Souvenirs empruntés (5)

Publié le par Julien Métais

Je me souviens du jour où ma bibliothèque prit feu et où je trouvai un refuge provisoire dans une rangée de livres, encore épargnée par les flammes. Cependant, face à la rapide progression du feu, je n’eus d’autre choix que d’ouvrir le premier livre à ma portée et de me jeter dedans. L’instant d’après, je me trouvai dans la rue charmante d’une petite ville d’Italie, flânant le long des quais devant un magnifique coucher de soleil. Qu’il fait bon vivre dans les histoires des autres !

Je me souviens d’un certain Monsieur Plume qui s’est égaré un jour dans le dédale d’une page et qu’on n’a plus revu depuis.

Je me souviens d’avoir surpris en tournant une page la grosse tête de Victor HUGO qui bouchait la vue imprenable sur les confins.

Je me souviens d’un homme qui, chaque fois qu’il rencontrait un obstacle sur son chemin, ne pouvait se résoudre à l’enjamber ou à le contourner, il se faisait un devoir de l’éliminer sur-le-champ. C’est ainsi que, au cours de sa longue vie, il a dû abattre un grand chêne, dépecer un cheval, écraser une souris, raser une maison, désosser une voiture, couper en deux un chameau, piquer un frelon, fendre un morceau de banquise, ouvrir un passage dans l’océan atlantique, arracher les pages d’un vieux manuscrit, taper du pied dans une fourmilière, ouvrir une porte, aplatir un train, démembrer un avion, jeter la lune dans un trou, désintégrer une météorite, abolir une galaxie désireuse de l’attirer dans son champ d’attraction… Cet homme qui a accompli tant d’exploits gît aujourd'hui, je le sais de source sûre, au fond d’un fauteuil roulant depuis lequel il réforme le monde et travaille avec une égale ardeur à la pulvérisation des confins.

Je me souviens du jour où la reine d’Angleterre s’est présentée à mon domicile parisien. Je l’ai reçue ainsi que toute tête couronnée doit l’être, avec une grâce et une courtoisie exquise, je lui ai proposé de prendre place dans mon fauteuil Louis XVI, à côté de la fenêtre, prêt du bureau Louis XV qui trône au milieu de la pièce, non loin de la commode Louis XIV offerte par un oncle maternel, puis j’ai envoyé mes filles chercher le précieux service à thé de la famille datant de l’époque d’Henri IV. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis la reine, le visage empourpré, se lever brusquement et dire à l’aînée qui s’inclinait devant elle, après lui avoir proposé une tasse, que jamais la reine ne consentirait à retremper ses lèvres dans ce breuvage infect, que si nous avions voulu l’empoisonner nous ne lui aurions pas donné autre chose, que décidément les Français n’y entendaient rien au bon goût et aux bonnes manières ! Mais, le plus troublant, fut peut-être le regard qu’elle me lança en partant, regard jaune oranger dans lequel je voyais doucement infuser des feuilles de diverse nature et dont j’aurai été bien inspiré de lui servir un breuvage. Telle est la vanité des têtes couronnées que si le monde n’est pas l’expression exacte de leur façon de voir, il se dégrade en une chose vulgaire qui heurte leur sensibilité jusqu'à remettre en cause le prestige de leur lignée céleste.    

Je me souviens du jour où, tranquillement étendu sur une chaise longue au fond de mon jardin, je contemplais dans le ciel immaculé les figures enchaînées que, sous l’action du vent, les nuages composent avec un art remarquable et une imagination sans défaut. J’ai toujours eu une prédilection pour ce spectacle divin qui se joue au-dessus de nos têtes, une grande part de mes rêveries naissant de ce défilé de formes aussi délicates et pures qu’improbables. C’est ainsi que j’observais un grand drapeau blanc qui déjà faisait place, dans son battement de gaze, au museau d’un mufle poussif, lequel à son tour prenait l’apparence d’un magnifique chapeau surmonté d’une plume de nacre, puis d’une immense jarre pleine de lait, etc. A un moment, le nuage se ramassa sur lui-même et forma une tête ronde avec des joues curieusement gonflées, comme celles d’un homme qui joue de la trompette – c’est du moins l’image qui me vint à l’esprit. Sous le nez, à peine visible, une entaille allant s’élargissant, sorte de bouche gigantesque en train d’absorber une quantité d’air impressionnante et qui allait se loger dans chacune des deux joues. Cette tête fugitive, suspendue entre ciel et terre, semblait attendre quelque signal mystérieux pour s’effacer à son tour. Puis, soudain, le signal : deux yeux qui s’ouvrent démesurément et tout l’air accumulé bruyamment rejeté dans un souffle d’une force prodigieuse. Je tombai à la renverse tandis que le toit de ma maison alla s’aplatir dans le champ voisin qui, telle une toupie, tournait sur lui-même à toute vitesse. Je n’étais pas en mesure de voir précisément le spectacle qui m’entourait mais je sais que je dus la vie aux cornes d’une vache qui par je ne sais quel miracle surnageait péniblement dans cet effroyable déluge et sur lesquelles on m’assit sans me demander mon avis. De là je pus observer les joues se dégonfler, le souffle expirer, la tête se diluer et, croyez-le ou pas – mais il faut me croire, lecteur, car je dis la vérité – une plume caressante recomposer un paysage nouveau.

Je me souviens d’avoir visité une maison qui se composait d’une enfilade de portes, chacune ouvrant sur la suivante, la dernière débouchant sur un mur infranchissable. C’est pourtant au pied de ce mur que j’ai appris la rectitude de la pensée et la nécessité de puiser au plus intime la substance qui transporte l’homme dans l’immatérielle splendeur des confins.

