Souvenirs empruntés (13)

Publié le par Julien Métais

Je me souviens d’avoir été suivi dans la rue par un arbre qui chaque fois que je me retournais pour le prendre sur le fait adoptait invariablement une posture immobile. Las de ses dérobades, je m’approchai de lui et quelle ne fut pas ma surprise quand je vis deux branches s’abaisser jusqu'à moi, puis me soulever de terre et m’emporter jusqu'en haut de sa cime frémissante. Moi qui ne vivais que pour contempler d’une céleste hauteur ce charmant petit caillou qu’est la terre, je fus saisi de vertige quand je constatai que tout ce qui venait frapper ma vue n’avait guère plus de consistance qu’une image brisée depuis son centre en mille morceaux. Profondément déçu par la vue de ce spectacle affligeant, j’ordonnai à cet arbre de me redescendre sur-le-champ, je courus chez moi puis revins avec une tronçonneuse afin de couper net l’essor de la rêverie qui m’avait pendant si longtemps trompé sur le pouvoir enchanteur de la nature.

Je me souviens d’avoir voulu mettre un terme à la morosité qui commençait sérieusement à me gagner en sautant dans la Seine. Quand je sortis de l’eau, j’avais la tête toute bourdonnante d’idées, si bien que sans prendre le temps de me sécher, je courus jusque chez moi et m’installai à mon bureau. Je tentai de fixer sur le papier toutes les étincelles de beauté qui m’avaient rendu à la vie mais ma tête tournait languissamment, incapable de se poser sur l’une d’elles, glissant dans un espace insaisissable, effroyablement démunie. Après de nombreux efforts infructueux, je sentais déjà poindre en moi cette affreuse morosité qui allait encore me tordre l’âme. Je résolus donc de prendre les devants. Puisque le temps qui s’écoulait entre ma sortie de l’eau et mon immeuble était trop long pour espérer pouvoir profiter des fruits de cette brève immersion, je disposai sur les quais de Seine une petite table avec un bloc de papiers et de quoi écrire. Puis je me dirigeai promptement vers le pont d’où, sans réfléchir, je plongeai à nouveau. Ma tête, sous l’effet du froid, commençait à vibrer et à s’animer de mille figures. Il ne fallait pas tarder, je me hissai hors de l’eau et me jetai sur mon bureau où je m’appliquai à noter dans leurs reflets éblouissants les mille nuances de la pensée. Les idées tombaient sur la feuille les unes après les autres mais, même fixées sur le papier, elles conservaient un air gracieux et exquis. C’est dans ces conditions peu communes que j’écrivis mon premier livre et, croyez-le ou pas, le succès de librairie fut foudroyant ! A tel point qu’on m’autorisa à construire sur ce quai une petite cabane en bois où je me retire après chaque plongeon devant des groupes de touristes interdits.

Je me souviens des acrobaties verbales de mes contemporains et de leur volonté incorrigible d’impressionner leur lecteur en tordant la phrase dans tous les sens, en lui imprimant des postures peu avantageuses, des contorsions dangereuses pour son équilibre, des poses suggestives dégradantes. Tout est bon, semblent-ils penser, pour ne pas laisser se perdre ce petit rayon de soleil qui leur tient lieu de nombril !

Je me souviens du jour où je fus écrasé par une voiture pour n’avoir pas voulu laisser filer la rêverie qui me précédait.

 

Je me souviens d’avoir vu le glaive de Dieu sortir de la bouche du bourgeois affolé, en lisant l’Exégèse des lieux communs de Léon BLOY, livre fort édifiant s’il en est.

