L'écrivain (1)

Publié le par Julien Métais

Cela faisait de longues heures qu’il bataillait devant la page. Des bribes de sujets, des morceaux de phrases, des groupes de mots lui étaient apparus mais la perception qu’il en avait était décidément trop confuse pour qu’il espérât en tirer quelque profit. Il avait la vague intuition de ce qu’il pourrait dire mais, au moment de le formuler et de le fixer, tout se brouillait dans sa tête abandonnée. Il s’était levé à deux reprises pour se détendre et penser à autre chose, il avait écouté distraitement une sonate de Mozart, lu quelques pages de Rilke, il était même sorti quelques minutes pour se promener dans le jardin sous sa fenêtre, mais en vain. Quand il avait retrouvé sa table de travail et que la page s’était imposée à lui, dans toute sa blancheur éclatante, il en avait eu le souffle coupé. Surmontant son trouble, il résolut de jeter sur le papier tout ce qui lui traverserait l’esprit. C’est ainsi que, après quelques minutes, on pouvait observer assemblés pêle-mêle sur sa feuille, des pattes de mouche, une jambe de cheval, le buste d’une femme, le doigt de Dieu, un chapeau poussé par le vent, une moustache flottant en l’air, une canne brisée, un vieux fauteuil délabré, une cheminée sans feu… Tous ces éléments pris séparément avaient, bien sûr, leur intérêt mais tant qu’aucun principe de composition intérieur ne présidait à leur ordonnance, tant qu’ils ne s’articulaient pas les uns aux autres de façon à prendre vie et à entrer dans une trame narrative serrée, ils demeuraient aussi inertes qu’une pierre en travers du chemin. Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’il se trouvait confronté à une situation de ce genre. Depuis le temps qu’il écrivait, il en avait connu des moments d’incertitude et de doute, mais cette fois-ci quelque chose au plus profond de lui semblait résister et s’opposer fermement à toute création. Le désespoir commençait à le gagner, il se demandait s’il avait encore quelque chose à dire. Après tout, peut-être avait-il déjà tout dit, peut-être qu’au-delà d’un livre tout n’était qu’inutile répétition… Et, d’ailleurs, à quoi bon écrire ? Est-on vraiment compris par son lecteur et, à supposer qu’on le soit, se comprend-on soi-même ? Les questions fusaient dans sa tête à la vitesse de la lumière. Au moins, se dit-il pour se rassurer, il y a encore en moi un germe de vitalité. Tout n’est peut-être pas perdu. Il leva la tête de son bureau et regarda à travers la fenêtre les feuilles frémissantes du grand arbre majestueux situé à l’entrée du jardin. Le soleil filtrait entre les feuilles que l’air léger soulevait par intermittence. Cet arbre respirait, il chantait, il dansait. Et cette opération s’accomplissait parce qu’il était là, tout entier disponible au moment présent. Il n’attendait rien, il se contentait d’être, de jouir du milieu environnant et d’en recevoir mille bienfaits. Alors, l’écrivain essaya de se mettre dans un état d’esprit propice à la création : non seulement, il n’attendrait plus rien mais il refuserait d’écrire s’il ne sentait pas croître et s’épanouir en lui avec une force impérieuse le besoin d’écrire. Ecrire est comme respirer, cela doit être aussi naturel. Il repoussa donc sa chaise, se leva et reprit ses activités ordinaires. Les jours passèrent. Il pensait à ce qu’il avait déjà écrit, plusieurs copieux ouvrages qui sur le moment l’avaient rempli de satisfaction. Par contre, il ne se souciait plus de ce qu’il pourrait écrire. L’écriture renvoyait à une époque révolue de sa vie. Et quand il comparait cette époque à son quotidien, il sentait monter en lui une profonde tristesse. Sa vie s’était singulièrement rétrécie, les portes qu’ouvrait l’écriture s’étaient violemment refermées sur lui, et il était à présent seul au milieu d’une toute petite pièce où il dépérissait. Malgré cette situation, il ne cherchait pas à forcer les choses. Il acceptait, résigné, son sort. 

