Souvenirs empruntés (12)

Publié le par Julien Métais

Je me souviens du jour où il plut copieusement sur mon immeuble. Ne voulant pas laisser à la nature le dernier mot, j’enfourchai mon vélo pour changer de quartier. Mais la pluie semblait vouloir me faire payer je ne sais quelle faute. Je laissai mon vélo et pris le train pour le sud. Quand je sortis du train, alors que durant le trajet la pluie s’était calmée, je fus accueilli par des rafales de vent auxquelles se mêlaient des giboulées. Quel crime affreux avais-je pu commettre pour être à ce point l’objet des fureurs du ciel ! Je me précipitai à l’aéroport le plus proche et embarquai pour une destination où le soleil brûlant règne en maître incontesté. Juste après l’atterrissage, le ciel s’obscurcit, des nuages s’amassèrent au-dessus de ma tête, et dans un éclair, à travers les rafales de vent reprenant de plus belle, j’aperçus l’œil du cyclone qui me regardait ! Pris au dépourvu, je me cachai sous terre. Mais l’eau se mit bientôt à couler et à rendre l’endroit où je m’étais retranché parfaitement insalubre. Déjà de gros rats dansaient autour de moi, prêts à consommer leur pauvre victime. Sans plus attendre, je remontai à la nage le chemin emprunté par l’eau, j’arrivai jusqu'à l’océan. Sortant un instant la tête de l’eau, je pus voir une dernière fois l’œil furieux du cyclone. Prenant une profonde inspiration, je décidai d’aller chercher dans les profondeurs de l’océan la paix qui semblait m’être refusée sur terre.

Je me souviens du coup au cœur que je reçus le jour où je surpris dans la vitrine d’un grand magasin parisien le visage de mes ancêtres qui, à la file les uns derrière les autres, semblaient faire la queue dans l’espoir de me confier quelque secret. Je m’approchai doucement et je reconnus le visage de mes grands-parents, derrière eux mes arrières grands-parents, et ainsi de suite. Je poussai la porte du magasin, tout à la joie de m’entretenir avec ces êtres à qui je devais d’être là mais quand je m’approchai le premier visage – celui de ma grand-mère paternelle – fondit comme cire au soleil. Je me tournai alors vers le visage de mon grand-père qui semblait sur le point de dire quelque chose mais je ne pus saisir le sens de ses paroles car il disparut aussitôt. C’est ainsi que je remontai mon arbre généalogique sans avoir pu saisir le sens de toute cette scène puisque toujours au moment de parler le visage s’évanouissait. Je me trouvais à présent devant le dernier visage – en réalité, le premier ! – dont je crus entendre à travers le tremblement des lèvres l’avertissement suivant : « Ne te retourne pas ! ». Suivant à la lettre son conseil, je me retournai sur-le-champ et devins à mon tour l’un des innombrables visages. Il ne me restait plus qu’à espérer par je ne sais quel heureux hasard que l’un de mes enfants passe devant cette vitrine et ait la lucidité de me reconnaître !

Je me souviens de m’être mis à écrire pour effacer les traces de mon passage.

Je me souviens d’avoir eu des sueurs froides le jour où j’ai réalisé que si je déflorais dès à présent tous mes souvenirs je n’aurai plus de substance pour réchauffer mes vieux jours. Je mourrai de froid près d’un vieux poêle qui ne fonctionne plus. Je serai le plus seul et le plus malheureux des hommes.

Je me souviens d’avoir longtemps erré après une idée qui se dérobait. Faute de parvenir à mes fins, je vaquais à d’autres occupations quand, un jour, je vis foncer sur moi une boule de feu qui me traversa de part en part, non sans me gratifier au passage d’une myriade de petites étincelles qui peu après s’assemblèrent et formèrent comme un immense corps lumineux sous lequel je recueillais chaque matin des germes de vie, lesquels fécondèrent si bien mon esprit, qu'aujourd’hui, je suis un homme qui ne peut pas vivre un instant sans concevoir une idée, puis une autre, et encore une autre. Mon bonheur a fait mon malheur puisque depuis ce jour funeste je ne dors plus, étant la proie continuelle d’un travail intérieur qui sécrète sans fin des monceaux d’idées dont personne ne veut et dont je ne sais que faire. Je sais bien que la substance mentale est peu vendeuse et que c’est même folie que de prétendre en faire commerce mais je n’ai que cela pour vivre… Qui donc aura la bonté de ne pas laisser se perdre cette substance minérale qui est quand même le plus précieux de l’homme, n’est-ce pas ?