 

Je me souviens de m’être promené sur les falaises d'Etretat puis, agacé de voir voler autour de moi les mouettes criailleuses, je pris mon élan et une et deux, je sautai dans le vide. Je planais plus fier que l’aigle royal, les airs étaient à moi, le vent me poussait et j’embrassais d’un coup d’œil la mer houleuse en bas ainsi que les rares baigneurs qui s’étaient jetés à l’eau. Quel pur délice que de dériver doucement sans craindre de heurter un de ses semblables ! Mais soudain je vois poindre du fond de l’horizon une masse blanche pourvue de deux ailes. Je ne peux faire autrement que de changer de trajectoire si je veux éviter un choc frontal. J’esquive donc ce malotru et voilà que je perds l’équilibre et dégringole dans les airs et tombe dans l’abîme liquide et m’y enfonce encore et encore. J’eus beau déployer toutes les ressources de la rhétorique, ma mère ne voulut rien entendre, et c’est ainsi que je me noyai le jour de ma naissance !

 

Je me souviens d’avoir beaucoup voyagé dans la littérature française puis de m’être arrêté sous l’ombrage d’un grand chêne vert où une chaise longue semblait m’attendre. Je me jetai dessus, certain d’avoir bien mérité cette place de choix, et voilà que la toile cède sous mon poids et que je me retrouve dans le dernier cercle de l’enfer du vieux DANTE.

 

Je me souviens d’avoir donné du fil à retordre à mes contemporains qui en usèrent avec moi de la façon la plus grossière qui soit. Ils se munirent d’une grande paire de ciseaux et coupèrent dans le vif du sujet le chemin que je préparais à leur paresse coutumière.

 

Je me souviens d’être tombé dans un trou où je heurtai l’étoile noire de la mélancolie que depuis j’ai appris à connaître et à aimer, et qui guide et éclaire chacun de mes pas.

 

Je me souviens du jour où les fanatiques, parce que la rumeur selon laquelle le Prophète aurait violé sa mère et bu de l’alcool pour supporter sa condition d’envoyé, ne cessait d’enfler et de se propager à travers tout le Moyen-Orient, retournèrent contre eux la lame de leur couteau et se tranchèrent la gorge à tour de bras, laissant sous leurs corps une immense mare de sang d’où émergèrent soudain les victimes des attentats qui revinrent saluer leurs proches et reprirent à leur côté le cours de leur vie.

 

Je me souviens d’avoir dû administrer une gifle à une personne âgée qui me soutenait mordicus que depuis qu’elle avait atteint un âge avancé elle ne pouvait plus parler ni exprimer son opinion sans tomber sur-le-champ dans un sommeil de plomb.

 

Je me souviens du jour où l’envie subite me prit de fréquenter les grands auteurs dont, pendant de si longues années, j’avais fait de leurs œuvres ma nourriture quotidienne. Je croisai d’abord un vieux grincheux qui ne daigna pas m’adresser la parole, c’était l’incomparable CELINE, puis, un peu plus loin, un homme tellement occupé à fixer les mille nuances de son esprit qu’il ne me vit pas, c’était le noble VALERY, puis plus loin encore, un affreux asthmatique qui vous soufflait au visage avant de se cacher honteux sous les draps de son lit, c’était le divin PROUST, puis, un homme au visage plein d’esprit dont le sourire sardonique donnait l’impression pénible à celui qui le regardait qu’il se fichait ouvertement de lui, c’était l’adorable VOLTAIRE, puis un homme inflexible et violent qui semblait vouloir soumettre le monde à ses desseins et qui, dès qu’il me vit, m’enferma dans son livre sans ménagement, c’était le fascinant PASCAL, puis encore plus loin un bon vieillard qui, visiblement, n’avait pas de temps à me consacrer et me laissa plusieurs jours à la porte de sa tour, c’était le sage MONTAIGNE, puis bien d’autres encore… Un instant perplexe, je revins sur mes pas et me dis que, tout compte fait, mieux valait converser avec les livres qu’avec leurs auteurs. Aussi, sans même me retourner, je claquai la porte de ma chambre au nez de mes illustres prédécesseurs et repris une lecture que je n’aurai sans doute jamais dû interrompre.