2. Mais, un matin, il se réveilla la tête en feu. Il percevait des formes fuyantes, pénétrées de lumière, qui traversaient le ciel de son esprit. On aurait dit qu’une pluie de météorites s’abattait sur lui. Une vigueur nouvelle lui était née. Il se rua sur son bureau et commença à fixer ces bribes de feu, germes éloquents et tournants, qui le faisaient étrangement divaguer. Et voilà que déjà l’encre formait sur le blanc immaculé d’adorables petits monticules, et voilà que surgissait l’incroyable. La plume semblait ne pas vouloir s’arrêter, les feuilles se noircissaient, toute la clameur du monde était contenue dans leur bruissement impalpable. Il écrivit dans cet état second plusieurs jours de suite. Il ne dormait que pour se distraire de cette agitation frénétique qui le possédait. Il arrivait même qu’il rêve à ce qu’il écrirait le lendemain. Jamais il n’avait connu une telle période de créativité, jamais il n’avait senti à ce point combien le fil de la vie et celui de l’écriture ne faisaient qu’un, jamais il n’avait assisté à une telle métamorphose de tout son être, parcouru de haut en bas par des légions de signes insatiables. Il avait, du reste, la curieuse impression d’être lui-même un signe parmi d’autres, car c’était bien un flux de signes continu qui s’étageait sur la page et lui, au milieu de ce flux, essayant tant bien que mal d’émerger pour ne pas disparaître tout à fait. Au bout d’une semaine, il avait sous les yeux la matière d’un grand roman. Il n’avait pas pris le temps de se relire, car toute relecture aurait été une trahison de la force vitale qui le poussait en avant. Il avait donc écrit ce qui venait et ce qui venait n’était pas différent de ce qu’il était, à travers l’élargissement somptueux de la gamme de ses expressions possibles ! Mais il est inexact de dire qu’il écrivait, il était écrit et le sens intime de ce mouvement souverain lui était inconnu, il ne pouvait faire autrement que de le suivre s’il ne voulait pas en trahir l’adorable rectitude. Au bout de la deuxième semaine, il disposait de deux épais volumes. Il ne pensait pas au moment inévitable où la vitalité extraordinaire qui l’animait allait s’infléchir et perdre de sa vigueur. Il était tout entier livré à ce mouvement merveilleux. Et les pages s’amassaient devant lui avec une facilité insolente, au point qu’il finissait par se sentir étranger à ce processus créatif, comme s’il était seulement un collaborateur ayant pour mission de s’assurer que la cohérence du propos ne soit pas altérée par ce précipité chimique de signes éblouissants. Mais, au début de la troisième semaine, il commença à peiner sur sa page, passant plusieurs minutes à chercher le mot juste, l’expression précise, la phrase inattaquable. Le mercredi de la troisième semaine, il vint au bout de sa page avec une extrême difficulté, moment douloureux où l’incertitude et l'hésitation le rongeaient comme deux vieilles filles irritables et insatisfaites. Le jeudi, la page avait tellement perdu de son éclat, elle était devenue tellement pâle que l’idée même d’y coucher dessus les quelques grappes de signes qui tournaient mollement au-dessus de sa tête lui parut indigne. Il posa sa plume et attendit. L’après-midi du même jour, quand il se remit au travail, il ne parvint guère au-delà de la première ligne… La source créatrice s’était tarie, le désert s’étendait à présent devant lui, avec son aridité extrême et ses mirages désolants, ses perspectives pénétrantes qui reculent et s’effacent à mesure qu’on s’y engage. Il était seul face à lui-même, face à ce néant qui avait pris toute la place. Il ne pouvait plus écrire. La vue même d’une feuille de papier lui causait un profond écœurement. Il en fut bouleversé. C’était trop beau ! Cela ne pouvait pas durer ! Pour se consoler, il contempla les deux volumes et demi qui trônaient sur sa table de chevet. Au moins, se dit-il, ces volumes témoignent de la grandeur de ce qui a eu lieu, ils sont les signes vivants de ce qui a été accompli. Épuisé par l’énergie dépensée à suivre dans ses plus infimes oscillations le mouvement trépidant de sa plume, il s’allongea sur son lit sans prendre la peine de les parcourir, et sombra dans un profond sommeil. Il dormit une journée entière. Quand il se réveilla, il mangea avec voracité. Il était littéralement affamé. Puis il but un grand bol de café, tandis qu’il recouvrait peu à peu ses esprits et songeait à la lecture de ses volumes. Ecrire à nouveau, cela ne lui traversa pas même la tête. Il savait que de ce côté, du moins pour l’instant, il n’y avait rien à espérer. Il se dirigea dans sa chambre, prit les liasses de feuilles qu’il avait serré dans une pochette cartonnée, les posa sur son bureau et commença la lecture. Or quelle ne fut pas sa stupeur quand il s’aperçut, après avoir tourné la pochette cartonnée, que les feuilles étaient complètement vierges ! Il tourna et retourna les feuilles, saisit vivement la deuxième liasse mais, là encore, aucune écriture n’apparaissait, rien ne se donnait à lire que le néant de la pensée. Comment était-ce possible ? Comment ce qu’il avait, dans un accès de fièvre et de ferveur poétique inouï, fixé sur le papier avait-il pu se dérober ? Il éprouvait, au-delà de l’incompréhension immédiate, le sentiment cuisant d’avoir été trompé par cet élan généreux, il se sentait trahi et humilié. A quoi bon peiner tant de jours sur le papier si, au bout du compte, il n’en reste rien ! Il ne voulait plus entendre parler d’écriture. Plus jamais il ne céderait à la tentation facile de croire que l’écriture peut préserver quelque chose de la mémoire. L’écriture ne retient rien, elle est un long ruban qui se dénoue dans l’inachevé. Pourtant, quelque chose avait bien eu lieu, il avait bien fixé sur le papier des figures de sens admirables et pures mais ces figures dans le moment même où elles se gravaient sur la page s’effaçaient par en-dessous. C’est du moins ce qu’il en avait conclu en y repensant les jours suivants. Il y vit l’expression triomphante de l’impuissance de l’écrivain à revendiquer la paternité de ses œuvres. Tout ce que j’écris m’est donné de sorte que je ne puis réclamer réparation auprès d’aucune autorité compétente touchant la perte de ce qui a été écrit. En tant qu’écrivain, je ne forme qu’un simple relais dans le processus créateur, rien de plus. Il en vint à considérer que pour que l’acte d’écrire prenne sa vraie valeur, il devait non seulement ne rien attendre mais encore consentir à laisser à l’instant la jouissance de ce qui s'offrait. Ainsi, à l’issue de son travail, il ne concevrait aucune amertume quand il s’apercevrait qu’il ne restait rien de ce qu’il avait écrit ! Il serait libre de lui-même et de ce qui lui était donné. Mais alors à quoi bon encore écrire ? N’était-ce pas une entreprise vaine si l’on ne pouvait en tirer d’autre profit que le court moment de satisfaction où, le souffle coupé, l’esprit vagabonde loin des sentiers battus ?

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