La Pensée

Publié le par Julien Métais

Pour information : la pensée serait une perte de temps, une pause absurde dans un monde produisant de lui-même les figures de sa satiété. Pourtant – est-ce naïveté de sa part ou folle présomption ? – le penseur ne veut pas céder sur son désir, car il sait que dans cette activité secrète qu’il mène au fond de sa chambre se joue quelque chose d’essentiel à la conservation de la vitalité du monde, il sait que la pensée est un acte où se rassemblent et s’expriment dans sa richesse inépuisable les forces de vie qui structurent son rapport au monde et aux autres, il sait qu’une pensée qui ne se laisse pas enfanter par l’invisible demeure impuissante à rencontrer la beauté du monde. C’est pourquoi il œuvre sans relâche à l’avènement des confins.

La pensée est une suite de transformations au terme de laquelle ce qui est transformé devient la figure privilégiée de ce qui reste à venir.

Le penseur est un homme qui cherche dans la transparence des choses la grandeur de son énigme.

La pensée est une activité de questionnements qui ne se déploie qu’en brisant la ligne de sens qu’elle prétend approfondir. Elle procède par sauts dans l’inachevé.

La paresse de la pensée est de se laisser porter et trouver par ce qu’elle cherche. Là n’est pas son moindre mérite.

Le penseur est un homme persécuté par l’exigence de vérité qui le met au défi de prouver sans délai son humanité.

Le penseur sillonne la page avec une énergie infatigable. Il sait que chaque sillon porte la promesse d’un monde qu’il appartient au lecteur de faire jaillir comme un éclat de lumière de la profondeur de la ligne.

La pensée est l’hommage de l’esprit à tout ce qui ne cesse de le féconder.

La délicatesse de la pensée est de piquer au cœur la vanité des vivants.

Ce qu’il y a de vrai dans la pensée est le mouvement qui la jette dans l’invisible. Hors de ce mouvement tout provisoire la vérité devient la propriété des choses mortes.

Dans chaque pensée un atome de tendresse a fait fortune.

La pensée contraint l’homme à vivre d’expédients.

A force de penser il avait l’âme si dilatée que tout ce qu’il concevait venait grossir de son chant la rumeur du monde.

Le sens excite la pensée mais ne la rassasie pas. Il la laisse sur sa faim.

La pensée est une rature qui permet à l’homme de marcher droit dans l’existence.

La pensée est une lunette sous laquelle le monde prend l’apparence fantastique d’une bête à l’agonie.

La sagesse de la pensée est de ne pas abandonner aux mots la grandeur de son mystère.

Il faut penser sans répit sous peine de périr l’âme brisée de signes.

La haine de la pensée avilit le monde et le transforme en un immense marécage où l’homme s’enfonce de façon inexorable avec à la main son désir gercée de signes.

Les disgrâces de la pensée ne l’empêchent pas de rayonner au-delà des frontières du langage.

Le devoir de la pensée est d’enfanter chaque jour une nouvelle espérance.

Aujourd’hui seule la pensée est encore assez téméraire pour se présenter au lecteur dans sa nudité native. Partout ailleurs tout n’est que masque et difformité.

La grande affaire de la pensée est de passer sous le porche du langage sans s’ouvrir le crâne.

La pensée est un phare qui ouvre aux hommes la connaissance des confins.

Le sérieux de la pensée est d’abandonner le langage à la jouissance de son inertie.

Le penseur n’a que faire de l’approbation de ses contemporains, il sait que le travail souterrain qui l’occupe et le jour et la nuit doit aboutir à la position d’un acte décisif au terme duquel la création transfigurée rencontrera l’invisible.

La pensée est une obsession qui ne se console pas d’être vivante.

Un sentiment poignant de tristesse et voilà que la fronce de la pensée s’épanouit en une fleur superbe et majestueuse.

Comment le penseur ne s’impatienterait-il pas devant la gare de triage que le langage met à sa disposition ? Ce n’est pas là qu’il aspire à se rendre et nul chemin balisé ne saurait satisfaire son besoin d’inconnu. Il veut simplement exister au-delà de l’horizon qui borne sa course. Il y parvient en enjambant l’idée de chemin et en se laissant glisser dans l’inachevé.

La pensée a la langue coupée par le désir de ne pas mentir.

La pensée est cruelle car elle coupe tous les liens qui la rattachent à la terre. Son corps saigne et elle est sur le point de perdre connaissance. Mais cette perte de connaissance est aussi le commencement de la révélation de l’indigence du langage qui, livré à ses propres forces, demeure incapable de se porter secours.

La force de la pensée est d’exiger l’impossible, sa faiblesse est de devoir lutter avec le seul possible.

Le dessein inavoué de la pensée est de déplacer la lourde pierre du langage qui obstrue la visibilité du monde.

La pensée ne se fie qu’à la beauté des précipices qui l’environnent.

Les ambitions de la pensée sont démesurées mais n’est-ce pas nécessaire dans un monde en crise que le moindre effort intellectuel rebute et indispose ? N’est-il pas juste d’exiger de soi ce que son époque n’est plus à même de supporter afin que, des temps meilleurs succédant à la triste torpeur du moment, les hommes puissent venir se réchauffer autour du feu qui n’a pas cessé de brûler quand tout était noir ?

Il n’est pas de plus grande joie pour la pensée que de sentir tout ce qu’elle doit à son dénuement.

L’homme ne sait plus faire société avec lui-même, il a perdu l’habitude d’un long et continuel commerce avec son possible, c’est pourquoi il ne supporte pas l’idée de devoir chercher en lui la justification de son existence. Tout plutôt que de se retrouver seul devant l’image fuyante de sa destinée.

Chaque pensée doit présenter au monde la face lisse d’un galet impénétrable.

Soudain le penseur se lève, renverse les meubles qui l’entravent et arpente sa chambre de long en large. C’est ainsi qu’il se met en marche vers l’invisible et rejoint derrière les murs qui l’environnent le point de clarté suprême qui le justifie.

Les meilleures pensées sont celles qui naissent sans nous, comme infiniment éloignées de notre désir de leur donner corps et de les soumettre à la loi du langage.

La pensée est une activité nécessaire à celui qui ne se satisfait pas de boiter dans la vie.

On répugne à penser parce qu’on ignore que le malheur des hommes recule devant la grandeur inimaginable de ce qui advient d’instant en instant dans le secret du cœur.

La pensée vit très modestement, elle se chauffe à la petite flamme qui brûle en elle et y puise les aliments indispensables à son entretien. Voilà bien toute sa fortune.

La pensée rend heureux par le contact renouvelé avec ce qui en elle demeure impensé et qui ne laisse pas de cheminer en toute pensée.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article