 

Je me souviens du jour où j'aidai un jeune aveugle à traverser une rue très passante. Quand nous arrivâmes sur le trottoir d’en face, il se tourna vers moi et me demanda à quelle hauteur je souhaitais être rétribué pour ce service. Je lui répondis que ce service n’attendait aucune rétribution financière particulière, qu’il avait été rendu de façon désintéressée et que, par conséquent, il n’y fallait pas songer. Mais voilà que le jeune aveugle perd patience et s’énerve, me traitant de tous les noms, d’escroc, de voleur, de gredin… Je lui saisis alors la canne des mains et lui assène deux grands coups sur la tête. Il tombe par terre et me regarde de travers. Honteux de mon acte, je ne puis m’empêcher de sortir de mon portefeuille un billet que je glisse dans l’une de ses mains crispées et je prends la fuite comme un vaurien. Comprenne qui pourra !

 

Je me souviens du jour où je devins invisible. Je rentrais d’un séjour à l’étranger, en Afrique noire pour être précis, et ce n’était pas sans sur une certaine fébrilité que j’envisageais la perspective de revoir ma famille, mes amis, les gens de mon quartier enfin que je connaissais tous plus ou moins, pour la bonne raison que je vivais là depuis ma plus tendre enfance et que nombre d’entre eux étaient devenus les amis de mes parents. Or ce ne fut pas sans stupeur, au moment où je traversai la place du marché, que je constatai qu’aucun des habitants ne daignait me jeter un regard. J’avais beau les saluer et leur faire signe, ils semblaient ignorer ma présence. Interdit, je poursuivis ma traversée qui débouchait, à l’extrémité de la place, sur la grande librairie où enfant j’avais appris à lire. Je poussai la porte pour signaler mon retour aux parents de mes amis, qui tenaient la librairie mais, chose curieuse, ils ne tournèrent même pas la tête vers moi. Tout cela me paraissait complètement absurde. Pourquoi faire semblant de ne pas me reconnaître ? Quelle méchante farce voulaient-ils donc me jouer ? J’en étais là de ces pensées quand j’arrivai devant mon immeuble. Chargeant non sans peine mes valises dans l’ascenseur, je montai au 2ème étage et ouvris la porte. A cette heure, ma femme devait être rentrée de son travail et mes enfants occupés à je ne sais quel jeu de société. Je claquai la porte derrière moi pour bien signaler ma présence. Mais là encore, personne ne fit attention à mon arrivée. Ma femme pourtant était bien là, affairée sur son petit secrétaire, mes enfants autour d’elle jouaient aux cartes… Même le chien ne broncha pas. Furieux, je posai mes bagages et me mis à crier de toutes mes forces : « Je suis de retour, c’est moi ! ». Mais ma femme était visiblement trop absorbée dans son travail, et mes enfants demeurèrent parfaitement indifférents à mes appels. Je me dirigeai vers eux, pris l’aîné dans les bras et commençai à le secouer vivement, mais on aurait dit que cet acte même ne le concernait pas, car dès que je le posai à terre, il reprit comme si de rien était sa partie de carte. D'ailleurs, c’était à son tour de jouer ! Les jours passèrent, mornes et identiques, et je n’avais guère plus de consistance qu’un fantôme errant à la lisière de la mémoire. J’avais d’ailleurs remarqué que chaque fois que je me trouvais sur le chemin de ma femme ou de l’un de mes enfants, ils me traversaient sans rencontrer aucune résistance. Mon corps s’était comme dématérialisé, mon esprit n’existait que pour moi. Bref, j’étais devenu invisible. Je passais de longues nuits à pleurer sur mon sort, puis me rappelant mon séjour en Afrique, les tribus que j’avais visitées, les vieux sorciers avec qui j’avais assisté à des cérémonies d’envoûtement, je me dis qu’il y avait peut-être un lien entre ma nouvelle condition et ce voyage. Une scène, en particulier, me revenait à l’esprit, une dispute musclée avec l’un de ces fameux sorciers qui avait laissé éclater sa colère en me menaçant de me jeter un sort. Y prêtant sur le moment peu d’attention, je l'avais quitté et laissé à ses menaces. Sans doute les avait-il mises à exécution… A la lumière de cet événement, les choses prenaient toute leur cohérence : mes valises, si lourdes, exprimaient le poids mort de mon corps dont l’esprit avait été chassé, de sorte que je ne pouvais espérer retrouver mon ancienne condition que si je détournais le sort qui m’avait été jeté. Je dus donc repartir pour l’Afrique, pister la trace du sorcier – je note en passant que j’aperçus dans une tente un jeune reporter roux avec une houppette et un petit chien blanc très bavard – et obtenir de lui après maintes supplications et un dédommagement substantiel qu’il cesse de me poursuivre de son maléfice. Quand je revins chez moi, sans bagages, mes amis, dès qu’ils m’aperçurent, vinrent à ma rencontre pour me saluer et me demander des nouvelles. Comme il est bon de se sentir exister dans le regard de ceux qu’on aime !