Je me souviens du jour où je me suis tordu la cheville pour avoir voulu rendre au sentier tortueux sur lequel je m’étais engagé la platitude de nos avenues.

Je me souviens de la prise infaillible avec laquelle la bêtise me saisit et me jeta au sol et triompha de mes dernières illusions !

Je me souviens du jour où je vins en aide à une tortue sur le dos en me plantant devant elle, à plat ventre sur le sol, et en la regardant lentement agoniser.

Je me souviens de la cruauté d’un enfant qui jetait dans une poêle brûlante des anguilles fraîchement pêchées pour voir ce que cela fait

Je me souviens de la nuit où je me glissai sous mes draps et sombrai dans un profond sommeil. Quand je me réveillai, je gisais au fond d’un étang, les bras autour d’une forme humaine à peine perceptible, dont la ressemblance avec mon arrière-grand-mère était pourtant fort troublante. N’avait-elle pas sur la tête le fichu de ma grand-mère et un long manteau que ma mère porte encore très souvent ? N’avait-elle pas dans les cheveux une superbe broche ayant appartenu à une tante et aux doigts un énorme saphir que je léguais à ma fille au moment de mourir ? La couleur de ses yeux ne ressemblait-elle pas à s’y méprendre à celle de mon arrière-petite-fille sur le point de venir au monde ? Tous ces éléments, quoique confus, ne laissaient aucun doute, j’avais entre les bras l’ancêtre commun à ma famille maternelle. Pénétré de cette conviction, et reconnaissant envers les puissances de la destinée, je serrai de plus belle cette forme contre moi, qui se métamorphosa soudain en un monstre hideux, ouvrant la gueule pour me déchirer en deux. Juste avant d’être englouti, au moment où j’étais à moitié dans sa gueule, les jambes déjà bien engagées, la tête encore à l’extérieur, et observant en attendant de disparaître son effrayante dentition, je remarquai que l’une de ses dents n’était pas comme les autres, beaucoup plus petite par la taille, elle faisait songer à une sorte de couronne pivotante qui j’en suis sûr à présent avait appartenu à mon grand-père. Décidément, le monde est drôlement fait !

Je me souviens d’un arbre solitaire au pied duquel je tombai de fatigue parce qu’il n’eut pas la décence de porter fruit le jour où j’eus l’infinie délicatesse de lui rendre visite.

Je me souviens du jour où je tirai la barbiche de la reine d’Angleterre parce qu’elle avait proclamé, en session extraordinaire, que j’étais indigne de comparaître à la cour à cause du peu de soin de mon apparence. Elle en fut fort contrariée mais mon honneur était lavé !

Je me souviens de m’être roulé dans la farine et quand je revins à moi j’étais blanc comme neige.

Je me souviens d’avoir remonté des profondeurs de la page des ossements, des bouts de tissus, des chaussures, des tessons de bouteille, des préservatifs…

Je me souviens du jour où les meubles de ma maison, prisonniers d’un ordre immuable, tramèrent une conspiration pour me chasser. A peine avais-je fait un pas dans l’entrée que les têtes de sanglier suspendues aux murs, l’une en face de l’autre, se jetèrent sur moi en me donnant de puissants coups, tandis que le tapis se retira de dessous mes pieds et que le buffet du fond alla à ma rencontre à la vitesse de l’éclair. L’instant d’après j’étais dehors à compter les étoiles dont j’allais à présent devoir faire mon principal mobilier.

Je me souviens du jour où j’eus l’idée de démonter la boîte à fantasme que le désir façonne en chaque homme comme une petite cellule où rayonne l’éclair de sa destinée. Je trouvai là de nombreux vestiges des siècles passés mais surtout une petite boîte à musique surmontée d’une longue manivelle qui, quand on la tournait, émettait un petit son aigu, s’intensifiant peu à peu, et passant par des tonalités différentes. Je compris que j’avais sous les yeux le plus simple appareil jamais inventé par dame nature pour conquérir le psychisme humain, en le jetant dans une danse folle que seul un spasme arraché aux entrailles de la terre peut assouvir.

Je me souviens de ma lecture émerveillée d’Enfance Berlinoise de Walter BENJAMIN, qui remodela en profondeur le paysage de mon enfance et la perception intime que j’en avais.

Je me souviens du jour où je m’étais adossé à un arbre solitaire, après une longue marche sous un soleil brûlant. Perdu dans une rêverie délicieuse, je voyais des formes extravagantes qui tournaient autour de moi et posaient à mes pieds, comme un doux présage, des couronnes de fleurs, puis se retiraient aussi rapidement qu’elles étaient apparues. Enivré par l’aiguillon de ces danses pleines de charme et de grâce, mon regard immobile semblait fixer l’invisible. Quand je recouvrai mes esprits, je tournai la tête et fut tout étonné de me retrouver seul. J’éprouvais une sensation de gêne désagréable. Baissant les yeux, je m’aperçus que mes jambes et mon torse entier étaient parcourus de gros bras de lierre qui s’entremêlaient et m’interdisaient tout mouvement. Prisonnier de l’arbre auquel j’étais adossé, je passais le restant de mes jours à souhaiter le retour de ces formes enchanteresses – quel autre espoir pouvais-je encore caresser ? Malheureusement pour moi je dus me contenter de quelques vulgaires gnomes qui, désireux de mesurer leur force, abattirent l’arbre et ce faisant m’enlevèrent la vie.

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