà que le sol se dérobe sous mes pieds et que je tombe au fond d’un trou. Ce trou n’est pas un trou d’obus, non, ce trou c’est un trou noir qui me happe et m’entraîne dans une nuit tourbillonnante puis me recrache de l’autre côté de la terre. Me voilà au pôle nord, sur une banquise fondante. Je lève la tête et j’aperçois au fond d’une tranchée creusée sur toute la longueur de la banquise un ours polaire, pris en tenaille, lequel visiblement ne parvient pas à s’extraire de ce boyau gelé. Je voudrais bien l’aider mais une balle échappée vient heurter mon casque. J’ai la tête qui bourdonne. Ce bourdonnement est interrompu par un long hurlement. A quelques pas de moi, la tranchée ouvre sur le ciel. Je m’approche. Ô vision d’horreur. Au fond de la tranchée, là où l’ours s’épuise en vain, j’avise mon lieutenant. Sa tête est une boule dure, sans yeux, détachée du tronc. Une jambe a été arrachée. Un bras pend lamentablement. Plus loin un pied semble vouloir prendre la fuite. L’ours qui m’a vu se retourne, la fourrure ensanglantée. Je vomis. Je n’arrive plus à respirer, je suffoque. Je m’éloigne en titubant. J’emporte avec moi le souvenir fraternel de cet homme affable, d’un courage exemplaire. Je cherche en vain une issue à mon désir de liberté. Je tourne en rond sans savoir où aller. Or, à force de tourner en rond, se creuse sous mes pieds une ligne spiralée. Je m’y engage avec obstination. Et bientôt j’entrevois la possibilité d’une échappée. Une porte dérobée s’offre à moi. Je la pousse.

5. Je quitte la page, je m’esquive de la ligne où je suis retranché et où les signes décrivent dans le ciel un fouillis de constellation menaçantes. Mais alors que je suis sur le point de prendre la tangente un point noir venu d’en-haut s’écrase sur moi, me reprend et me réaligne. Et voilà qu’une tranchée d’encre s’ouvre devant moi. Je suis le point augural par qui cette tranchée s’étend et prolifère. J’ai beau sauter dans le fossé, plonger dans un glacis de lignes entremêlées, tirer sur la corde qui indéfiniment me pousse au nombril, y donner de grands coups de dents, rien n’y fait, je suis toujours rattrapé par une ombre souveraine, ombre elle-même assujettie à une force d’écriture impérieuse. Moi, je voudrais rester avec ceux de 14, je voudrais retrouver mes camarades, mais lui, celui d’en haut, il en a décidé autrement et il m’oblige avec une autorité implacable à demeurer dans le sillon de ce qui s’écrit, et je n’en puis plus de vivre sous la poigne de fer de cet homme qui me maltraite, qui foule aux pieds mes projets d’évasion, qui m’enferme sans pitié dans ce désert blanc que j’exècre. Car ce n’est pas des soldats que j’aperçois à l’horizon mais un défilé de chameaux et de bédouins, et plus loin des caravanes d’où s’échappent des cris aigus de femmes chatouillées, et encore plus loin un cirque et, derrière un éléphant en équilibre sur un ballon, l’avenue des Champs-Elysées et, au bout de cette avenue, une foule massée en haut de l’Arc de Triomphe autour de la tombe du soldat inconnu et, devant cette tombe, une rose à la main, le président François Mitterrand qui se recueille… Je ne veux plus vivre sous la sujétion de ce point irrité. Je veux entrer dans l’inachevé, là où mes frères d’arme rêvent d’autres cieux. Qui donc viendra me délivrer de cette condition infernale où je semble promis à une vie sans fin ? Qui donc viendra abréger mon supplice ? Qui donc aura la bonté d’éliminer l’homme infâme qui vit à mes dépens ?

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