 

Je me souviens du jour où HERGE vint frapper à la porte de ma ferme pour que je lui raconte les aventures de Tintin qu’il avait le projet d’adapter sous forme de bande-dessinée.

 

Je me souviens du jour où alors que je lisais tranquillement le journal sur une chaise longue au fond de mon jardin, je vis s’abattre sur moi une armée de grosses sauterelles. Quand je recouvrai mes esprits, j’étais étendu par terre, le corps meurtri, avec dans la main un morceau de journal déchiré. En me redressant, je remarquai en regardant plus attentivement ce bout de papier que l’événement qui venait de se produire avait été annoncé. Il y était même spécifié qu’il s’agissait là d’un avertissement et que la prochaine fois l’espèce humaine entière serait décimée. Je me demandais quel crime avait commis l’homme pour mériter un tel châtiment. Je pensais, bien sûr, aux guerres et aux génocides qui avaient ensanglanté le XXème siècle, mais au fond de moi il me semblait que l’homme avait toujours lutté pour conserver sa vie et j’y voyais là davantage une marque de grandeur que de misère. Certes, l’homme était une créature imparfaite mais rien ne justifiait un si terrible châtiment. C’est alors qu’un cri retentit et que le ciel s’ouvrit. L’armée de sauterelles se dirigeait droit sur moi. Je me cachai sous ma chaise longue, puis plus rien. La nuit engloutit tout. On retrouva par la suite le morceau de journal accroché à la barbe d’un épi de maïs. J’étais apparemment le seul à avoir subi les foudres de la colère divine. Ô cruelle injustice !

 

Je me souviens du jour où, par un bel après-midi d’été, je flânais, rêveur, sur un grand boulevard parisien. L’air était vif et pur et le soleil éclatant brûlait la chaussée. Soudain, je sentis sous mes pieds le trottoir s’amollir et bouger. Des vaguelettes, d’abord à peine perceptibles, commencèrent à se former autour de moi. J’avais les pieds dans la vaste mer. Enchanté par cette métamorphose, je ne perds pas une minute, j’ôte mes vêtements et me prépare à plonger. Mais à ce moment précis une énorme voiture me percute de plein fouet et, après maintes pirouettes et sauts périlleux, je me retrouve dans la piscine d’un luxueux hôtel parisien, couché sur le dos, en train de divaguer lentement, contemplant au ciel je ne sais trop quelle constellation…

 

Je me souviens du jour où les poules, à coups de bec acérés, chassèrent les hommes de leur vaste demeure et les enfermèrent sans ménagement dans un espace à peine plus grand que l’ongle d’un pouce.

 

Je me souviens du jour où je décidai de descendre de mon arbre généalogique pour me dégourdir les jambes. Quand je revins pour reprendre ma place, celle-ci était occupée. Préférant ne pas provoquer d’esclandre – qu’est-ce qu’une image dans le cours des générations humaines ? – je tournai le dos à mes descendants et plongeai dans la vaste mer.

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