Je me souviens d’avoir vu une femme en tenue de soirée sur le point de traverser un grand boulevard parisien à un endroit strictement interdit aux piétons. Regardant à droite puis à gauche, elle se précipite, juchée sur ses hauts talons. Or voilà qu’à mi-parcours arrive à toute allure une voiture qui lui passe dessus et, sous la violence du choc, s’arrête sur elle. Puis une deuxième voiture qui, freinant brusquement, se renverse sur la chaussée humide et vient atterrir au-dessus de la première. Puis une troisième voiture, puis un motard qui décrit un superbe vol plané au-dessus de la femme et de la pile de voitures. Les passants curieux n’osent à peine imaginer ce qu’il doit rester de la pauvre femme. Reste-t-il même encore une femme se demandent-ils secrètement. La foule se rapproche et entend comme un soupir et voilà qu’une jambe apparaît puis une autre puis un bras. Et voilà que notre femme se relève, se repoudre, se recoiffe, remet sa tenue en ordre et sans un mot entre dans l’immeuble de l’autre côté du boulevard !

Je me souviens de l’habileté révoltante avec laquelle les hommes se portent mutuellement préjudice à seule fin de posséder le sentiment enivrant de vivre au-dessus des contraintes que chacun représente pour tout autre.

Je me souviens d’avoir longtemps été un incorrigible perroquet puis, las de contrefaire en moi la bête, je quittai le perchoir où inlassablement je piétinais et, plein de franches résolutions, je pris mon envol vers des contrées inconnues. Mes ailes, qui ne me servaient jusqu'alors qu’à rétablir un équilibre imparfait, devinrent mon principal moyen d’expression et, grâce à elles, je découvris la profondeur enivrante de l’espace et le possible cessa d’être un mot que l’on répète machinalement pour devenir une réalité pleine et vivante. Je vivais dans un état d’enchantement perpétuel traçant de la pointe de mes ailes des lettres de feu qui m’attiraient irrésistiblement vers un foyer lumineux dont la perception intérieure m’emplissait de sentiments ineffables. Plus jamais je ne remettrai les pieds sur un perchoir et n’ouvrirai la bouche pour l’emplir du vide des mots. Le mutisme solaire où je m’abîme vaut bien toutes les belles paroles dont se gratifient les hommes.

Je me souviens de l’érosion insensible de l’autorité qui se leva de la chaise où depuis si longtemps elle trônait et exerçait un magistère infaillible – descendit lentement de son estrade et se dirigea sans bruit vers le fond de la classe – invita les élèves à prendre sa place en allant au tableau et à occuper avec opiniâtreté le petit morceau de territoire qui traçait jadis l’espace sacré où le savoir prenait la parole – s’assit au dernier rang pour mettre à l’aise les élèves et ne leur communiquer sous aucun prétexte le sentiment d’une quelconque supériorité – reçut le pain béni que ces chers petits chérubins voulaient bien lui livrer dans un désordre et un vacarme de tous les diables – rentra chez elle le soir avec des mauvaises notes et des punitions mortifiantes. Mais, chose curieuse, l’ignorance crasse de nos élèves n’a jamais été aussi grande qu'aujourd’hui, raison pourquoi on leur distribue chaque fin d’année des palmes académiques pour les encourager à n’en pas savoir plus !

Je me souviens d’avoir poussé ma fille si fort sur sa balançoire que seul le ciel sait où elle est maintenant. Nulle trace d’elle depuis ce saut inopiné.

Je me souviens quand les poules inventèrent une langue nouvelle et que les hommes furent contraints de crier pour se faire entendre. Mais jamais leurs cris ne purent faire oublier la nouvelle éloquence des poules.

Je me souviens d’avoir snobé la grande glace du hall de mon immeuble le jour où je m’aperçus qu’elle ne prêtait pas la moindre attention et manifestait même une franche indifférence aux clins d’œil que je lui lançai en passant.

