L'Ennui

Publié le par Julien Métais

L’homme a besoin de s’ennuyer, il a besoin d’éprouver jusque dans sa chair la grandeur de son agonie qui remonte et éclate au soleil.

Peu de gens savent trouver dans l’ennui le refuge capable de les réconcilier avec la solitude du monde.

L’homme s’ennuie pour meubler le néant qui a pris possession de son désir.

Les enfants s’ennuient et par là ils connaissent que rien n’est plus indispensable que de sentir à certaines heures privilégiées la botte du temps peser sur sa poitrine. On mesure mieux alors la richesse infinie du royaume qu'on abrite.

L’ennui incurable étend au fond de l’homme sa nuit d’encre impénétrable.

Dans l’ennui il n’y a plus rien à imaginer. Cette absence d’imagination est la seule image qui subsiste du monde.

Au fond l’ennui est peut-être l’expression physiologique de l’impuissance de l’homme à mourir. Il condamne l’homme à une agonie sans fin.

On s’ennuie pour fabriquer du temps pour les générations futures.

La créativité de l’ennui est sans borne : il engendre des déserts à perte d’âme.

Dans l’ennui l’âme devient pour elle-même une terre inhabitable, une terre sans espérance. Elle éprouve avec une intensité douloureuse la profondeur de son enracinement dans le pur néant qui forme à présent son seul lien sensible avec le monde des vivants.

L’incuriosité de l’ennui épuise d’un coup la puissance d’émerveillement de l’esprit.

L’ennui est nécessaire pour percevoir avec netteté ces mille mouvements imperceptibles qui composent dans leurs nuances infinies l’étoffe même de l’âme. Ennuie-toi et tu seras pour toi-même une source d’émerveillement continue.

L’ennui découvre aux hommes la vanité du langage qui tourne autour d’un point sans avoir les moyens de le ressaisir. De là l’impression que le monde se retire et que l’âme demeure seule face à son néant.

L’ennui se divertit des hommes bien plus sûrement qu’ils ne se divertissent de lui.

Il arrive que l’homme se vautre dans l’ennui comme dans une litière fabuleuse pour fuir les maux du présent qui le harcèlent de tous côtés.

Le paysage de l’ennui, je n’en sais pas de plus aride ni de plus désœuvré. Tout n’y est que signes en perdition et effondrement d’âme.

Dans l’ennui l’errance se fige en formule de mort.

L’ennui met partout des verrous aux portes de l’âme. Plus d’issue possible, il va falloir habiter ce désert et endurer avec un courage héroïque le grand vide qui emporte le secret de notre destinée.

Observez cet homme affairé au milieu de son empire, pas un seul instant où il ne soit en train de mener à bien quelque affaire importante, pas un seul instant où son esprit ne soit tendu vers la résolution du problème qui le tourmente depuis la veille, pas un seul instant qui ne soit occupé de sa présence bruyante et frémissante, pas un seul instant qui ne souffre de devoir vivre en si mauvaise compagnie... Et pourtant ce serait une erreur de considérer que sous prétexte qu’il est occupé cet homme ignore l’ennui. Car même dans les moments d’intenses activités l’ennui peut surgir à l’improviste, et il n’est pas exclu que l’ennui soit présent en germe dans toute activité, de sorte que vouloir s’en prémunir par des occupations variées équivaut à s’enfermer vivant avec le mal qu’on redoute et qu’on fuit.

La cause de l’ennui n’est pas extérieure à l’âme, elle est un effet de son impuissance à réjouir l’invisible.

L’ennui lui-même finit par se lasser du vide qu’il ouvre partout sous les pieds de l’homme. La tentation de s’y jeter tout nu ne lui est pas étrangère.

L’ennui est un grain de sable qui enraye la grande horloge du temps. Les secondes cessent alors de s’écouler avec leur régularité implacable, tout se distend et s’affaisse dans un vide vertigineux où le seul sentiment qui domine est l’impression douloureuse de ne plus pouvoir vivre en résonnance avec le monde. Le possible lui-même, centre de la vie psychique, prend l’apparence d’une pierre tombant sans fin dans ce vide suprême. L’homme confronté à sa propre insignifiance n’a d’autre choix que d’endurer lucidement cette situation sans céder à la tentation de s’y complaire, tentation pourtant bien légitime quand plus rien n’existe que ce grand rut du néant au cœur de la création.

Sans l’ennui la vie serait d’une platitude déconcertante.

Certains vont chercher dans l’ennui la force de ne pas désespérer devant l’agitation frénétique de nos sociétés qui ne savent plus honorer comme il se doit le vide au-dessus duquel elles sont suspendues et prospèrent de façon inconsidérée.

L’ennui martyrise l’homme pour lui faire sentir combien son néant est infiniment plus grand que tout ce qu’il en peut concevoir.

Il faut beaucoup s’ennuyer pour sentir à quel point nos racines terrestres composent autant de figures admirables dans le ciel pur du possible.

L’ennui ne touche pas seulement l’homme mais tout le règne animal. Combien de grands singes pensifs sont morts d’avoir perdu de vue leur objet et de s’être laissés absorbés par ce qu’il y avait derrière lui d’inassimilable !

L’ennui est comme un miroir qui renvoie aux hommes la figure inversée de leur impuissance à aimer.

On meurt d’ennui quand l’ennui n’a pas encore révélé sa part la meilleure. Car pour celui qui sait s’ennuyer l’ennui est comme une terre promise qu’il est impossible de ne pas aimer.

L’ennui s’abat sur l’homme avec son poids de mort halluciné. Il paralyse ses centres vitaux et agit sur lui comme s’il voulait le contraindre à contempler le spectacle de son néant et à y trouver une secrète satisfaction.

L’ennui n’est pas perte de temps mais occasion miraculeuse donnée à l’homme d’aller marier son néant avec la joie d’être vivant.

Le travail misérable d’être heureux ne s’apprend que dans la riche compagnie de l’ennui qui persécute les meilleurs d’entre nous.

L’ennui initie l’homme à la grandeur de son énigme.

L’ennui aussi est un brasier.

Ce n’est pas de l’ennui que l’homme doit se préserver mais de la tentation funeste de croire qu’il peut vivre sans lui. Car l’ennui fait sa demeure partout dans le monde, dans le sommeil comme dans la veille, dans les moments d’intense activité comme dans ceux de profond repos. Par conséquent, plutôt que de passer sa vie à fuir par des moyens éculés la peur panique de se retrouver désœuvré, mieux vaut ménager une place à son ennui afin d’apprendre à vivre en paix avec lui. Si cette expérience peut se révéler d’abord douloureuse, elle peut aussi devenir source de grandes espérances car en suspendant l’homme au-dessus du vide du temps l’ennui lui révèle la grandeur du royaume qu’il porte en lui et commence ainsi à le familiariser avec son possible.

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