Je me souviens du jour où à cause d’un rhume carabiné on dut faire évacuer l’immeuble où je logeais. On avait craint que les murs se lézardent et que des fuites d’eau se déclarent dans les étages inférieurs.

Je me souviens d’avoir aimé les hommes, de les avoir longuement serré dans mes bras et quand je me dégageai de cette fraternelle étreinte de m’être senti le plus seul d’entre tous.

Je me se souviens d’avoir dépecé l’homme – tendons, muscles, nerfs – pour voir briller un instant dans la nuit obscure qu’il est pour lui-même la blancheur inattaquable de ses os.

Je me souviens d’avoir jeté dans une décharge publique la défroque de notre humanité.

Je me souviens de l’épine au cœur qui me réveillait en sursaut au milieu de la nuit et m’obligeait à veiller jusqu'à l’aube pour ne pas laisser se perdre l’intransigeante beauté des cimes.

Je me souviens de m’être cogné la tête contre un arbre et quand je levai les yeux vers la cime de ce gigantesque obstacle, j’aperçus des nuées d’étoiles tournoyant délicieusement dans la profondeur des cieux.

Je me souviens de m’être introduit nuitamment dans le musée du Louvre et, après deux heures d’intense contemplation, d’avoir dessiné une courte barbe à la Joconde. Quand je m’éloignai du tableau la ressemblance était si évidente qu’elle en devint troublante. J’avais sous les yeux le portrait craché du bon docteur FREUD !

Je me souviens d’avoir laissé ma plume se fourvoyer et d’en avoir conçu un sentiment de ravissement indicible. Pour la première fois je pouvais aller nulle part sans crainte de me casser le pied contre une borne kilométrique.

Je me souviens d’avoir versé de chaudes larmes sur la terre fertile du souvenir et d’avoir vu l’invisible prendre figure.

Je me souviens du jour où je surpris la reine d’Angleterre, l’œil collé à la serrure d’une chambre d’enfant, épiant son arrière-petite fille en train de jouer au docteur avec un cousin éloigné. Elle en fut toute retournée. Quand elle regagna ses appartements, elle commença à se sentir mal en point et, sur les instances de son fils, elle consentit à faire venir à la cour son docteur attitré. Or celui-ci, qui était un jeune homme d’une trentaine d’année – autant dire qu’il aurait aussi bien pu être son petit-fils – était d’une élégance rare et d’une compétence exemplaire, de sorte que toute la cour s’arrachait ses bons soins. Quand il entra dans la chambre de la reine alitée, à l’instant même où il croisa son regard, il put voir s’allumer dans sa prunelle dilatée une flamme violente qui le fit un instant hésiter. Il savait, avant même de l’avoir écoutée et examinée, de quel mal mystérieux souffrait la reine. Il avait reconnu dans le foyer de cette flamme un désir charnel que rien ni personne ne pouvait assouvir, un désir presque contre-nature étant donné l’âge fort avancé de la reine. Quel remède dès lors proposer à ce mal incongru sans donner à la reine le sentiment désobligeant de savoir de quoi il retourne, et de se trouver ainsi dans une situation pour le moins compromettante ? En l’écoutant parler et en le regardant, la reine comprit de son côté que ce jeune docteur était la cause adorable du mal dont elle souffrait, car elle ne pouvait s’empêcher de soupirer d’aise à ses côtés, jouant la coquette et se trouvant dans un état d’excitation inconnu. Elle était devenue cette arrière-petite fille qu’elle avait surpris l’autre jour et elle désirait à présent que le docteur joue le rôle de son cousin éloigné. Mais devant tant d’empressements, le docteur prit peur et pour sauver son intégrité demanda sur-le-champ la permission de se retirer de la cour. La reine eut beau le poursuivre de sa flamme à travers les miroirs multipliés du palais, il finit par disparaître derrière un rideau de la chambre royale. A celui qui connaît cette histoire, il est encore possible de percevoir dans le regard atone de la reine comme l’ombre d’un feu, expression douloureuse d’un désir frustré que seule la mort est destinée à éteindre.

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